Traité politique, X, §08
Dans un État qui vise uniquement à conduire les hommes par la crainte, c’est plutôt l’absence de vice que la vertu qui règne. Mais il faut mener les hommes de telle façon qu’ils ne croient pas être menés, mais vivre selon leur libre décret et conformément à leur complexion propre ; il faut donc les tenir par le seul amour de la liberté, le désir d’accroître leur fortune et l’espoir de s’élever aux honneurs. Les statues d’ailleurs, les cortèges triomphaux et les autres excitants à la vertu, sont des marques de servitude plutôt que des marques de liberté. C’est aux esclaves, non aux hommes libres qu’on donne des récompenses pour leur bonne conduite. Je reconnais que les hommes sont très sensibles à ces stimulants, mais si, à l’origine, on décerne les récompenses honorifiques aux grands hommes, plus tard, l’envie croissant, c’est aux paresseux et à ceux que gonfle l’orgueil de leur richesse, à la grande indignation de tous les bons citoyens. En outre ceux qui étalent les statues et les triomphes de leurs parents, croient qu’on leur fait injure si on ne les met au-dessus des autres. Enfin, pour me taire du reste, il est évident que l’égalité, dont la perte entraîne nécessairement la ruine de la liberté commune, ne peut être maintenue sitôt que des honneurs extraordinaires sont décernés par une loi de l’État à un homme qui se distingue par son mérite.
Traduction Saisset :
En effet, un gouvernement qui n’a d’autre vue que de mener les hommes par la crainte réprimera bien plus leurs vices qu’il n’excitera leurs vertus. Il faut gouverner les hommes de telle sorte qu’ils ne se sentent pas menés, mais qu’ils se croient libres de vivre à leur gré et d’après leur propre volonté, et qu’ils n’aient alors d’autres règles de conduite que l’amour de la liberté, le désir d’augmenter leur fortune et d’arriver aux honneurs.
Quant aux images, aux triomphes, et aux autres encouragements à la vertu, ce sont les signes de l’esclavage plutôt que de la liberté. Car c’est chez les esclaves et non chez les hommes libres que l’on récompense la vertu. Je conviens que ce sont là pour les hommes des aiguillons très-puissants. Mais si, dans le principe, on décerne ces récompenses aux grands hommes, plus tard, lorsque l’envie s’est fait jour, on les donne à des hommes lâches et enflés de la grandeur de leur fortune, à la grande indignation des gens de bien. Ensuite ceux qui peuvent mettre en avant les images et les triomphes de leurs pères croient qu’on leur fait injure quand on ne les préfère pas aux autres. Enfin, pour me taire sur le reste, il est certain que l’égalité, sans laquelle la liberté commune tombe en ruine, ne peut subsister en aucune façon, dès que le droit public de l’État veut que l’on attribue des honneurs extraordinaires à un homme illustre par sa vertu.
Nam imperium, quod nihil aliud prospicit, quam ut homines metu ducantur, magis sine vitiis erit, quam cum virtute. Sed homines ita ducendi sunt, ut non duci, sed ex suo ingenio et libero suo decreto vivere sibi videantur ; atque adeo ut solo libertatis amore et rei augendae studio, speque imperii honores adipiscendi retineantur. Ceterum imagines, triumphi et alia virtutis incitamenta magis servitutis, quam libertatis sunt signa. Servis enim, non liberis virtutis praemia decernuntur. Fateor quidem homi nes his stimulis maxime incitari ; sed ut haec in initio viris magnis, ita postea crescente invidia ignavis et opum magnitudine tumidis decernuntur, magna omnium bonorum indignatione. Deinde qui parentum triumphos et imagines ostentant, iniuriam sibi fieri credunt, ni reliquis praeferantur. Denique, ut alia taceam, hoc certum est, quod aequalitas, qua semel exuta communis libertas necessario perit, conservari nullo modo possit, simulatque alicui viro virtute claro singulares honores iure publico decernuntur.