Lettre 63 - Schuller à Spinoza (25 juillet 1675)



Au très savant
Et pénétrant philosophe B. de Spinoza,
G. H. Schuller.

Monsieur,

Je rougirais du long silence que j’ai gardé jusqu’à ce jour et pourrais m’accuser de répondre par l’ingratitude à la bienveillance imméritée dont vous m’avez favorisé, si je ne pensais pas que votre généreuse humanité vous incline à excuser plutôt qu’à vous faire accusateur, et si je ne savais que cette même humanité vous engage, pour le bien commun de vos amis, dans des méditations si profondes qu’on serait coupable et condamnable de les troubler sans une cause suffisante. C’est la raison de mon silence ; il me suffisait de savoir entre temps par des amis que votre santé se maintenait bonne. Mais je veux en vous écrivant cette lettre vous donner à savoir que notre très noble ami M. de Tschirnhaus, qui lui aussi en Angleterre se porte bien, m’a chargé trois fois (dans les lettres qu’il m’a envoyées) de vous présenter ses respectueuses salutations et de vous dire qu’il est à votre service et qu’à plusieurs reprises il m’a prié de vous demander la solution de certaines difficultés et en même temps de répondre à la question suivante : vous plairait-il d’établir par une démonstration convaincante mais qui ne fût pas un raisonnement par l’absurde, que nous ne pouvons connaître d’autres attributs de Dieu que la Pensée et l’Étendue, et suit-il de là que des créatures composées d’autres attributs ne puissent en revanche concevoir l’étendue, d’où l’on semblerait devoir conclure qu’il existe autant de mondes que d’attributs de Dieu ? Par exemple à l’existence de notre monde de l’étendue devrait correspondre celle de mondes qui, formés d’autres attributs, auraient précisément autant d’ampleur qu’en a le nôtre, et tout de même qu’en plus de l’étendue nous ne percevons rien si ce n’est la pensée, les créatures de ces autres mondes ne devraient rien percevoir si ce n’est l’attribut dont leur monde est formé et la pensée.

En second lieu puisque l’entendement de Dieu diffère du nôtre tant par l’essence que par l’existence, il n’aura donc rien de commun avec notre entendement et en conséquence (par la proposition 3 du livre I) ne peut être cause du nôtre.

Troisièmement, vous dites dans le scolie de la proposition 10 que s’il y a quelque chose de clair dans la nature, c’est que tout être doit être conçu sous quelque attribut (cela je le perçois très bien) et que, plus il a de réalité ou d’être, plus nombreux sont les attributs lui appartenant. Il semblerait qu’on dût conclure de là qu’il y a des êtres ayant trois, quatre attributs ou davantage, alors qu’il ressort de vos démonstrations que tout être se compose de deux attributs seulement, à savoir un certain attribut de Dieu et l’idée de cet attribut.

Quatrièmement, je voudrais avoir des exemples de ces choses qui sont produites immédiatement par Dieu, et de celles qui le sont par une modification infinie. Du premier genre me semblent être la pensée et l’étendue, des deuxièmes l’entendement dans la pensée et le mouvement dans l’étendue, etc. [1]

Tels sont les points sur lesquels notre ami Tschirnhaus désire obtenir quelques éclaircissements de votre haute science si toutefois vous avez le loisir de les donner. Il ajoute que MM. Boyle et Oldenburg ont pour vous la plus grande considération et que lui-même non seulement [ne] cherche [pas] à la diminuer mais à donner des raisons de l’accroître. Ce n’est pas seulement de votre personne qu’en conséquence ils ont l’opinion la plus favorable, ils font aussi le plus grand cas de votre Traité théologico-politique. Je n’ai pas osé vous en parler par égard pour la règle de vie que vous avez adoptée, mais désire que vous soyez très assuré de l’entier dévouement de votre serviteur

G. H. SCHULLER.
Amsterdam, le 25 juillet 1675.

D., de Gand, vous présente ses respects ainsi que J. Rieu.


[1En marge ici : la figure de la nature entière qui, bien qu’elle varie d’une infinité de manières, demeure toujours la même. Voir scolie de la proposition 13, partie II (La référence est erronée. On trouve le passage visé ici : EII - Proposition 13 - (Lemme 7 - scolie).