Lettre 70 - Schuller à Spinoza (14 novembre 1675)
Au très éminent et très pénétrant philosophe
B. de Spinoza,
G. M. Schuller Dr. Med.
Monsieur et très savant Maître,
Je veux croire que ma dernière lettre vous est dûment parvenue avec le procédé de l’anonyme et que votre santé est aussi bonne que l’est la mienne. Pendant trois mois je n’ai rien reçu de notre ami Tschirnhaus et ce manque de nouvelles m’avait fait craindre qu’allant d’Angleterre en France, il ne lui fût arrivé malheur. Mais je viens d’avoir la joie de recevoir de lui une lettre et, selon son désir, je dois vous en communiquer le contenu en même temps que je vous transmets, avec ses salutations les meilleures, la nouvelle qu’il est arrivé à bon port à Paris, qu’il s’y est rencontré avec M. Huygens, comme nous l’y avions engagé, et s’est en tout si bien recommandé à lui qu’il a tout à fait acquis son estime. Notre ami a dit à M. Huygens que vous lui aviez recommandé de rechercher son entretien et quel grand cas vous faisiez de sa personne, ce qui a été fort agréable à M. Huygens et l’a conduit à répondre que, de son côté, il avait pour vous beaucoup d’estime et avait récemment reçu de vous le Traité théologico-politique très apprécié de beaucoup de gens en France. M. Huygens a demandé avec intérêt si d’autres ouvrages du même auteur n’avaient pas été publiés, à quoi Tschirnhaus a répondu qu’il ne connaissait que l’exposition des Principes de la philosophie de Descartes (1re et 2e parties). Il n’a rien rapporté de plus à votre sujet et espère que cela aussi ne vous sera pas désagréable. Tout dernièrement Huygens a fait appeler Tschirnhaus et lui a dit que M. Colbert cherchait quelqu’un qui pût instruire son fils dans les mathématiques, et que, si une situation de cette sorte convenait à notre ami, il la lui ferait obtenir. A cette offre Tschirnhaus a répondu en demandant d’abord un délai, puis en se déclarant prêt à accepter. Huygens lui a rapporté en retour que M. Colbert l’agréait d’autant plus volontiers qu’ignorant le français il aurait à parler latin à son élève.
Quant à l’objection faite en dernier lieu, Tschirnhaus répond que le peu de mots qu’à votre instigation je lui avais écrits, lui ont fait comprendre beaucoup mieux ce que vous vouliez dire, et qu’il avait déjà de son côté formé les mêmes pensées (à savoir que l’explication peut être admise particulièrement pour ces deux modes). Mais deux raisons l’avaient engagé à suivre la pensée contenue dans son objection : en premier lieu la proposition 5 et la proposition 7 du livre II lui semblent se contredire, car dans la prop. 5 il est affirmé que les objets auxquels les idées se rapportent sont par rapport aux idées elles-mêmes des causes efficientes et cette relation de causalité paraît être écartée dans la démonstration du lemme [1] par une référence à l’axiome 4 de la partie I. A moins (ce que je croirais plus volontiers) que je ne fasse de cet axiome une application contraire à l’intention de l’auteur, et cela, je serais très heureux que l’auteur luimême voulût bien me le montrer, si ses affaires le lui permettent. Le deuxième motif qui m’a empêché d’accepter l’explication proposée, c’est que, entendu comme il l’est par l’auteur, l’attribut de la pensée a une extension bien plus grande que les autres attributs. Or puisque chacun des attributs fait partie de l’essence de Dieu comment l’admettre sans contradiction ? Je dois ajouter au moins qu’à juger des autres esprits par le mien, les prop. 7 et 8 du livre II seront très difficilement comprises, et cela pour cette raison que l’auteur juge bon (ces propositions lui ayant paru, je n’en doute pas, très simples) de résumer en si peu de mots et sans explications les démonstrations qu’il y a jointes.
Tschirnhaus rapporte aussi qu’il a trouvé à Paris un homme remarquablement instruit, versé dans diverses sciences et libre des préjugés ordinaires de la théologie. C’est Leibniz qu’il s’appelle et Tschirnhaus s’est lié avec lui intimement, la raison d’être de cette amitié étant qu’ils travaillent ensemble au perfectionnement de leur entendement et pensent que rien ne peut être meilleur et plus utile. Leibniz est, paraît-il, particulièrement exercé à l’étude des questions morales et il en parle sans subir la pression d’aucun sentiment, sous la seule dictée de la raison. Il a aussi beaucoup de connaissances en physique et a fort étudié cette partie de la métaphysique où il est traité de Dieu et de l’âme. Enfin conclut Tschirnhaus, ce Leibniz mérite au plus haut point que vos écrits lui soient, avec votre permission, communiqués et cette communication paraît à notre ami devoir être avantageuse pour vous, ainsi qu’il promet de le montrer amplement, si vous l’avez pour agréable. Dans le cas contraire n’ayez aucune inquiétude, il tiendra sa promesse de garder entièrement par-devers lui vos écrits et il n’en a pas jusqu’ici fait la moindre mention. Ce même Leibniz fait grand cas du Traité théologico-politique et vous a écrit à son sujet une lettre si vous vous le rappelez. Je vous demanderai donc de vouloir bien, à moins d’un motif contraire et impérieux, autoriser cette communication et aussi de me faire connaître au plus tôt votre décision afin que je puisse, ayant reçu votre réponse, écrire à notre ami Tschirnhaus. Je le ferai volontiers mardi soir à moins que des empêchements graves ne vous obligent à différer votre réponse.
M. Bresser, de retour de Clèves, a envoyé une grande quantité de bière de son pays ; je l’ai engagé à vous en adresser une demi-tonne, ce qu’il m’a promis de faire en me chargeant de ses salutations les plus amicales pour vous. Je vous prie enfin d’excuser la rudesse du style et la précipitation de l’écriture, et aussi de me considérer comme étant tout à vos ordres et désireux d’une occasion de vous prouver que je suis, Monsieur, votre serviteur tout dévoué.
G. H. SCHULLER.
Amsterdam, le 14 novembre 1675.