Lettre 72 - Spinoza à Schuller (18 novembre 1675)
Au très savant G. H. Schuller,
B. de Spinoza.
Ami très honoré,
Il m’a été fort agréable d’apprendre par votre lettre, reçue aujourd’hui, que vous étiez en bonne santé et que notre ami Tschirnhaus avait effectué heureusement son voyage en France. Il a eu dans ses conversations avec M. Huygens à mon sujet une conduite prudente, à mon jugement, et je suis très heureux qu’il ait trouvé une si bonne occasion d’atteindre le but qu’il se proposait. Quant à la contradiction qu’il trouve entre l’axiome 4 de la partie 1 et la prop. 5 de la partie II, je ne l’aperçois pas. Dans la proposition en effet, il est affirmé que l’idée de toute essence a pour cause Dieu en tant qu’il est considéré comme chose pensante, dans l’axiome, que la connaissance ou l’idée de l’effet dépend de la connaissance ou de l’idée de la cause. Mais, à dire vrai, je ne comprends pas très bien ce que vous voulez dire et je pense qu’il y a une inadvertance de plume soit dans votre lettre, soit dans l’exemplaire que possède Tschirnhaus. Vous écrivez en effet que d’après la prop. 5 les objets auxquels se rapportent les idées sont cause efficiente des idées elles-mêmes, alors que cela précisément est nié dans cette proposition. C’est de là, je pense, que vient toute la confusion, et je pense inutile en conséquence d’en écrire plus longuement pour le moment. J’attendrai que vous m’ayez expliqué plus clairement la pensée de Tschirnhaus, et il me faut savoir aussi s’il a un exemplaire correct.
Je crois connaître par correspondance ce Leibniz [1] dont il vous parle dans sa lettre, mais j’ignore quel motif il a eu d’aller en France étant conseiller à Francfort. Autant que je puis le conjecturer par ses lettres, il m’a paru être un homme d’esprit libéral et versé dans toutes les sciences. Je croirais inconsidéré cependant de lui communiquer si vite mes écrits. Je voudrais savoir d’abord ce qu’il fait en France et connaître le jugement que portera sur lui notre ami Tschirnhaus, quand il l’aura fréquenté plus longtemps et aura de son caractère une connaissance plus intime. Je vous prie d’ailleurs de saluer en mon nom notre ami, et je me mets entièrement à sa disposition pour tout service qu’il aurait à me demander.
Je vous félicite de l’arrivée ou du retour de M. Bresser notre ami très honoré, je le remercie de la bière promise et lui en témoignerai ma gratitude par tout moyen en mon pouvoir. Je n’ai pas tenté de mettre à l’épreuve le procédé de votre parent et ne crois pas que le désir m’en vienne. Plus en effet j’y pense, plus je me persuade que vous n’avez pas fabriqué de l’or, mais avez mis à part un peu d’or qui s’était d’une façon dissimulée mêlé à l’antimoine. Je reviendrai sur ce point pour vous en parler plus longuement, je suis en ce moment court de temps. Si en attendant je puis vous être de quelque service, vous trouverez toujours en moi un ami et tout dévoué
B. DE SPINOZA.
La Haye, le 18 novembre 1675.
[1] Voyez la correspondance qui nous reste : Correspondance avec Leibniz (Automne 1671) (note jld).