Proposition 7 - Scolie



Pour démontrer cette proposition Descartes admet ces deux Axiomes : 1° Ce qui peut faire le plus ou le plus difficile peut aussi faire le moins ; 2° c’est une chose plus grande de créer ou (par l’Axiome 10) de conserver une substance que de créer ou conserver ses attributs ou propriétés.

Je ne sais pas ce qu’il veut dire par là. Qu’appelle-t-il facile et difficile en effet ? Nulle chose n’est dite facile ou difficile absolument [1] mais seulement eu égard à sa cause. De sorte qu’une seule et même chose, dans le même temps, eu égard à des causes différentes, peut être dite facile et difficile. Que si Descartes appelle difficile ce qui peut être fait avec un grand travail, facile ce qui peut être fait avec un petit travail, par la même cause : une force par exemple qui soulève un poids de 50 livres pourrait en soulever un de 25 deux fois plus facilement, alors l’axiome ne sera certainement pas vrai absolument, et il ne pourra pas démontrer par là ce qu’il se propose. Quand il dit en effet : si j’avais la puissance de me conserver moi-même, j’aurais aussi le pouvoir de me donner toutes les perfections qui me manquent (parce qu’en effet elles ne requièrent pas une puissance aussi grande), je lui accorderai que les forces, que je dépense pour ma conservation, pourraient faire plusieurs autres choses plus facilement, si je n’avais pas besoin d’elles pour me conserver ; mais aussi longtemps que j’en use pour ma conservation, je nie que je puisse les dépenser pour faire d’autres choses, même plus faciles, comme on peut le voir clairement dans notre exemple. Et il ne lève pas la difficulté en disant qu’étant chose pensante je devrais nécessairement savoir si je dépense toutes mes forces pour ma conservation et si c’est pour cette cause que je ne me donne pas les autres perfections. En effet (outre que l’on ne discute pas ce point, mais le point de savoir si de l’axiome suit nécessairement la proposition à démontrer) si je le savais, je serais plus grand et peut-être demanderais-je, pour me conserver dans cette perfection plus grande, des forces plus grandes que celles que j’ai. De plus, je ne sais pas si c’est un travail plus grand de créer une substance que de créer (ou conserver) des attributs ; c’est-à-dire pour parler un langage plus clair et plus philosophique, je ne sais pas si une substance n’a pas besoin de toute la vertu et essence, par laquelle elle ce conserve peut-être, pour conserver ses attributs. Mais laissons cela et examinons plus avant ce que veut ici l’illustre Auteur ; c’est-à-dire ce qu’il entend par facile et difficile. Je ne crois pas et ne puis me persuader en aucune façon qu’il entende par difficile ce qui est impossible (et qu’ainsi l’on ne peut du tout concevoir en quelle manière il arriverait) et par facile ce qui n’implique aucune contradiction (et qu’ainsi l’on conçoit aisément en quelle manière il arrive) ; et cela malgré un passage de la troisième Méditation où il semble au premier coup d’œil vouloir le dire : Et je ne dois pas croire que les choses qui me manquent sont peut-être plus difficiles à acquérir que celles qui sont déjà en moi. Car au contraire il est très certain qu’il a été beaucoup plus difficile que moi, c’est-à-dire une chose ou une substance qui pense, soit sorti du néant qu’il ne serait, etc. Cela en effet ne s’accorderait pas avec les paroles de l’Auteur et serait peu digne de son génie ; car, sans insister sur le premier point, entre le possible et l’impossible, c’est-à-dire entre le concevable et le non-concevable, il n’existe aucune proportion ; tout comme entre le néant et quelque chose ; et un pouvoir ne peut pas plus s’appliquer à des choses impossibles que la création et la génération à des choses qui ne sont pas ; on ne peut donc établir aucune comparaison entre le possible et l’impossible. Ajoutez que, pour pouvoir comparer des choses entre elles et en connaître le rapport, il faut avoir d’elles toutes un concept clair et distinct. Je nie donc qu’on puisse raisonner ainsi : qui peut faire l’impossible peut faire aussi ce qui est possible. Je le demande en effet, quelle sorte de raisonnement serait-ce là : si quelqu’un peut faire un cercle carré, il pourra aussi faire un cercle où toutes les lignes menées du centre à la circonférence soient égales ; ou encore : si quelqu’un peut faire subir au néant un certain traitement et s’en servir comme d’une matière pour produire quelque chose, il aura aussi le pouvoir de faire quelque chose de quelque chose ? Comme je l’ai dit en effet, entre l’impossible et le possible, dans ces cas et d’autres semblables, il n’y a ni convenance ni analogie, ni comparaison, ni rapport d’aucune sorte. Et chacun peut le voir pour peu qu’il y prenne garde. Je pense donc que cette façon d’entendre les choses est tout à fait étrangère à l’esprit de Descartes. Si maintenant je considère attentivement le second des Axiomes cités tout à l’heure, il semble que par plus grand et plus difficile Descartes veuille dire ce qui est plus parfait, par plus petit et plus facile ce qui est plus imparfait. Et cela encore est fort obscur. La difficulté est la même que plus haut ; car je nie, comme je l’ai fait-ci-dessus, que celui qui peut faire une chose plus grande puisse du même coup et par la même activité, comme il faut le supposer pour établir la Proposition à démontrer, faire ce qui est plus petit. En outre, quand il dit que c’est une chose plus grande de créer (ou conserver) une substance que des attributs, assurément il ne peut entendre par attributs ce qui est contenu formellement dans la substance et ne s’en distingue que par une distinction de raison. Car alors c’est la même chose de créer une substance et de créer ses attributs. Pour la même raison il ne peut pas non plus entendre les propriétés de la substance qui suivent nécessairement de son essence et de sa définition. Encore bien moins peut-il entendre, ce que cependant il semble vouloir, les propriétés et les attributs d’une autre substance ; par exemple, si je dis que j’ai le pouvoir de me conserver, moi substance pensante finie, je ne puis pas dire pour cela que j’aie le pouvoir de me donner les perfections de la substance infinie, laquelle par toute son essence diffère de la mienne. Car la force ou l’essence par laquelle je me conserve [2] dans mon être diffère entièrement de la force ou de l’essence par laquelle se conserve une substance absolument infinie, entre laquelle et ses forcés et propriétés n’existe qu’une distinction de raison. Et, par suite (encore que je supposerais que je me conserve moi-même), si je voulais concevoir que je puis me donner les perfections de la substance absolument infinie, cela reviendrait exactement à supposer que je pourrais anéantir toute mon essence et créer à nouveau une substance infinie. Ce qui serait certes beaucoup plus grand que de me supposer capable de me conserver en tant que substance finie. Puis donc que par attributs ou propriétés il ne peut entendre rien de tout cela, il reste seulement que ce soient les qualités que contient la substance elle-même éminemment (comme telle et telle pensée dans l’esprit que j’aperçois clairement qui me manquent) non du tout celle que contient éminemment une autre substance (comme tel et tel mouvement dans l’étendue ; car des perfections de telle sorte n’en sont pas pour moi en tant que je suis substance pensante et, par conséquent, ne me manquent pas). Mais alors on ne peut du tout conclure de cet axiome ce que Descartes veut démontrer : à savoir que, si je me conserve j’ai aussi le pouvoir de me donner toutes les perfections que je trouve clairement appartenir à l’être souverainement parfait ; ainsi qu’il est suffisamment établi par ce que nous avons dit. Pour ne pas laisser toutefois une chose sans démonstration et éviter toute confusion, nous avons cru devoir démontrer au préalable les Lemmes suivants et fonder sur eux la démonstration de la Proposition 7.


[1Pour ne pas chercher d’autres exemples, qu’on prenne celui de l’araignée qui tisse facilement une toile que des hommes ne pourraient tisser sans de très grandes difficultés ; par contre les hommes font très facilement un très grand nombre de choses qui sont peut-être impossibles aux anges.

[2Notez que la force par quoi une substance se conserve n’est rien en dehors de l’essence et n’en diffère que nominalement ; ce qui trouvera sa place surtout dans l’Appendice, là où nous parlerons de la puissance de Dieu.