TTP - Chap. XIV - §§1-3 : La règle unique de toute la foi universelle.
[1] Que pour avoir de la Foi une connaissance vraie il soit nécessaire, en premier lieu, de savoir que l’Écriture est adaptée non seulement à la compréhension des Prophètes, mais aussi à celle du bas peuple juif, divers et inconstant, nul ne peut l’ignorer, qui considère les choses même légèrement. Car si l’on accepte indistinctement tout le contenu de l’Écriture comme une doctrine universelle et absolue sur Dieu, si l’on n’a pas pris soin de distinguer avec exactitude ce qui est adapté à la compréhension du vulgaire, il sera impossible de ne pas confondre avec la doctrine divine les opinions du vulgaire, de ne pas donner pour enseignement divin ce qui est inventions de l’homme et décisions lui agréant, et de ne pas abuser de l’autorité de l’Écriture. Comment dis-je, ne pas voir que c’est là surtout ce qui fait que tant d’opinions, et de si contraires, sont enseignées comme articles de foi par les fondateurs de sectes et appuyées de nombreux exemples pris dans l’Écriture ; d’où ce proverbe depuis longtemps en usage en Hollande : geen hetter zonder letter (pas d’hérétique sans lettres) ? Les livres sacrés en effet n’ont pas été écrits par un seul auteur ni pour le vulgaire d’un seul siècle ; ils sont l’œuvre d’un très grand nombre d’hommes de complexion différente et qui ont vécu dans des temps différents ; si l’on voulait compter les siècles qui les séparent, on trouverait deux mille ans et peut-être bien davantage. Quant à ces fondateurs de sectes, nous ne voulons pas les accuser d’impiété pour cette seule raison qu’ils ont adapté à leurs opinions les paroles de l’Écriture ; de même en effet qu’elle fut adaptée jadis à la compréhension du vulgaire, de même il est loisible à chacun de l’adapter aussi à ses opinions propres, s’il y voit un moyen d’obéir à Dieu, en ce qui touche la justice et la charité, d’une âme plus pleinement consentante. Nous les accusons parce qu’ils ne veulent pas reconnaître aux autres la même liberté, persécutent comme ennemis de Dieu tous ceux qui ne pensent pas comme eux, vécussent-ils le plus honnêtement du monde et dans la pratique de la vertu véritable, chérissent au contraire comme des élus de Dieu ceux qui les suivent docilement, alors même qu’ils sont le plus dépourvus de force morale ; et l’on ne peut concevoir attitude plus criminelle et plus funeste à l’État.
[2] Afin d’établir donc jusqu’où s’étend pour chacun, à l’égard de la Foi, la liberté de penser à son gré, et quels hommes nous sommes ténus de regarder comme des fidèles en dépit de la diversité de leurs manières de voir, nous avons à déterminer les caractères fondamentaux de la Foi. Ce sera l’objet de ce chapitre en même temps que la séparation de la Foi et de la Philosophie qui est le but principal auquel tend tout l’ouvrage.
[3] Pour mettre dans notre exposition l’ordre convenable, rappelons l’objet essentiel de toute l’Écriture, ainsi aurons-nous une règle vraie pour définir la Foi. Dans le chapitre précédent, nous disions que l’objet de l’Écriture est seulement d’enseigner l’obéissance. Personne ne peut aller à l’encontre. Qui ne voit en effet que l’un et l’autre Testaments ne sont autre chose qu’une leçon d’obéissance ? que le but auquel ils tendent est de faire que les hommes se soumettent de bon cœur ? Pour ne pas revenir sur les preuves données dans le chapitre précédent, Moïse en effet n’a pas tâché à convaincre les Israélites par la Raison, mais à les lier par un pacte, des serments et des bienfaits ; puis il a signifié au peuple qu’il eût à obéir aux lois sous peine de châtiment et l’y a exhorté par des récompenses, tous moyens ineptes s’il s’agissait de sciences, efficaces pour l’obéissance seule. L’Évangile n’enseigne rien que la Foi simple : croire en Dieu et le révérer, ou, ce qui revient au même, obéir à Dieu. Nul besoin, pour que ce point soit le plus manifeste du monde, d’accumuler les textes de l’Écriture qui recommandent l’obéissance et qui se trouvent en si grand nombre dans l’un et l’autre Testaments. En second lieu l’Écriture elle-même enseigne aussi avec la plus grande clarté ce que chacun est tenu d’accomplir pour obéir à Dieu ; elle enseigne, dis-je, que toute la loi consiste en ce seul commandement : aimer son prochain. Nul ne peut donc nier que celui-là est vraiment obéissant et bienheureux selon la loi, qui aime son prochain comme lui-même parce que Dieu l’a commandé, que celui-là au contraire est rebelle et insoumis qui a son prochain en haine ou le laisse à l’abandon. Tout le monde enfin reconnaît que l’Écriture n’a pas été écrite et répandue pour les habiles seuls mais pour tout le genre humain, sans distinction d’âge ni de sexe ; et de cela seul il suit très évidemment que l’Écriture ne nous oblige à croire autre chose que ce qui est absolument nécessaire pour accomplir ce commandement. Ce commandement est donc la règle unique de toute la foi vraiment universelle, et par ce seul commandement doivent être déterminés tous les dogmes de la foi, tous ceux, veux-je dire, auxquels chacun est tenu d’adhérer.
[4] Qu’on en juge maintenant : puisque cela est très manifeste et que tout ce qui concerne la foi peut se déduire de ce seul fondement, en n’usant que de la Raison seule, comment a-t-il pu se faire que tant de dissensions soient nées dans l’Église ? Ont-elles pu avoir d’autres causes que celles que nous avons dites au chapitre VII ? Ce sont donc ces dissensions mêmes qui m’obligent à montrer ici la façon de procéder et la méthode à suivre dans la détermination des dogmes de la Foi par ce principe que nous avons trouvé. Si je néglige de le montrer et de poser à ce sujet des règles certaines, on pourra croire justement que ce que j’ai fait jusqu’ici est peu de choses, puisque chacun restera libre d’introduire dans la foi ce qu’il voudra sous le prétexte qu’il s’agit d’un moyen indispensable à l’obéissance ; cela surtout quand se posera la question des attributs de Dieu.