TTP - Chap. XIX - §2-9 : La Religion n’acquiert force de droit que par le décret des gouvernants.



[2] Pour le moment je veux montrer que la Religion n’acquiert force de droit que par le décret de ceux qui ont le droit de régir l’État ; que le règne singulier de Dieu sur les hommes ne s’établit que par ceux qui détiennent le pouvoir politique, et qu’en outre l’exercice du culte religieux et les formes extérieures de la piété doivent se régler sur la paix et l’utilité de l’État, d’où suit qu’ils doivent être réglés par le souverain seul et que le souverain doit en être l’interprète.

[3] Je parle expressément des formes extérieures de la piété et du culte extérieur, non de la piété elle-même et du culte intérieur de Dieu, c’est-à-dire des moyens par lesquels l’âme se dispose intérieurement à honorer Dieu avec un abandon total ; ce culte intérieur de Dieu en effet et la piété elle-même relèvent du droit de l’individu (comme nous l’avons montré à la fin du chapitre VII) qui ne peut pas être transféré à un autre. J’ajoute que je crois avoir suffisamment marqué au chapitre XIV ce que j’entends ici par Règne de Dieu ; car nous y avons montré qu’accomplir la loi de Dieu, c’est pratiquer la justice et la charité suivant le commandement de Dieu, d’où suit que le Règne de Dieu est établi où la justice et la charité ont force de droit et de commandement. Et que Dieu enseigne et commande le vrai culte de la justice et de la charité par la Lumière Naturelle ou par la Révélation, cela ne fait à mes yeux aucune différence ; peu importe comment ce culte est révélé, pourvu qu’il ait le caractère de droit souverain et soit la loi suprême des hommes.

Si donc je montre maintenant que la justice et la charité ne peuvent acquérir force de droit et de commandement qu’en vertu du droit de régir l’État, on en conclura facilement (puisque le droit de régir l’État n’appartient qu’au souverain) que la Religion n’acquiert force de droit que par le décret de ceux qui ont le droit de commander, et qu’ainsi le règne singulier de Dieu sur les hommes ne s’établit que par les détenteurs du pouvoir politique.

[4] Mais il est manifeste par les chapitres précédents que le culte de la justice et de la charité n’acquiert force de loi que du droit de celui qui commande ; nous avons montré en effet, au chapitre XVI, que, dans l’état naturel, la Raison n’a pas plus de droit que l’Appétit, et que ceux qui vivent suivant les lois de l’Appétit, tout comme ceux qui vivent suivant les lois de la Raison, ont droit à tout ce qui est en leur puissance. Pour cette cause, nous n’avons pu concevoir le péché dans l’état de nature, ni Dieu comme un juge punissant les hommes pour leurs péchés ; nous avons cru que dans cet état tout se passe conformément aux lois communes de la Nature entière, que (dirai-je avec Salomon) la chance y est la même pour le juste et pour l’impie, pour le pur et pour l’impur, etc., et qu’il n’y a pas lieu de parler de justice et de charité.

Pour que les enseignements de la Raison vraie, c’est-à-dire (comme nous l’avons montré au chapitre IV au sujet de la loi divine) les enseignements de Dieu eussent absolument force de loi, il a été nécessaire que l’individu renonçât à son droit naturel, et que tous les individus transférassent le leur à tous, ou à quelques-uns ou à un seul ; alors seulement nous a été connu ce que sont la justice, l’injustice, l’équité, l’iniquité.

[5] La justice donc et en général tous les enseignements de la Raison vraie, par suite, aussi la charité envers le prochain, n’acquièrent force de droit et de commandement qu’en vertu du seul droit de régir l’État c’est-à-dire (par ce que nous avons montré dans ce même chapitre) du seul décret de ceux qui ont le droit de commander. Et comme (ainsi que je l’ai déjà montré) le règne de Dieu consiste dans l’obligation légale de la justice et de la charité, c’est-à-dire de la vraie Religion, il suit, comme nous le voulions, que Dieu ne règne sur les hommes que par ceux qui ont le pouvoir de régir l’État.

C’est tout un, je le répète, que nous concevions la Religion comme révélée par la lumière naturelle ou par la prophétique ; la démonstration est universelle puisque la Religion est la même et également révélée par Dieu, qu’on la suppose connue des hommes d’une manière ou de l’autre.

[6] Ainsi fut-il nécessaire, pour que la Religion révélée prophétiquement eût force de Droit chez les Hébreux, que chacun d’eux abandonnât d’abord son droit naturel et que tous décidassent d’un commun consentement d’obéir seulement aux ordres qui leur seraient, suivant le mode prophétique, révélés par Dieu, tout comme nous avons montré que dans le gouvernement démocratique, tous décident, d’un commun consentement, de vivre selon l’injonction de la Raison.

Bien que les Hébreux d’ailleurs aient transféré leur droit à Dieu, ils n’ont pu le faire que par la pensée plutôt que d’une manière effective ; car en réalité ils gardèrent (comme nous l’avons vu ci-dessus) un droit absolu de commander jusqu’à ce qu’ils l’eussent transféré à Moïse qui, par la suite aussi, demeura roi au sens absolu du mot ; et c’est par lui que Dieu régna sur les Hébreux. J’ajoute que, pour la même cause (parce que la religion n’acquiert force de loi qu’en vertu du seul droit de celui qui régit l’État), Moïse ne put en aucune façon punir du supplice ceux qui, avant le pacte, alors que par conséquent ils s’appartenaient encore juridiquement, violèrent le Sabbat (voir Exode, chap. XVI, v. 27) ; il le put après le pacte (voir Nombres, chap. XV, v. 36) parce qu’alors chacun avait renoncé à son droit naturel et que le Sabbat avait acquis force de loi, du droit de celui qui commandait.

Enfin, toujours pour la même cause, après la destruction de l’État des Hébreux, la Religion révélée cessa d’avoir force de Droit ; dès que les Hébreux eurent transféré leur droit au roi de Babylone, le Règne de Dieu et le Droit divin, nous n’en pouvons douter, cessèrent d’être. Par cela même en effet le pacte par lequel ils avaient promis d’obéir à toute parole dite par Dieu et qui était le fondement du Règne de Dieu, avait été entièrement annulé ; et ils ne pouvaient l’observer davantage, puisqu’à partir de ce moment ils ne relevaient plus juridiquement d’eux-mêmes (comme au désert ou dans la patrie), mais du roi de Babylone à qui ils étaient tenus (nous l’avons montré au chapitre XVI) d’obéir en tout. C’est l’avertissement que leur donne expressément Jérémie (chap. XXIX, v. 7) : Veillez, dit-il, à la paix de la cité où je vous ai conduits captifs ; car son salut sera votre salut. Or ils ne pouvaient veiller au salut de cette cité comme ministres de l’État (car ils étaient captifs), mais comme esclaves, c’est-à-dire en se prêtant à tout avec obéissance pour éviter les séditions, en observant les droits et les lois de l’État, bien que ces lois fussent très différentes de celles auxquelles ils avaient été accoutumés dans leur patrie, etc.

De tout cela la conséquence très évidente est que la Religion a acquis force de Droit chez les Hébreux, du seul droit de celui qui régissait l’État, et que, l’État détruit, elle n’a plus pu être considérée comme la règle de droit imposée à un État particulier, mais comme un enseignement universel de la Raison, je dis de la Raison, parce qu’on ne connaissait pas encore, par révélation, de Religion universelle.

[7] Nous concluons de là absolument que la Religion, qu’elle soit révélée par la Lumière Naturelle ou par la Prophétique, n’acquiert force de commandement qu’en vertu du décret de ceux qui ont le droit de commander dans l’État, et que Dieu n’a pas de règne singulier parmi les hommes, sinon par ceux qui sont les détenteurs du pouvoir dans l’État.

[8] Cela découle aussi de ce que nous avons dit au chapitre IV et se connaît plus clairement par là. Dans ce chapitre en effet nous avons montré que les décrets de Dieu enveloppent une vérité éternelle et nécessaire et qu’on ne peut concevoir Dieu comme un prince ou un législateur imposant des lois aux hommes [1]. C’est pourquoi les enseignements divins révélés par la lumière naturelle ou la prophétique ne reçoivent pas de Dieu immédiatement force de commandement, mais, nécessairement, de ceux, ou par l’intermédiaire de ceux, qui ont le droit de commander et de décréter, et ainsi, sans leur intermédiaire, nous ne pouvons concevoir que Dieu règne sur les hommes et dirige les affaires humaines suivant la justice et l’équité. Cela est même prouvé aussi par l’expérience : on ne trouve de marques de la justice divine que là où règnent des hommes justes ; autrement nous voyons (pour répéter la parole de Salomon), que la chance est la même pour le juste et l’injuste, le pur et l’impur, ce qui a amené beaucoup de gens qui croyaient que Dieu règne immédiatement sur les hommes et dirige en vue des hommes toute la Nature, à douter de la providence divine.

[9] Puis donc qu’il est établi, tant par l’expérience que par la Raison, que le droit divin dépend du seul décret du souverain, il suit que le souverain en est aussi l’interprète. Nous allons voir en quel sens, car il est temps maintenant de montrer que le culte religieux extérieur et toutes les formes extérieures de la piété doivent, si nous voulons obéir à Dieu directement, se régler sur la paix de l’État. Cela démontré, nous connaîtrons facilement en quel sens le souverain est l’interprète de la religion et de la piété.


[1Cf. chap. 4, §§8-10 (note jld).