Traité politique, III, §10



On pourrait en effet nous faire cette objection : l’état civil et l’obéissance des sujets telle que nous avons montré que l’exige l’état civil, ne suppriment-ils pas la religion qui nous oblige au culte de Dieu ? Mais si nous examinons ce point nous ne trouvons rien qui puisse inquiéter. L’âme en effet, dans la mesure où elle use de la raison, ne relève point du souverain mais d’elle-même (par le § 11 du chapitre précédent), et ainsi la connaissance vraie et l’amour de Dieu ne peuvent être soumis à l’empire de personne, non plus que la charité envers le prochain (§ 8 de ce chapitre). Si nous considérons en outre que l’exercice suprême de la charité est celui qui vise au maintien de la paix et à l’établissement de la concorde, nous ne mettrons pas en doute que celui-là s’acquitte réellement de son office qui donne assistance à chacun autant que le permettent les lois de la Cité, c’est-à-dire la concorde et l’ordre public. Pour ce qui concerne le culte extérieur, il est certain qu’il n’aide en rien à la connaissance vraie de Dieu et à l’amour qui en est la suite nécessaire, mais qu’au contraire il peut leur nuire ; il ne faut donc pas mettre ce culte à un tel prix que la paix et l’ordre public puissent être troublés à cause de lui [1]. Il est d’ailleurs certain que je ne suis pas par droit de nature, c’est-à-dire, suivant le § 3 du chapitre précédent, en vertu d’un décret divin, le défenseur de la Religion, car je n’ai pas du tout le pouvoir qu’ont eu autrefois les disciples du Christ de chasser les esprits immondes et de faire des miracles, et ce pouvoir serait pour propager la Religion, là où elle est interdite, si nécessaire que, sans lui, non seulement on perd comme on dit son huile et sa peine, mais qu’en outre on produit bien des maux : tous les siècles fournissent des exemples de ces excès funestes. Chacun donc, où qu’il soit, peut honorer Dieu d’une religion véritable et veiller à son propre salut, ce qui est l’office du simple particulier. Quant au soin de propager la Religion, il faut s’en remettre à Dieu ou au souverain à qui seul appartient de s’occuper de la chose publique.
Je reviens à mon propos.


Traduction Saisset :

On peut en effet nous dire : est-ce que l’état social et l’obéissance qu’il requiert de la part des sujets ne détruisent pas la religion qui nous oblige par rapport à Dieu ? A quoi je réponds que si nous pesons bien la chose, tout scrupule disparaîtra. En effet, l’âme, en tant qu’elle use de la raison, n’appartient pas aux pouvoirs souverains, mais elle s’appartient à elle-même (par l’article 11 du chapitre précédent). Par conséquent, la vraie connaissance et l’amour de Dieu ne peuvent être sous l’empire de qui que ce soit, pas plus que la charité envers le prochain (par l’article 8 de ce chapitre) ; et si nous considérons, en outre, que le véritable ouvrage de la charité, c’est de procurer le maintien de la paix et l’établissement de la concorde, nous ne douterons pas que celui-là n’accomplisse véritablement son devoir qui porte secours à chacun dans la mesure compatible avec les droits de l’État, c’est-à-dire avec la concorde et la tranquillité.
Pour ce qui est des cultes extérieurs, il est certain qu’ils ne peuvent être ni un secours, ni un obstacle à la vraie connaissance de Dieu et à l’amour qui en résulte nécessairement ; d’où il suit qu’il ne faut pas y attacher assez d’importance pour compromettre à cause d’eux la paix et la tranquillité publiques. Il est certain, du reste, que moi, simple particulier, je ne suis pas, en vertu du droit naturel, c’est-à-dire (par l’article 3 du chapitre précédent) en vertu du décret divin, je ne suis pas, dis-je, le défenseur de la religion ; car je n’ai point, comme l’avaient autrefois les disciples du Christ, le pouvoir de chasser les esprits immondes et de faire des miracles ; or ce pouvoir est tellement nécessaire pour propager la religion aux lieux où elle est interdite, que sans lui non-seulement l’huile et la peine, comme on dit, sont perdues, mais encore on s’expose à être molesté de mille façons, ce dont tous les siècles ont vu les exemples les plus funestes. Tout homme donc, en quelque lieu qu’il soit, peut s’acquitter envers Dieu des obligations de la religion vraie et veiller à faire son propre salut, ce qui est le devoir d’un particulier. Quant au soin de propager la religion, cela regarde Dieu lui-même ou les pouvoirs souverains, seuls chargés des intérêts de la chose publique. Mais il est temps de reprendre la suite de mon sujet.


Nam obiici nobis potest, an status civilis et subditorum obedientia, qualem in statu civili requiri ostendimus, non tollat religionem, qua Deum colere tenemur. Sed si rem ipsam perpendamus, nihil reperiemus, quod possit scrupulum iniicere. Mens enim quatenus ratione utitur, non summarum potestatum, sed sui iuris est (per art. 11. cap. praeced.). Atque adeo vera Dei cognitio et amor nullius imperio subiici potest, ut nec erga proximum caritas (per art. 8. huius cap.) ; et si praeterea consideremus summum caritatis exercitium esse illud, quod ad pacem tuendam et concordiam conciliandam fit, non dubitabimus, illum revera suo officio functum esse, qui unicuique tantum auxilii fert, quantum iura civitatis, hoc est, concordia et tranquillitas concedunt. Ad externos cultus quod attinet, certum est, illos ad veram Dei cognitionem et amorem, qui ex ea necessario sequitur, nihil prorsus iuvare nec nocere posse ; atque adeo non tanti faciendi sunt, ut propter ipsos pax et tranquillitas publica perturbari mereatur. Ceterum certum est, me iure naturae, hoc est (per art. 3. praeced. cap.) ex divino decreto, non esse religionis vindicem ; nam nulla mihi est, ut olim Christi discipulis potestas fuit, eiiciendi spiritus immundos et faciendi miracula, quae sane potestas adeo necessaria est ad propagandam religionem in locis, ubi interdicta est, ut sine ipsa non tantum oleum et opera, ut aiunt, perdatur, sed plurimae insuper creentur molestiae ; cuius rei funestissima exempla omnia viderunt saecula. Unusquisque igitur, ubicumque sit, Deum potest vera religione colere, sibique prospicere, quod viri privati officium est. Ceterum cura religionis propagandae Deo vel summis potestatibus, quibus solis incumbit reipublicae habere curam, committenda est. Sed ad propositum revertor.