Traité politique, VII, §01
Après avoir énoncé les principes fondamentaux d’un État monarchique, j’ai entrepris de les démontrer avec ordre et, il faut le noter en premier lieu, il n’est nullement contraire aux précédents que les institutions soient si fermement établies que le roi lui-même ne les puisse abolir. Les rois de Perse étaient honorés comme des dieux, et cependant ils n’avaient pas le pouvoir de changer les lois établies ainsi qu’il ressort du livre de Daniel, chapitre VI [1]. Et nulle part, que je sache, un monarque n’est élu sans qu’il y ait des conditions expresses mises à l’exercice du pouvoir. Cela en vérité n’est contraire ni à la raison, ni à l’obéissance absolue due au roi, car les principes fondamentaux de l’État doivent être regardés comme des décrets éternels du roi, de telle façon que ses serviteurs lui obéissent en réalité quand ils refusent d’exécuter les ordres donnés par lui parce qu’ils sont contraires aux principes fondamentaux de l’État. Nous pouvons montrer cela clairement par l’exemple d’Ulysse. Les compagnons d’Ulysse exécutaient son commandement quand, attaché au mât du navire et séduit par le chant des Sirènes, il leur ordonnait, en leur prodiguant des menaces, de le détacher. Et c’est une marque de bon esprit donnée par lui que les remerciements qu’il adressa plus tard à ses compagnons pour avoir obéi à sa volonté première [2]. Les rois aussi ont accoutumé de donner aux juges comme instructions qu’ils rendent la justice sans acception de personnes, sans même avoir égard au roi lui-même si, dans quelque cas particulier, il leur ordonnait quelque chose qui fût contraire à la loi établie. Les rois en effet ne sont pas des dieux, mais des hommes qui se laissent souvent séduire au chant des Sirènes [3]. Si tout dépendait donc de la volonté inconstante d’un seul, il n’y aurait rien de fixe. Un État monarchique doit, pour être stable, être réglé de telle sorte que tout y soit fait par le seul décret du roi, c’est-à-dire que toute loi exprime une volonté du roi, mais non que toute volonté du roi ait force de loi. (Voir sur ce point les §§ 3, 5 et 6 du chapitre précédent.)
Traduction Saisset :
Après avoir exposé les conditions fondamentales du gouvernement monarchique, j’entreprends maintenant de les démontrer dans un ordre méthodique. Je commencerai par une observation importante, c’est qu’il n’y a aucune contradiction dans la pratique à ce que les lois soient constituées d’une manière si ferme que le Roi lui-même ne puisse les abolir. Aussi bien les Perses avaient coutume d’honorer leurs rois à l’égal des dieux, et pourtant ces rois n’avaient pas le pouvoir de révoquer les lois une fois établies, comme on le voit clairement par le chapitre VI de Daniel ; et nulle part, que je sache, un monarque n’est élu d’une manière absolue sans certaines conditions expresses. Au surplus, il n’y a rien là qui répugne à la raison, ni qui soit contraire à l’obéissance absolue due au souverain ; car les fondements de l’État doivent être considérés comme les décrets éternels du Roi, de sorte que si le Roi vient à donner un ordre contraire aux bases de l’État, ses ministres lui obéissent encore en refusant d’exécuter ses volontés. C’est ce que montre fort bien l’exemple d’Ulysse. Les compagnons d’Ulysse, en effet, n’exécutaient-ils pas ses ordres, quand, l’ayant, attaché au mât du navire, alors que son âme était captivée par le chant des Sirènes, ils refusèrent de rompre ses liens, malgré l’ordre qu’il leur en donnait avec toute sorte de menaces ? Plus tard, il les remercia d’avoir obéi à ses premières recommandations, et tout le monde a reconnu là sa sagesse. A l’exemple d’Ulysse, les rois ont coutume d’instituer des juges pour qu’ils rendent la justice, et ne fassent aucune acception de personnes, pas même de la personne du Roi, dans le cas où le Roi viendrait à enfreindre le droit établi. Car les rois ne sont pas des dieux, mais des hommes, souvent pris au chant des Sirènes. Si donc toutes choses dépendaient de l’inconstante volonté d’un seul homme, il n’y aurait plus rien de fixe. Et par conséquent, pour constituer d’une manière stable le gouvernement monarchique, il faut que toutes choses s’y fassent en effet par le seul décret du Roi, c’est-à-dire que tout le droit soit dans la volonté expliquée du Roi, ce qui ne signifie pas que toute volonté du Roi soit le droit. (Voyez sur ce point les articles, 5 et 6 du précédent chapitre.)
Imperii monarchici fundamentis explicatis eadem hic ordine demonstrare suscepi ; ad quod apprime notandum est, praxi nullo modo repugnare, quod iura adeo firma constituantur, quae nec ab ipso rege aboleri queant. Persae enim reges suos inter deos colere solebant, et tamen ipsi reges potestatem non habebant iura semel instituta revocandi, ut ex Daniele 1) patet ; et nullibi, quod sciam, monarcha absolute eligitur, nullis expressis conditionibus. Imo nec rationi, nec obedientiae absolutae, quae regi debetur, repugnat. Nam fundamenta imperii veluti regis aeterna decreta habenda sunt, adeo ut eius ministri ei omnino obediant, si, quando aliquid imperat, quod imperii fundamentis repugnat, mandata exsequi velle negent. Quod exemplo Ulissis clare explicare possumus 2). Socii enim Ulissis ipsius mandatum exsequebantur, quando navis malo alligatum et cantu Syrenum mente captum religare noluerunt ; tametsi id modis multis minitando imperabat, et prudentiae eiusdem imputatur, quod postea sociis gratias egerit, quod ex prima ipsius mente ipsi obtemperaverint. Et ad hoc Ulissis exemplum solent etiam reges iudices instruere, ut scilicet iustitiam exerceant, nec quemquam respiciant, nec ipsum regem, si quid singulari aliquo casu imperaverit, quod contra institutum ius esse noverint. Reges enim non dii, sed homines sunt, qui Syrenum capiuntur saepe cantu. Si igitur omnia ab inconstanti unius voluntate penderent, nihil fixum esset. Atque adeo imperium monarchicum, ut stabile sit, instituendum est, ut omnia quidem ex solo regis decreto fiant, hoc est, ut omne ius sit regis explicata voluntas ; at non ut omnis regis voluntas ius sit, de quo vide art. 3., 5. et 6. praeced. cap.
[1] Daniel, chap.6, 16 : « Mais les gens revinrent s’empresser auprès du roi en disant : “Sache, ô roi, que selon la loi des Mèdes et des Perses aucun interdit ou édit porté par le roi ne peut être révoqué”. »
[2] Voyez Homère, Odyssée, XII.
[3] Voyez Traité théologico-politique, chap. XVII, §4 : "Car tous, gouvernants et gouvernés, sont des hommes, à savoir des êtres enclins à préférer le plaisir au travail."