Traité politique, VII, §02
Il faut noter ensuite qu’en posant ces principes fondamentaux il est nécessaire de tenir le plus grand compte des affections auxquelles sont sujets les hommes ; il ne suffit pas d’avoir montré ce qui devrait être fait, il faut montrer ce qui peut être fait pour que les hommes, qu’ils soient guidés par la raison ou mus par leurs affections, aient cependant des lois bien établies et fixes. Si les droits garantis par l’État, c’est-à-dire la liberté publique, n’ont d’autre appui que des lois sans force, non seulement les citoyens n’auront aucune assurance de les maintenir, ainsi que nous l’avons montré au § 3 du chapitre précédent, mais cette liberté sera en danger de périr. Car une chose est certaine : nulle condition n’est plus misérable que celle d’une Cité, la meilleure des Cités, qui commence à s’effondrer, si elle ne tombe tout d’un coup, et qui se précipite dans la servitude (bien que cela paraisse impossible) [1], et en conséquence il vaudrait bien mieux pour les sujets, transférer absolument tout leur droit à un seul, que stipuler des conditions de liberté incertaines et vaines, c’est-à-dire dépourvues de valeur, et préparer ainsi l’esclavage des générations à venir. Mais si je montre que les principes fondamentaux de l’État monarchique énoncés dans le chapitre précédent sont solides et ne peuvent être renversés, sinon en provoquant l’indignation de la plus grande partie de la population armée, que grâce à eux le roi et le peuple jouiront de la paix et de la sécurité, et si je déduis ma démonstration de la nature commune, personne ne pourra douter que ces principes ne soient les meilleurs, les vrais principes, ainsi qu’il est évident par le § 9 du chapitre III et les §§ 3 et 8 du précédent. Qu’ils sont bien de cette nature, c’est ce que je vais montrer aussi brièvement que possible.
Traduction Saisset :
Remarquez ensuite qu’au moment où on jette les fondements de l’État, il faut avoir l’œil sur les passions humaines ; car il ne suffit pas d’avoir montré ce qu’il faut faire, il s’agit d’expliquer comment les hommes, soit que la passion, soit que la raison les conduise, auront toujours des droits fixes et constants. Admettez un instant que les droits de l’État ou la liberté publique n’aient plus d’autre appui que la base débile des lois, non-seulement il n’y a plus pour les citoyens aucune sécurité, comme on l’a montré à l’article 3 du chapitre précédent, mais l’État est sur le penchant de sa ruine. Or il est certain qu’il n’y a pas de condition plus misérable que celle d’un État excellent qui commence à chanceler, à moins qu’il ne tombe d’un seul coup, d’un seul choc, et ne se précipite dans la servitude (ce qui semble impossible). Et par conséquent il serait préférable pour les sujets de transférer absolument leur droit à un seul homme que de stipuler des conditions de liberté incertaines et vaines ou parfaitement inutiles, et de préparer ainsi le chemin à leurs descendants vers la plus cruelle des servitudes. Mais si je parviens à montrer que les fondements du gouvernement monarchique, tels que je les ai décrits dans le précédent chapitre, sont des fondements solides et qui ne peuvent être détruits que par l’insurrection armée de la plus grande partie du peuple, si je fais voir qu’avec de tels fondements la paix et la sécurité sont assurées à la multitude et au Roi, ne m’appuyant d’ailleurs pour cette démonstration que sur la commune nature humaine, personne alors ne pourra douter que ces fondements ne soient vrais et excellents, comme cela résulte déjà avec évidence de l’article 9 du chapitre III et des articles 3 et 8 du chapitre précédent. Voici ma démonstration, que je tâcherai de rendre la plus courte possible.
Deinde notandum, quod in iaciendis fundamentis maxime humanos affectus observare necesse est, nec ostendisse sufficit, quid oporteat fieri ; sed apprime, qui fieri possit, ut homines, sive affectu sive ratione ducantur, iura tamen rata fixaque habeant. Nam si imperii iura, sive libertas publica solo invalido legum auxilio nitatur, non tantum nulla eius obtinendae erit civibus securitas, ut art. 3. cap. praeced. ostendimus, sed etiam exitio erit. Nam hoc certum est, nullam civitatis conditionem miseriorem esse, quam optimae, quae labascere incipit, nisi uno actu et ictu cadat et in servitutem ruat (quod sane impossibile videtur esse) ; ac proinde subditis multo satius esset suum ius absolute in unum transferre, quam incertas et vanas sive irritas libertatis conditiones stipulari, atque ita posteris iter ad servitutem crudelissimam parare. At si imperii monarchici fundamenta, quae in praeced. cap. retuli, firma esse ostendero, nec divelli posse nisi cum indignatione maximae partis armatae multitudinis, et ex iis regi et multitudini pacem et securitatem sequi, atque haec ex communi natura deduxero, dubitare nemo poterit eadem optima esse et vera, ut patet ex art. 9. cap. 3. et art. 3. et 8. praeced. cap. Quod autem huius illa naturae sint, quam paucis potero, ostendam.
[1] trad. obscure. Ramond : « aucune condition n’est plus misérable que celle d’une Cité excellente qui commence à dégénérer - sauf (ce qui paraît tout à fait impossible) à s’effondrer d’un seul coup pour se précipiter dans l’esclavage », Bove : « il n’y a pas de condition plus misérable que celle d’une cité avec d’excellentes institutions qui commence à chanceler, à moins qu’elle ne tombe d’un seul coup, d’un seul choc, et ne se précipite dans la servitude (ce qui semble impossible) ».