Platon

L’Amour, et le désir, sont manque

Socrate - Éros est-il amour de rien ou de quelque chose ?

Agathon - De quelque chose évidemment.

Socrate - Eh bien, voilà un point auquel tu dois veiller avec soin, en te remettant en mémoire ce dont il est amour [1]. Tout ce que je veux savoir, c’est si Éros éprouve oui ou non le désir de ce dont il est amour.

Agathon - Assurément, il en éprouve le désir, répondit-il.

Socrate - Est-ce le fait de posséder ce qu’il désire et ce qu’il aime qui fait qu’il le désire et qu’il l’aime, ou le fait de ne pas me posséder ?

Agathon - Le fait de ne pas le posséder, cela du moins est vraisemblable, répondit-il.

Socrate - Examine donc, reprit Socrate, si au lieu d’une vraisemblance il ne s’agit pas d’une nécessité : il y a désir de ce qui manque, et il n’y a pas désir de ce qui ne manque pas ? Il me semble à moi, Agathon, que cela est une nécessité qui crève les yeux ; que t’en semble-t-il ?

Agathon - C’est bien ce qu’il me semble, répondit-il.

Socrate - Tu dis vrai. Est-ce qu’un homme qui est grand souhaiterait être grand, est-ce qu’un homme qui est fort souhaiterait être fort ?

Agathon - C’est impossible, suivant ce que nous venons d’admettre.

Socrate - Cet homme ne saurait manquer de ces qualités, puisqu’il les possède.

Agathon - Tu dis vrai.

Socrate - Supposons en effet, dit Socrate, qu’un homme qui est fort souhaite être fort, qu’un homme qui est rapide souhaite être rapide, qu’un homme qui est en bonne santé souhaite être en bonne santé, car quelqu’un estimerait peut-être que, en ce qui concerne ces qualités et toutes celles qui ressortissent au même genre, les hommes qui sont tels et qui possèdent ces qualités, désirent encore les qualités qu’ils possèdent. C’est pour éviter de tomber dans cette erreur, que je m’exprime comme je le fais. Si tu considères, Agathon, le cas de ces gens-là, il est forcé qu’ils possèdent présentement les qualités qu’ils possèdent, qu’ils le souhaitent ou non. En tout cas, on ne saurait désirer ce que précisément on possède. Mais supposons que quelqu’un nous dise : « Moi, qui suis en bonne santé, je n’en souhaite pas moins être en bonne santé, moi, qui suis riche, je n’en souhaite pas moins être riche ; cela même que je possède, je ne désire pas moins le posséder. » Nous lui ferions cette réponse : « Toi, bonhomme, qui est doté de richesse, de santé et de force, c’est pour l’avenir que tu souhaites en être doté, puisque, présentement en tout cas, bon gré mal gré, tu possèdes tout cela. Ainsi, lorsque tu dis éprouver le désir de ce que tu possèdes à présent, demande-toi si ces mots ne veulent pas tout simplement dire ceci : "Ce que j’ai à présent, je souhaite l’avoir aussi dans l’avenir." » Il en conviendrait, n’est-ce pas ?

(…) Dans ces conditions, aimer ce dont on n’est pas encore pourvu et qu’on ne possède pas, n’est-ce pas souhaiter que, dans l’avenir, ces choses-là nous soient conservées et restent présentes ?

Agathon - Assurément, répondit-il.

Socrate - Aussi l’homme qui est dans ce cas, et quiconque éprouve le désir de quelque chose, désire ce dont il ne dispose pas et ce qui n’est pas présent ; et ce qu’il n’a pas, ce qu’il n’est pas lui-même, ce dont il manque, tel est le genre de choses vers quoi vont son désir et son amour.

[1Cf. Le Banquet, 197b où Agathon affirmait qu’Éros est amour de la beauté.

Platon, Le Banquet, 200a-200e