L’analyse d’un rêve : FREUD, le rêve de la table d’hôte (dans Sur le rêve)

L’analyse des rêves (cette « voie royale qui conduit à l’inconscient ») est fertile en raison de la baisse de la vigilance qui s’y produit ; alors les pulsions et désirs peuvent s’exprimer, mais déjà de manière détournée [dont Freud décrit les différents mécanismes : condensation, déplacement (qu’on peut comparer à un travail métaphorique)...)]. Le postulat de Freud est que tout événement psychique a un sens, qu’il manifeste quelque chose du sujet, souvent caché à lui-même, et que l’analyse peut mettre au jour. Mais l’interprétation du rêve ne peut être l’affaire que du rêveur (c’est à lui de trouver dans son histoire les significations). C’est pourquoi les premières observations de Freud sont faites sur ses propres rêves. Voici le rêve dit de la table d’hôte (un dîner au restaurant).

Il en note le contenu juste au réveil : « En société, table ou table d’hôte...On mange des épinards... Mme E. L. est assise à côté de moi, se tourne régulièrement vers moi et pose familièrement la main sur mon genou. J’éloigne la main dans un mouvement de défense. Elle dit : Vous avez toujours eu de si beaux yeux... Je vois alors vaguement quelque chose comme le dessin de deux yeux ou le contour d’une paire de lunettes... »

Le rêve ainsi relaté semble au premier abord (même, c’est-à-dire surtout, au rêveur) obscur voire absurde, et déconcertant. L’attitude à adopter n’est pas de réfléchir, mais de noter sans intention préconçue ni esprit critique (= en réduisant la vigilance dans la mesure du possible) les idées qui viennent à propos des éléments du rêve. 1/ Mme E. L. est, dans la vie de Freud, une personne qu’il n’a pas vu depuis longtemps et avec laquelle il n’a jamais eu que des relations cordiales, sans aucune autre intention (consciente du moins). 2/ Le repas en société rappelle à Freud sa soirée de la veille : un dîner entre amis après lequel il est rentré en taxi avec l’un d’eux ; plaisanteries sur le taxi : au moins, avec le taximètre, il y a toujours quelque chose à regarder, ça occupe agréablement ; on est à peine monté qu’on doit déjà de l’argent... Freud rapproche les taxis des tables d’hôtes : elles le font se sentir avare et égoïste en lui rappelant sans répit ce qu’il doit, il a toujours peur de ne pas en avoir pour son argent. 3/2ème idée incidente : épisode avec sa femme quelque semaines auparavant, où Freud s’était plaint d’être délaissé ; là aussi, c’est comme s’il n’en avait pas eu pour son argent ; il se rappelle alors que dans son rêve, sa femme à un moment se tournait entièrement de son côté. Alors, Freud se souvient qu’à l’époque où il faisait la cour à sa femme, elle avait répondu à une lettre pressante par sa main sur le genou sous la nappe. 4/ En outre, Mme E. L. est la fille d’un homme à qui Freud doit de l’argent ; les contenus des éléments du rêves se recoupent : à quelqu’un qui attend qu’on se démène pour lui sans qu’il fasse quoi que ce soit, on peut dire « vous croyez qu’on va faire cela pour vos beaux yeux ? » ; d’où la phrase du rêve que Freud peut maintenant comprendre comme : « on a toujours tout fait pour vous gratuitement » (ce qui , précise Freud, n’est pas exactement le cas !) ; cf. encore le taxi, payé par l’ami de Freud. 5/ En outre la maître de maison chez qui Freud a dîné a souvent fait de lui son débiteur ; il lui a fait un seul cadeau = une occhiale (une coupe antique où des yeux sont peints, pour protéger du mauvais œil) ; de plus, il est ophtalmologiste. Les éléments du rêve sont pris dans un nouveau contexte ; 6/ sauf les épinards... Ils rappellent à Freud une scène de son enfance (il détestait les épinards) et sa mère lui avait lancé « sois content d’avoir des épinards , il y a des enfants qui seraient bien heureux d’être à ta place ». Cela rappelle à Freud un poème de Goethe appris à l’époque (adressé au dieux, mais que l’on voit ici s’adresser aux parents) :

Vous nous faites entrer dans la vie, vous laissez le malheureux devenir coupable.

Seulement, l’allemand « Ihr lasst den Armen schuldig werden » peut aussi signifier : « vous laissez le pauvre devenir débiteur (avoir une dette) ».

Est apparu maintenant un réseau de signification qui n’était pas évident ; ainsi se distingue le contenu latent du rêve (sa signification ’réelle’) de son contenu manifeste ; Freud ne va pas plus loin dans les révélations personnelles mais indique bien qu’il est conduit, dans l’analyse de ses rêves, à revenir régulièrement aux même foyers de sens, vers les mêmes souvenirs.

Selon Freud, le rêve exprime un désir et tente de l’accomplir ; ici, par ex : le fait que la femme du rêve ne s’occupe que de lui, ou encore qu’il soit suggéré qu’il a tout eu pour rien (qui sont donc des désirs de Freud).

D’un point de vue plus technique, il est clair que le contenu manifeste du rêve est beaucoup plus bref que son contenu latent ; cela indique notamment que des procédés inconscients font se fondre en une seule image, un seul événement du rêve, plusieurs significations (exactement comme on peut le faire en poésie).

L’un de ces procédés analysées par Freud est la condensation = le fait qu’un élément du rêve regroupe plusieurs significations en les concentrant, renvoie à plusieurs souvenirs éventuellement sans lien direct, bref puisse être surdéterminé. Dans le rêve de la table d’hôte, la scène de la main sur le genou renvoie Freud à un souvenir d’avant ses fiançailles mais aussi à une scène de brouille avec sa femme ; les yeux, on l’a vu, renvoient aux questions de dette, à l’ophtalmologiste, aux épinards ... Des fils d’associations différents peuvent en découler, qui délivrent tous un contenu latent qui doit être pris en compte.

Un autre de ces procédés est le déplacement = le fait pour un désir ou un phénomène inconscient de se détacher de la représentation à laquelle il est lié pour se lier à une autre qui n’a avec elle qu’un rapport d’associations peu intense, voire contingent. C’est évidemment un façon de se manifester en étant déguisé, sous une forme qui échappera à la censure. Dans le rêve de Freud, Mme E. L. se substitue à la femme de Freud, et le désir de profiter d’un amour désintéressé (qui ne « coûte rien », pas comme les tables d’hôtes) s’exprime dans l’allusion aux beaux yeux (et aux épinards, en raison d’une homonymie allemande entre goûter et coûter : kosten).

Ces procédés ne sont pas à l’œuvre que dans les rêves, mais dans toutes les formations de l’inconscient (lapsus, symptômes...) et ont pour but essentiel de déjouer toute censure, car elles ne livrent pas de leur sens latent immédiatement (d’où son nom ; latent = ce qui est caché, non apparent).

Une fois encore, d’un point de vue thérapeutique, le patient n’a pas nécessairement à savoir ces choses ; ce qui compte c’est que puisse remonter à la conscience ce qui a été refoulé.

Il est intéressant de constater que d’une certaine manière, Freud, loin de nier qu’il puisse y avoir une connaissance, un savoir du sujet, reconduit en quelque sorte la devise socratique « Connais-toi toi-même ».

Importance du « toi-même » : pour Socrate, cela renvoie aux idées que l’âme possède en elle de toute éternité et qu’elle doit se remémorer ; pour Freud, cela renvoie au travail que l’on ne peut faire que soi-même sur soi (personne ne le fera à ma place ; l’analyste est là pour guider, pas pour livrer des interprétations qui doivent être trouvées par le patient lui-même).

En d’autres termes, alors que l’existence d’un inconscient semblait sonner la fin d’une transparence de la conscience, la voici qui reparaît transversalement, et en ayant tout de même changé de signification ; s’il paraît peu possible qu’elle soit complète (il y a tjrs des processus inconscients ; il est dans la nature du psychisme d’être conflictuel, déchiré), elle n’est pas refusée par principe. C’est ce qu’indique le postulat de sens que Freud accorde aux rêves ; sa théorie, loin d’accorder une place à du mystérieux et de l’inexplicable, pose au contraire que tout est compréhensible et peut trouver une signification, pour peu qu’on creuse suffisamment et qu’on ne soit pas dupe des ruses du psychisme.