• « Espace de proximité, d’affects intenses, non polarisé et ouvert, non mesurable, anorganique et peuplé d’événements ou d’héccéités, l’espace lisse s’oppose à l’espace strié, c’est-à-dire métrique, extensif et hiérarchisé. Au premier sont associés le nomadisme, le devenir et l’art haptique, au second, le sédentarisme, la métaphysique de la subjectivité et l’art optique. » (Mireille Buydens, « Espace lisse / Espace strié » in Le vocabulaire de Gilles Deleuze (sous la dir. Robert Sasso et Arnaud Villani), Les Cahiers de Noesis n° 3, Printemps 2003, p. 130.)
  • « Se fondant sur l’analyse de Leroi-Gourhan (L’Homme et la Matière, Ed. Albin Michel, 1943), l’espace strié est rapporté au modèle du tissu, avec sa structure (fils de trame et fils de chaîne, et croisement perpendiculaire des deux), sa finitude (largeur du tissu définie par le cadre de la chaîne et l’aller-retour du fil de chaîne dans ce cadre fermé) et son ordre dynamique (les fils de chaîne s’écartent pour laisser passer le mouvement régulé des fils de trame), alors que l’espace lisse sera pensé sur le modèle du feutre, comme « anti-tissu » qui n’implique aucun dégagement des fils, aucun entrecroisement, mais seulement un enchevêtrement aléatoire des fibres, à la fois homogène (« lisse »), susceptible de croître en tous sens, et infini en droit. (…)

C’est à l’occasion des développements sur l’art haptique comme antithèse de l’art optique que ces notions seront développées de la manière la plus fine (Mille plateaux, 1980, pp.614-622). Deleuze distingue en effet deux grandes voies dans l’art plastique occidental : la première, qui a toute sa faveur et qui fut mise en œuvre par des peintres comme Cézanne ou Bacon, est définie comme l’expression d’une « vision rapprochée » et d’un espace haptique ou lisse. La seconde, négativement indexée, apparaît comme un « fourvoiement représentatif », fille de l’essentialisme et de ses quadrillages imposés, et exprime au contraire une « vision éloignée », se déployant dans un espace optique ou strié.

L’espace lisse donc l’espace spécifique de l’art haptique : c’est un espace sans profondeur, un espace d’immédiateté et de contact, qui permet au regard de palper l’objet, de se laisser investir par lui et de s’y perdre. (…)

L’espace lisse, enté sur la notion de proximité, est aussi un espace aformel. Il ne contient ni formes ni sujets, mais se peuple de forces et de flux, constituant un espace fluide, mouvant, sans ancrage ni polarisation, sans empreinte qui ne soit éphémère. » (Mireille Buydens, « Espace lisse / Espace strié » in Le vocabulaire de Gilles Deleuze (sous la dir. Robert Sasso et Arnaud Villani), Les Cahiers de Noesis n° 3, Printemps 2003, pp. 132-134.)