Spinoza

La pierre qui songe

Paralèllement, voyez la réfutation par Clément Rosset de la croyance dans l’identité personnelle : Le camembert savant.

J’appelle libre une chose qui existe et agit par la seule nécessité de sa nature ; contrainte, celle qui est déterminée par une autre à exister et à agir d’une certaine façon déterminée. Dieu, par exemple, existe librement bien que nécessairement parce qu’il existe par la seule nécessité de sa nature. De même aussi Dieu se connaît lui-même librement parce qu’il existe par la seule nécessité de sa nature. De même aussi Dieu se connaît lui-même et connaît toutes choses librement, parce qu’il suit de la seule nécessité de sa nature que Dieu connaisse toutes choses. Vous le voyez bien, je ne fais pas consister la liberté dans un libre décret mais dans une libre nécessité.

Mais venons-en aux choses crées qui sont toutes déterminées par des causes extérieures à exister et à agir d’une certaine façon déterminées. Pour rendre cela clair et intelligible, concevons une chose très simple : une pierre par exemple reçoit d’une cause extérieure qui la pousse, une certaine quantité de mouvement et, l’impulsion de la cause extérieure venant à cesser, elle continuera à se mouvoir nécessairement. Cette persistance de la pierre dans le mouvement est une contrainte, non parce qu’elle est nécessaire, mais parce qu’elle doit être définie par l’impulsion d’une cause extérieure. Et ce qui est vrai de la pierre, il faut l’entendre de toute chose singulière, quelle que soit la complexité qu’il vous plaise de lui attribuer, si nombreuse que puissent être ses aptitudes, parce que toute chose singulière est nécessairement déterminée par une cause extérieure à exister et à agir d’une certaine façon déterminée.

Concevez maintenant que la pierre, tandis qu’elle continue de se mouvoir, pense et sache qu’elle fait tout l’effort possible pour continuer de se mouvoir. Cette pierre, assurément, puisqu’elle n’est consciente que de son effort, et qu’elle n’est pas indifférente, croira être libre et ne persévérer dans son mouvement que parce qu’elle le désire. Telle est cette liberté humaine que tous se vantent de posséder et qui consiste en cela seul que les hommes ont conscience de leurs désirs et ignorent les causes qui les déterminent. Un enfant croit librement désirer le lait, un jeune garçon irrité vouloir se venger et, s’il est poltron, vouloir fuir. Un ivrogne croit dire par un libre décret de son âme ce qu’ensuite, revenu à la sobriété, il aurait voulu taire. De même un délirant, un bavard, et de nombreux cas de ce genre croient agir par un libre décret de l’âme et non se laisser contraindre. Et comme ce préjugé est inné, les hommes ne s’en libèrent pas facilement. L’expérience nous apprend assez que, s’il est une chose dont les hommes sont peu capables, c’est de modérer leurs passions, et que souvent, partagés entre deux passions contraires, ils voient le meilleur et font le pire. Ils croient cependant qu’ils sont libres parce qu’ils n’éprouvent pour une chose qu’une faible passion, à laquelle il peuvent facilement résister par le fréquent rappel du souvenir d’une autre chose.

Voilà qui explique suffisamment, je crois, ma doctrine sur la nécessité libre ou contraignante, comme aussi sur la prétendue liberté humaine, et cela permet de répondre aisément aux objections de votre ami. Il dit avec Descartes [1] : est libre celui qui n’est contraint par aucune cause extérieure. Si, par « être contraint », il entend « agir contre sa propre volonté », j’accorde que dans certaine circonstances, nous ne sommes nullement contraints et qu’en ce sens nous avons un libre arbitre. Mais s’il appelle contraint celui qui, quoique selon son gré, agit pourtant par nécessité (comme je l’ai expliqué plus haut), je nie que nous soyons libres en aucun cas.

Spinoza, Lettre 58 à Schuller, trad. Appuhn revue