Rosset

Le camembert savant

Clément Rosset montre que la croyance dans l’identité personnelle est, tout comme la croyance au libre-arbitre, la croyance, morale, permettant de tenir un individu pour responsable de ses actes. Voyez comment Spinoza réfute la croyance au libre-arbitre : La pierre qui songe.

Comme le pense justement Aristote, il n’y a de science que du général et pas de connaissance du particulier, même dans le cas où ce particulier est spécifique et peut ainsi se prévaloir d’une certaine généralité ainsi est-il impossible de décrire la saveur d’un camembert, bien qu’il existe des quantités de camemberts, dans la mesure où cette saveur est singulière et diffère de celle de tout autre fromage. En tant qu’objet existant et consommable, le camembert possède si l’on veut une certaine « identité personnelle » que perçoivent et apprécient ses amateurs (identité il est vrai plus reconnaissable que connaissable et descriptible). Mais cette particularité ne fournit aucun argument valable en faveur de son identité personnelle qui suppose une perception de son propre moi et de sa propre singularité qui manque évidemment au camembert. Imaginons pourtant un instant que le camembert, par une métamorphose prodigieuse, devienne un camembert savant, doté de pensée et de sensibilité à l’instar de l’homme. Il serait alors sans doute capable d’identifier la saveur des autres fromages, il sentirait aussi la dureté des dents qui le dévorent. Mais il n’en saurait pas plus long sur son identité personnelle, incapable qu’il serait de reconnaître sa propre saveur. Il serait à la rigueur capable de reconnaître (pas de connaître) la saveur de ses congénères camemberts, comme la mère phoque reconnaît son bébé phoque, ou un loup un loup de sa horde - à leur odeur particulière et singulière. De même ne trompe-t-on pas la vache, chez Lucrèce, sur l’identité du veau qu’elle a perdu : « Ni les tendres pousses des saules, ni les herbes vivifiées par la rosée, ni les vastes fleuves coulant à pleins bords ne peuvent divertir son esprit et détourner le soin qui l’occupe ; et la vue des autres veaux dans les gras pâturages ne sauraient la distraire et l’alléger de sa peine : tant il est vrai que c’est un objet particulier, bien connu, qu’elle recherche [1]. » Mais nous retombons toujours sur la même difficulté : notre camembert savant, telle la vache décrite par Lucrèce, acquerrait sans doute une identité sociale - ou « clanique » -, pas une identité personnelle.

[...]

Si la croyance en une identité personnelle est inutile à la vie, elle est en revanche indispensable à toute conception morale de la vie, et notamment à la conception morale de la justice, fondée non sur la sanction des faits mais sur l’appréciation des intentions - « intentions » dont on peut remarquer qu’elles constituent une notion aussi vague et impénétrable que celle d’identité personnelle. C’est pourquoi tout philosophe d’obédience morale a toujours soutenu contre vents et marées, unguibus et rostro, le credo du libre arbitre, c’est-à-dire le dogme d’une identité personnelle responsable non seulement de ses actes mais aussi - et surtout - des intentions présumées qui en seraient l’origine tels Kant, Sartre, ou encore Paul Ricceur qui, dans un livre relativement récent [2], s’est proposé de défendre ce qu’il appelle, de manière délicieusement polysémique, le « maintien de soi ». Ne pas oublier qu’on est une personne responsable, - ne pas oublier non plus de se tenir droit.

[1De rerum natura, Livre II, v.v. 361-366 (tr. A Ernent, ed. « Les Belles Lettres).

[2Soi-même comme un autre, Editions du Seuil, 1990.

Clément Rosset, Loin de moi, Minuit, 1999, pp.82-84 et 90-91