Le Corps et l’Esprit (Ethique, III, prop.2)

16 août 2003

Le Corps ne peut déterminer l’Esprit à penser, ni l’Esprit déterminer le Corps au mouvement, ni au repos, ni à quelque chose d’autre (si ça existe).

DÉMONSTRATION

Toutes les manières de penser ont pour cause Dieu, en tant qu’il est chose pensante, et non en tant qu’il s’explique par un autre attribut (par la Prop. 6 p. 2) ; ce qui donc détermine l’Esprit à penser, c’est une manière de penser, non de l’Étendue, c’est-à-dire (par la Défin. 1 p. 2), ce n’est pas le Corps : Ce qui était le premier point. Ensuite, le mouvement et le repos du Corps doit naître d’un autre corps, qui a lui aussi été déterminé au mouvement ou au repos par un autre, et, absolument parlant, tout ce qui naît dans un corps a dû naître de Dieu, en tant qu’on le considère affecté d’une certaine manière de l’Étendue, et non d’une certaine manière de penser (par la même Prop. 6 p. 2), c’est-à-dire, ne peut pas naître de l’Esprit, lequel (par la Prop. 11 p. 2) est une manière de penser : Ce qui était le second point. Donc le Corps ne peut déterminer l’Esprit, etc. CQFD.

SCOLIE

Cela se comprend plus clairement par ce qu’on a dit dans le Scolie de la Proposition 7 p. 2, à savoir que, l’Esprit et le Corps, c’est une seule et même chose, qui se conçoit sous l’attribut tantôt de la Pensée, tantôt de l’Étendue. D’où vient que l’ordre ou enchaînement des choses est un, qu’on conçoive la nature sous l’un ou l’autre de ces attributs, par conséquent que l’ordre des actions et passions de notre Corps va par nature de pair avec l’ordre des actions et passions de notre Esprit : Ce qui ressort également de la manière dont nous avons démontré la Proposition 12 de la Deuxième Partie. Or, encore que les choses soient telles qu’il ne reste pas de raison de douter, j’ai pourtant peine à croire que, à moins de prouver la chose par l’expérience, je puisse induire les hommes à examiner cela d’une âme égale, tant ils sont fermement persuadés que c’est sous le seul commandement de l’Esprit que le Corps, tantôt se meut, tantôt est en repos, et fait un très grand nombre de choses qui dépendent de la seule volonté de l’Esprit et de l’art de penser. Et, de fait, ce que peut le Corps, personne jusqu’à présent ne l’a déterminé, c’est-à-dire, l’expérience n’a appris à personne jusqu’à présent ce que le Corps peut faire par les seules lois de la nature en tant qu’on la considère seulement comme corporelle, et ce qu’il ne peut faire à moins d’être déterminé par l’Esprit. Car personne jusqu’à présent n’a connu la structure du Corps si précisément qu’il en pût expliquer toutes les fonctions, pour ne rien dire ici du fait que, chez les Bêtes, on observe plus d’une chose qui dépasse de loin la sagacité humaine, et que les somnambules, dans leurs rêves, font un très grand nombre de choses qu’ils n’oseraient faire dans la veille ; ce qui montre assez que le Corps lui-même, par les seules lois de sa nature, peut bien des choses qui font l’admiration de son Esprit. Ensuite, personne ne sait de quelle façon, ou par quels moyens, l’Esprit meut le Corps, ni combien de degrés de mouvement il peut attribuer au Corps, et à quelle vitesse il peut le mouvoir. D’où suit que, quand les hommes disent que telle ou telle action du Corps naît de l’Esprit, qui a un empire sur le Corps, ils ne savent ce qu’ils disent, et ils ne font qu’avouer, en termes spécieux, qu’ils ignorent sans l’admirer la vraie cause de cette action. Mais ils vont dire, qu’ils sachent ou non par quels moyens l’Esprit meut le. Corps, que pourtant ils savent d’expérience que, si l’Esprit n’était pas apte à penser, le Corps serait inerte. Qu’ensuite, ils savent d’expérience qu’il est au seul pouvoir de l’Esprit tant de parler que de se taire, et bien d’autres choses qui, par suite, dépendent, à ce qu’ils croient, du décret de l’Esprit. Mais, pour ce qui touche au premier point, je leur demande si l’expérience n’enseigne pas aussi que, si le Corps, inversement, est inerte, l’Esprit en même temps est inapte à penser ? Car, quand le Corps repose dans le sommeil, l’Esprit en même temps que lui demeure endormi, et n’a pas le pouvoir de penser comme dans la veille. Ensuite, tout le monde a, je crois, fait l’expérience que l’Esprit n’est pas toujours également apte à penser sur le même objet ; mais que, selon que le Corps est plus apte à ce que s’excite en lui l’image de tel ou tel objet, ainsi l’Esprit est plus apte à contempler tel ou tel objet. Mais ils vont dire que, des seules lois de la nature, considérée seulement en tant que corporelle, il ne peut pas se faire que l’on puisse déduire les causes des édifices, des peintures et des choses de ce genre, qui se font par le seul art des hommes, et que le Corps humain, à moins d’être déterminé et guidé par l’Esprit, ne serait pas capable d’édifier un temple. Mais j’ai déjà montré, quant à moi, qu’ils ne savent pas ce que peut le Corps, ou ce qu’on peut déduire de la seule contemplation de sa nature, et qu’ils ont l’expérience d’un très grand nombre de choses qui se font par les seules lois de la nature et qu’ils n’auraient jamais cru pouvoir se faire sauf sous la direction de l’Esprit, comme sont celles que font les somnambules en dormant, et qu’ils admirent eux-mêmes quand ils sont éveillés. J’ajoute ici la structure même du Corps humain, laquelle dépasse de très loin en artifice toutes celles qu’a fabriquées l’art des hommes, pour ne rien dire ici du fait, comme je l’ai montré plus haut, que de la nature, considérée sous n’importe quel attribut, il suit une infinité de choses. Pour ce qui touche, en outre, au second point, les choses humaines iraient à coup sûr bien plus heureusement s’il était tout autant au pouvoir de l’homme de se taire que de parler. Or l’expérience enseigne plus que suffisamment qu’il n’est rien que les hommes aient moins en leur pouvoir que leur langue, et rien qu’ils puissent moins maîtriser que leurs appétits ; d’où vint qu’ils croient, pour la plupart, que nous ne faisons librement que ce à quoi nous aspirons légèrement, parce que l’appétit pour ces choses peut aisément être réduit par le souvenir d’autre chose que nous nous rappelons fréquemment, et que nous ne faisons pas du tout librement ce à quoi nous aspirons avec un grand affect et que le souvenir d’autre chose ne peut apaiser. Mais à vrai dire, si d’expérience ils ne savaient que nous faisons plus d’une chose dont nous nous repentons ensuite, et que, souvent, quand nous sommes en proie à des affects contraires, nous voyons le meilleur et nous faisons le pire, rien n’empêcherait qu’ils croient que nous faisons tout librement. Ainsi croit le bébé aspirer librement au lait, et l’enfant en colère vouloir la vengeance, et le peureux la fuite. L’homme ivre, ensuite, croit que c’est par un libre décret de l’Esprit qu’il dit ce que, redevenu sobre, il voudrait avoir tu : ainsi le délirant, la bavarde, l’enfant, et bien d’autres de cette farine, croient que c’est par un libre décret de l’Esprit qu’ils parlent, alors pourtant qu’ils ne peuvent contenir l’impulsion qu’ils ont à parler ; si bien que l’expérience elle-même montre, non moins clairement que la raison, que les hommes se croient libres pour la seule raison qu’ils sont conscients de leurs actions, et ignorants des causes par quoi elles sont déterminées ; et, en outre, que les décrets de l’Esprit ne sont rien d’autre que les appétits eux-mêmes, et pour cette raison varient en fonction de l’état du Corps. Car chacun règle toute chose à partir de son propre affect, et, en outre, ceux qui sont en proie à des affects contraires ne savent pas ce qu’ils veulent ; et, quant à ceux qui n’en ont point, il suffit de très peu pour les pousser ici ou là. Toutes choses qui montrent assurément clairement que tant le décret que l’appétit de l’Esprit, et la détermination du Corps, vont de pair par nature, ou plutôt sont une seule et même chose, que nous appelons Décret quand on la considère sous l’attribut de la Pensée, et qu’elle s’explique par lui et que nous appelons Détermination quand on la considère sous l’attribut de l’Étendue, et qu’elle se déduit des lois du mouvement et du repos ; ce qui se verra plus clairement encore à partir de ce qui reste à dire maintenant. Car il y a autre chose que je voudrais ici noter tout particulièrement, c’est qu’il n’est rien que nous puissions faire par décret de l’Esprit à moins de nous en souvenir. Par ex., nous ne pouvons pas dire un mot à moins de nous en souvenir. Ensuite, il n’est pas au libre pouvoir de l’Esprit de se souvenir d’une chose ou bien de l’oublier. Et donc, ce que l’on croit être au pouvoir de l’Esprit, c’est seulement de pouvoir par décret de l’Esprit ou bien dire ou bien taire la chose dont nous nous souvenons. Mais, lorsque nous rêvons que nous parlons, nous croyons parler par un libre décret de l’Esprit alors que pourtant nous ne parlons pas, ou, si nous parlons, cela se fait par un mouvement spontané du Corps. Ensuite, quand il nous arrive de rêver que nous cachons des choses aux hommes, c’est par le même décret de l’Esprit que celui par lequel, à l’état de veille, nous taisons ce que nous savons. Et enfin il nous arrive de rêver que nous faisons, par décret de l’Esprit, des choses qu’en état de veille nous n’oserions pas faire. Et par suite je voudrais bien savoir s’il y a dans l’Esprit deux genres de décrets, les Oniriques, et les Libres ? Que si l’on ne veut pas être fou à ce point-là, il faut nécessairement accorder que ce décret de l’Esprit, qu’on croit libre, ne se distingue pas de l’imagination ou mémoire elle-même, et n’est rien d’autre que l’affirmation qu’enveloppe nécessairement l’idée, en tant qu’elle est idée (voir Prop. 49 p. 2). Et par suite ces décrets de l’Esprit naissent dans l’Esprit avec la même nécessité que les idées des choses existant en acte. Ceux donc qui croient qu’ils parlent, ou se taisent, ou font quoi que ce soit, par un libre décret de l’Esprit, rêvent les yeux ouverts.

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