Les machines n’ont-elles pas commencé à dominer voire à détruire le monde ?
La pénétration des forces naturelles dans le monde humain a brisé la finalité du monde, le fait que les objets sont les fins en vue desquelles on conçoit les outils. Ce qui caractérise tous les processus naturels, c’est qu’ils se produisent sans l’aide de l’homme, les choses naturelles sont celles qui ne sont pas « fabriquées », qui poussent toutes seules. (C’est aussi le sens authentique du mot « nature », qu’on le fasse dériver de la racine latine nasci, naître, ou qu’on le fasse remonter à son modèle grec, physis, qui vient de phyein, naître, croître.) A la différence des productions de la main de l’homme, qui doivent être réalisées étape par étape et dans lesquelles le processus de fabrication est entièrement distinct de l’existence de l’objet fabriqué, l’existence de la chose naturelle n’est pas séparée du processus, par lequel elle vient à l’être, elle lui est en quelque sorte identique : la graine contient, et en un sens elle est déjà l’arbre, et l’arbre cesse d’exister lorsque cesse le processus de croissance par lequel il est né. Si nous considérons ces processus par rapport à la finalité humaine, qui a un commencement voulu et une fin déterminée, ils ont un caractère d’automatisme. Nous appelons automatiques, tous les mouvements qui s’enchaînent d’eux-mêmes et par conséquent échappent aux interventions voulues et ordonnées. Dans le monde de production qu’introduit l’automatisation, la distinction entre l’opération et le produit, de même que la primauté du produit sur l’opération (qui n’est qu’un moyen en vue d’une fin), n’ont plus de sens, elles sont désuètes. Les catégories de l’homo faber et de son monde ne s’appliquent pas davantage ici qu’à la nature et à l’univers naturel. C’est pourquoi, d’ailleurs, les avocats de l’automatisation s’opposent très nettement d’ordinaire à la conception mécaniste de la nature et à l’utilitarisme pratique du XVIII siècle qui caractérisaient si bien l’orientation résolument, unilatéralement ouvrière de l’homo faber.
La discussion du problème de la technologie dans son ensemble, c’est-à-dire de la transformation de la vie et du monde par l’introduction de la machine, s’est étrangement égarée parce que l’on s’est concentré trop exclusivement sur les bons ou mauvais services que les machines rendent aux hommes. On a admis que les outils, les instruments étaient conçus, principalement pour rendre plus facile la vie humaine et moins pénible le travail humain. C’est en ce sens anthropocentrique que l’on a compris exclusivement l’instrumentalité. Mais l’instrumentalité des outils est liée beaucoup plus étroitement à l’objet qu’elle doit produire, et la « valeur humaine » des outils se borne à l’usage qu’en fait l’animal laborans. En d’autres termes, l’homo faber, le fabricant d’outils, inventa les outils, pour édifier un monde et non pas non pas principalement du moins pour aider le processus vital. Il ne s’agit donc pas tellement de savoir si nous sommes les esclaves ou les maîtres de nos machines, mais si les machines servent encore le monde et ses objets ou si au contraire avec le mouvement automatique de leurs processus elles n’ont pas commencé à dominer, voire à détruire le monde et les objets.