On ne s’était jamais demandé si l’homme était, adapté ou avait besoin de s’adapter aux outils dont il se servait : autant vouloir l’adapter à ses mains. Le cas des machines est tout différent. Tandis que les outils d’artisanat à toutes les phases du processus ; de l’oeuvre restent les serviteurs de la main, les machines exigent que le travailleur les serve et qu’il adapte le rythme naturel de son corps à leur mouvement mécanique. Cela ne veut pas dire que les hommes en tant que tels s’adaptent ou s’asservissent à leurs machines ; mais cela signifie bien que pendant toute la durée du travail à la machine le processus mécanique remplace le rythme du corps humain. L’outil le plus raffiné reste au service de la main qu’il ne peut ni guider ni remplacer. La machine la plus primitive guide le travail corporel , et éventuellement le remplace tout à fait.

Comme il arrive souvent dans les lignes d’évolution historique, il semble que les vraies significations de la technologie, c’est-à-dire de la substitution du machinisme à l’outillage, ne sont apparues qu’au dernier stade à l’avènement de l’automatisation. Il peut être utile de rappeler ici brièvement les étapes principales du développement de la technologie moderne depuis le début des temps modernes. Le premier stade, l’invention de la machine à vapeur qui introduisit la révolution industrielle, était encore caractérisé par une imitation de processus naturels et une utilisation des forces naturelles pour des buts humains qui ne différaient pas en principe de l’antique utilisation des énergies hydraulique et éolienne. Ce n’est pas le principe de la machine à vapeur qui était nouveau mais plutôt la découverte et l’emploi des mines de houille pour l’alimenter. Les machines-outils de ce premier stade reflètent cette imitation de processus connus naturellement ; elles aussi imitent et utilisent plus puissamment les activités naturelles de la main de l’homme. Mais aujourd’hui on nous dit que « le grand piège, à éviter est de croire qu’il s agit de reproduire les gestes, manuels de l’opérateur ou du travailleur [1]. »

L’étape suivante est caractérisée surtout par l’emploi de l’électricité, laquelle en fait détermine encore le stade actuel du développement technique. On ne peut plus décrire ce stade comme un agrandissement gigantesque, une continuation des vieux métiers, et c’est à ce mode seulement que les catégories de l’homo faber, pour qui tout instrument est un moyen en vue d’une fin prescrite, cessent de s’appliquer. Car cette fois nous n’employons plus le matériau tel que la nature nous le livre, en tuant ou interrompant des processus naturels, ou en les imitant. Dans tous ces cas nous changions, nous dénaturions la nature en vue de nos fins, celles de notre monde, de telle sorte que le monde ou artifice humain d’une part, et la nature de l’autre restaient deux entités nettement séparées. Aujourd’hui nous avons commencé à « créer » en quelque sorte, c’est-à-dire à déclencher nous-mêmes des processus naturels qui ne se seraient pas produits sans nous, et au lieu d’entourer soigneusement l’artifice humain de remparts contre les forces élémentaires de la nature, qu’il s’agissait de tenir aussi éloignées que possible du monde humain, nous avons canalisé ces forces en même temps que leur énergie élémentaire pour les introduire dans le monde. Le résultat est une véritable révolution du concept de fabrication ; la manufacture qui avait toujours été « une série d’actes séparés » est devenue « un processus continu », celui de la chaîne de montage [2].

Dans cette évolution l’automatisation est le stade le plus récent, qui « éclaire toute l’histoire du machinisme [3] ». Ce sera certainement le point culminant de l’évolution moderne, même si l’âge atomique et une technologie basée sur les découvertes nucléaires y mettent fin rapidement. Les premiers instruments de la technologie nucléaire, les diverses sortes de bombes atomiques qui, si on les lâche en quantités suffisantes, ce qui ne veut pas dire de bien grandes quantités, peuvent détruire toute la vie sur terre, témoignent assez de l’énorme échelle sur laquelle un tel changement pourrait se produire. Il ne s’agirait plus de déclencher, de déchaîner des processus naturels élémentaires, mais de manier sur la terre, dans la vie quotidienne, des énergies qui ne se manifestent qu’en dehors de la terre, dans l’univers ; cela se fait déjà, mais seulement dans les laboratoires des physiciens nucléaires. Si la technologie actuelle consiste à canaliser les forces, naturelles dans le monde de l’artifice humain, la technologie future peut consister à canaliser les forces universelles du cosmos pour les introduire dans la nature terrestre. Reste à voir si les futures techniques transformeront l’économie de la nature telle que nous la connaissons depuis le début de notre monde autant ou même plus que la technologie actuelle a changé l’appartenance-au-monde de l’artifice humain.La pénétration des forces naturelles dans le monde humain a brisé la finalité du monde, le fait que les objets sont les fins en vue desquelles on conçoit les outils. Ce qui caractérise tous les processus naturels, c’est qu’ils se produisent sans l’aide de l’homme, les choses naturelles sont celles qui ne :sont pas « fabriquées », qui poussent toutes seules. (C’est aussi les sens authentique du mot « nature », qu’on le fasse dériver de la racine latine nasci, naître, ou qu’on le fasse remonter a son modèle grec, physis, qui vient de phyein, naître, croître.) A la différence des productions de la main de l’homme, qui doivent être réalisées étape par étape et dans lesquelles le processus de fabrication est entièrement distinct de l’existence de l’objet fabriqué, l’existence de la chose naturelle n’est pas séparée du processus par lequel elle vient à l’être, elle lui est en quelque sorte identique : la graine contient, et en un sens elle est déjà l’arbre, et l’arbre cesse d’exister lorsque cesse le processus de croissance par lequel il est né Si nous considérons ces processus par rapport à la finalité humaine, qui a un commencement voulu et une fin déterminée, ils ont un caractère d’automatisme. Nous appelons automatiques tous les mouvements qui s’enchaînent d’eux-mêmes et par conséquent échappent aux interventions voulues et ordonnées. Dans le monde de production qu’introduit l’automatisation, la distinction entre l’opération et le produit, de même que la primauté du produit sur l’opération (qui n’est qu’un moyen, en vue d’une fin), n’ont plus de sens, elles sont désuètes. Les catégories de l’homo faber et de son monde ne s’appliquent pas davantage ici qu’à la nature et à l’univers naturel. C’est pourquoi, d’ailleurs, les avocats de l’automatisation s’opposent très nettement d’ordinaire à la conception mécaniste de la nature et à l’utilitarisme pratique du XVIIIè siècle qui caractérisaient si bien l’orientation résolument, unilatéralement ouvrière de l’homo faber.

La discussion du problème de la technologie dans son ensemble, c’est-à-dire de la transformation de la vie et du monde par l’introduction de la machine, s’est étrangement égarée parce que l’on s’est concentré. trop exclusivement sur les bons ou mauvais services que les machines rendent aux hommes. On a admis que les outils, les instruments étaient conçus principalement pour rendre plus facile la vie humaine et moins pénible le travail humain. C’est en ce sens anthropocentrique que l’on a compris ; exclusivement l’instrumentalité. Mais l’instrumentalité des outils est liée beaucoup plus étroitement à l’objet qu’elle doit produire, et la « valeur humaine » des outils se borne à l’usage qu’en fait l’animal laborans. En d’autres termes, l’homo faber, le fabricant d’outils, inventa les outils pour édifier un monde et non pas - non pas principalement du moins - pour aider le processus vital. Il ne s’agit donc pas tellement de savoir si nous sommes les esclaves ou les maîtres de nos machines mais si les machines servent, encore le monde et ses objets ou si au contraire avec le mouvement automatique de leurs processus elles n’ont pas commencé à dominer, voire à détruire le monde et les objets.

Une chose est sûre : l’automatisme continu de la fabrication n’a pas seulement écarté l’« hypothèse gratuite » que « les mains de l’homme guidées, par le cerveau de l’homme représentent l’optimum d’efficacité [4] », mais aussi l’hypothèse beaucoup plus importante que les objets du monde qui nous entoure dépendent de, conceptions humaines et se construisent conformément à des normes humaines d’utilité ou de beauté. Au lieu d’utilité et de beauté, normes du monde, on en arrive à concevoir des produits qui remplissent encore certaines « fonctions de base », mais dont la forme sera déterminée avant tout par, les.opérations de la machine. Les « fonctions de base » sont naturellement celles de la vie animale de l’homme, puisqu’il n’y a pas d’autres fonctions nécessaires à la base, mais le produit lui-même non seulement les variétés mais même le « changement total de produit » dépendra entièrement de la capacité de la machine [5]. »

Concevoir des objets pour la capacité opérationnelle de la machine au lieu : de concevoir des machines pour la production de certains objets, ce serait bien le renversement parfait de la catégorie de la fin et des moyens, si cette catégories avait encore un sens. Mais même la fin la plus générale, le dégagement de main d’œuvre que l’on assignait habituellement aux machines, est considérée maintenant comme un but secondaire et désuet, inadapté et nuisible à de virtuelles « augmentations étonnantes d’efficacité [6] ». Au point où nous en sommes, il devient aussi absurde de décrire ce monde de machines en termes de fins et de moyens que de demander à la nature si elle produit la graine pour l’arbre ou l’arbre pour la graine. De même il est fort probable que le processus continu qui accompagne la canalisation dans le monde humain, des processus sans fin de la nature, s’il peut parfaitement détruire le monde en tant que monde-artifice humain, fournira à l’espèce humaine ce qu’il lui faut pour vivre avec la même sécurité, la même abondance que la nature le faisait avant que les hommes se missent à édifier leur patrie artificielle sur terre et à élever des barrières entre eux et la nature.

Pour une société de travailleurs le monde des machines remplace le monde réel, même si ce pseudo-monde ne peut jouer le rôle le plus important de l’artifice humain, qui est d’offrir aux mortels un séjour plus durable et plus stable qu’eux-mêmes. Dans le processus opérationnel continu le monde des machines est même en train de perdre cette indépendance, ce caractère du monde que les outils et les premières machines des temps modernes possédaient à un degré si éminent. Les processus naturels dont il se nourrit de plus en plus l’apparentent au processus biologique, au point que les appareils que naguère on maniait à son gré commencent à ressembler à des parties du corps humain « comme la carapace fait partie du corps de la tortue ». Vue dans cette perspective, la technologie n’apparaît plus comme « le produit d’un effort humain conscient en vue d’aug­menter la puissance matérielle, mais plutôt comme un développement biologique de l’humanité dans lequel les structures innées de l’organisme humain sont transplantées de plus en plus dans l’environnement de l’homme [7] ».

Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, pp. 199-206.

[1John Diebold, Automation : The advent of the Automatic Factory, 1952, p.67.

[2Ibid., p.69.

[3G. Friedmann, Problèmes humains du machinisme industriel, p. 168.

[4Diebold, op. cit., p 67.

[5Ibid, pp. 38-45.

[6Ibid., pp. 110, 157.

[7Werner Heisenberg, La nature dans la physique contemporaine.