Portrait de Nietzsche en cynique : de l’ironie à l’humour

J’introduis mon propos sur Nietzsche par une citation tirée d’une lettre à Carl Fuchs le 14 décembre 1887 :

« En Allemagne, on se plaint beaucoup de mes excentricités. Mais comme on ne sait pas où est mon centre on aura de la peine à savoir où et quand j’ai été excentrique jusqu’à présent. »

Les excentricités de Nietzsche sont en nombre. Elles ont à chaque fois rapport à des lieux et des temps spécifiques. On sait que même si elles ne s’y limitent pas, ces excentrictés sont avant tout grecques.

Pour Nietzsche, cela a été dit et redit, l’excentricité doit nous rapporter à un point central des Grecs, non pas les Grecs tels qu’ils nous sont connus, dans la familiarité et la continuité avec notre propre tradition, mais avec l’étrangeté de la Grèce, laquelle porte le nom de Dionysos.

La scène ainsi posée est celle d’un agon où s’affrontent la philosophie platonicienne et la Grèce tragique. Elle met en jeu une rivalité entre les idoles philosophiques et la puissance différentielle de l’art dionysiaque.

Cet agôn, à peu de choses près, est aussi bien la matrice contemporaine des reprises et des disputes que cristallisent le nom de Nietzsche. Cette scène dionysiaque domine à tel point que l’on a parfois l’impression que non seulement elle occulte d’autres facettes du paysage nietzschéen, mais qu’elle est devenue la scène quasi-consensuelle du nietzschéisme d’aujourd’hui. Au Nietzsche oriental et subversif, pour lequel Platon est un adversaire redoutable et érotique qui contraint sa pensée, s’est substitué un « autre » Nietzsche identifié à un seul terme d’une opposition entre la surabondance esthétique de la vie et l’âpre sécheresse de l’ascèse conceptuelle.

D’un côté il y aurait le moment créatif incarné par Dionysos, tel qu’il se proposerait, en séduction polyphonique, dans le jeu chatoyant des différences que crée le corps en vie le plus élevé de tous, celui de la forme-artiste.

De l’autre côté se dessine alors le diagnostic selon lequel Nietzsche écrit l’histoire des vainqueurs de notre temps irresponsable, au sens où nous lui devons le resserrement quasi exclusif de la pensée sur une affinité entre art et philosophie, au détriment de tout souci de la vérité....

Ces deux scénarios, bien que divergeant quant à leurs jugements négatif ou positif, s’accordent néanmoins sur un point essentiel, à savoir que Nietzsche est celui qui a bradé la question de la vérité.

L’image est certes caricaturale, mais elle me sert ici pour demander de quoi cet « autre » Nietzsche est-il vraiment encore l’autre ? Nietzsche a-t-il jamais été ce philosophe qui se serait simplement contenté de jeter par-dessus bord la question de la vérité ? Il me semble qu’au contraire, son œuvre peut être lue comme une longue querelle : le rapport entre art, vie et vérité en constitue le matériau, pas la solution.

Aujourd’hui je veux simplement indiquer l’humour de Nietzsche comme moyen de raviver cette querelle, de la remettre en mouvement. Pour cela il faut d’abord retourner au texte et dissiper cette version caricaturale d’une œuvre qui aurait trouvé sa place.

Il est peut-être utile de temps en temps de rappeler comment Nietzsche lui-même qualifie le jeu chatoyant et différences qui ne dérangent personne, inscrivent leur bazar coloré dans un monde d’où la question de la vérité aurait disparu.

Nietzsche nomme ce jeu la « misérable chinoiserie » des nihilistes passifs, ces derniers hommes qui clignent des yeux et sont contents, s’abritent dans le mensonge et le bonheur mesquins, cette espèce d’ « homme la plus dangereuse », dangereuse parce que refusant le danger. Espèce qui impose son existence méprisable au prix de la vérité et au prix de l’avenir. C’est là ce qu’en dit Nietzsche-Zarathoustra.

La guerre déclarée aux derniers hommes, le duel de Nietzsche contre son temps, sur le temps, au bénéfice d’un temps à venir en un mot, son intempestivité, n’a jamais abandonné le souci de la vérité, et dater l’abandon de ce souci du nom de Nietzsche, revient à trouver dans la vérité ce le dispositif que l’on y a déjà mis, d’ériger Platon en juge et partie.

Il ne suffit donc pas de fustiger Nietzsche comme prophète du simulacre au nom d’une vérité qui s’en abstrait. Encore faut-il prendre toute la mesure de ce dont est porteur le conflit entre simulacre et idée, sans se hâter de l’identifier une nouvelle fois à l’opposition entre apparences et vérité.

Pour Nietzsche, penseur du simulacre, images et apparences n’ont pas de noyau essentiel, ne participent pas de l’idée. Mais cela ne signifie nullement pour autant que nous ne fassions plus en elles l’épreuve d’aucune vérité. Le premier retournement qu’opère l’affirmation du simulacre, c’est justement de faire de la question de la vérité une question relative à une bataille d’images.

Si on tient compte de ce retournement, la question du simulacre peut alors se reformuler comme suit. Que devient la vérité lorsqu’elle n’est plus unifiée par ce qui ce lui est propre, mais disperse sa promesse sur tout le territoire des réalités apparentes, des réalités qui nous apparaissent comme non identiques à elles-mêmes : aussi bien sur celui de l’universitaire studieux, celui de l’artiste insensé rebelle, celui des ouvriers européens bons à tout, sur celui de l’existence quelconque..... Bref sur le territoire indéterminé de la vie commune de tous. Le régime du simulacre signifie alors que ce territoire des apparences (la caverne si vous voulez) est le lieu même de l’épreuve de vérité. Celle-ci n’a pas disparu mais changé de modalité : elle n’est plus abritée dans une logique intemporelle, mais logée dans les conflits impropres de la vie historique des hommes.

La vérité ne peut plus alors se soustraire à la question de la probité, à la question de savoir qui est capable de la soutenir.

La procédure d’une vérité située « par-delà bien et mal » a été saisie au plus près par Foucault lorsqu’il expose le mouvement généalogique.

Foucault rappelle que la généalogie ne questionne pas la vérité des choses, mais examine rétrospectivement comment s’est développée une certaine opposition entre le vrai et le faux. La question nietzschéenne concernant la vérité n’est donc pas : « Qu’est-ce qui est vrai ? », mais « Comment ce qui est vrai est-il devenu vrai ? »

Il souligne que cette critique historique s’excède dans une attitude anticipative. La dissolution d’une certaine opposition entre le vrai et le faux produit une désorientation, occasionne une crise. Ce qui est et ce qui aurait pu être autre se mélangent, leur distinction même devient un problème, un objet commun de conflit. La critique généalogique découvre l’arbitraire historique dans la vérité actuelle, et son émancipation de cet arbitraire retourne l’impossible en possible. C’est ce retournement que Nietzsche appelle un devenir.

Cela signifie aussi que les « excentricités » de Nietzsche interfèrent avec le statut explosif de son propre nom. Ou dit autrement : le Nietzsche polémiste de la vérité n’est pas simplement une fonction subsidiaire du Nietzsche affirmatif de la puissance vitale de l’art. La philosophie de Nietzsche ne consiste pas à dissoudre la différence entre art et philosophie, ni même entre art et vie. On peut même soutenir l’inverse.
Le rapport entre Dionysos et Platon n’est qu’un des déplacements, parmi d’autres, selon lesquels Nietzsche déstabilise une certaine « image de la pensée » celle qui oppose l’illusion du vécu sensible à la réalité véridique des idées. Dionysos n’est pas la vérité de Nietzsche. Il est un des vecteurs dont il s’empare pour élargir la question de ce qui est pensable, montrant que les enjeux de vérité sont peut-être ailleurs que là où on les attend ; qu’ils sont en prise avec les écarts sensibles que Platon néglige dans son empressement à les dépasser.

Si on considère l’affirmation dionysiaque sous son aspect intempestif, on peut alors poser la question d’un autre paysage nietzschéen, un paysage où les divisions du territoire philosophique se démultiplient. Quel est ce paysage où Dionysos n’est qu’un nom de Nietzsche parmi d’autres, un nom parmi tous les noms de l’histoire ?

Le parcourir en entier est évidemment impossible. Ses excentricités ne sont saisissables qu’à partir des nœuds conflictuels qui chaque fois esquissent ou réactualisent le territoire restreint et spécifique d’une dissension. Je veux ici attirer l’attention sur un territoire finalement peu exploré, que je n’ai moi-même jamais encore traversé.

On sait que Nietzsche entendait transformer des anecdotes de la vie en aphorismes de la pensée et que dans cette procédure, il y a une proximité avec cette école antique fort excentrique dont toute la philosophie est donnée sous la forme d’exempla. Je parle bien sûr des philosophes cyniques.

Qui sont les cyniques, et quel est l’enjeu de rapprocher la procédure polémique de la philosophie nietzschéenne avec les gestes de ces antiques provocateurs ?
L’enjeu de faire un portrait de Nietzsche en cynique est double et je vous soumets ici une intuition sous forme d’esquisse. (invitation à brève échéance : toujours plus amusant de s’essayer à quelque chose de nouveau)

La première tache, que je vais me contenter ici de nommer, concerne les cyniques eux-mêmes, qui sont peut-être mal connus d’être trop célèbres. On sait qu’ils ont pratiqué une philosophie rustre et pauvre. Ils font en public ce qui ne convient pas : mordent, crachent, expulsent des vents, se masturbent, lavent des brins de persil.

Ignorant les exigences de la logique, ils exercent leur sagesse dans le champ de la morale et prétendent vivre en accord avec la nature. Leurs gestes traduisent sans reste leur parole, il y a chez eux une stricte équivalence entre vie et pensée, parole et acte. Dans le lexique d’aujourd’hui on dirait : ils sont cohérents avec eux-mêmes. Ce sont des marginaux pittoresques trop souvent ignorés qui rappellent les habitants de la cité à leur inauthenticité en se moquant des convenances.

Le problème avec cette image médiatiquement si séduisante, c’est qu’elle ne connaît pas son propre centre...

Nietzsche a une conception bien moins naïve de cette marginalité. Si on reprend la scène du conflit entre ceux vivant à la même époque, Anthistène, Diogène de Sinobe, un « Socrate devenu fou », et Platon, il faut constater que les cyniques sont les vaincus de ce qui s’est majoritairement imposé comme image et pratique de la philosophie, notamment dans sa dimension théorique. Leur kitschification pittoresque est la conséquence de leur exclusion de la tradition philosophique dominante qui passe par Platon et par sa critique. La première tache est donc de restituer dans toute son envergure la portée philosophique de la provocation et de la franchise cynique.

La deuxième tâche est alors de dégager les conséquences de cette restitution pour une conception polémique de la modernité. Ainsi, en faisant un portrait de Nietzsche en cynique, je renverse le diagnostic d’une modernité au diapason avec l’absence de vérité : Nietzsche-Dionysos n’est pas l’emblème victorieux de ce que la modernité a jeté Platon aux oubliettes, Nietzsche-Diogène le chien réactualise les conflits qui traversaient les écoles socratiques et met l’univers historicisé, systématique et mesquin de la philosophie moderne à l’épreuve d’une ascèse antique particulièrement rude.

A ce titre, je relève quelques traits en vue de la composition future d’un portrait de Nietzsche en cynique.

J’ancre ces prolégomènes dans un point d’homologie de l’univers commun aux cyniques et à Nietzsche.

Nietzsche, dans le Zarathoustra écrit : Je suis corps de part en part : l’âme n’est qu’un mot pour un « quelque chose » du corps.

Cet énoncé est un énoncé cynique.

On sait que Diogène le chien récuse la tripartition de l’âme platonicienne et soutient l’indivisibilité du corps et de l’âme.

Si mon corps est indivisible de mon âme, l’ascèse corporelle, qui est un fonds commun des philosophies antiques, prend une tournure particulière : elle se confronte à l’animalité et consiste à vivre au plus près de ses besoins naturels. (animal plus proche de Dieu que l’homme) Mais qu’est cette nature ? Pas la nature logique des stoïciens, pas plus la nature naturelle de la simple survie. C’est une nature qui se concrétise en un lieu, la nature urbaine dont les coordonnées sont équivoques : les cyniques vivent par les moyens de la mendicité et de la débrouille. (tonneau habita provisoire en attendant une maison).

Il s’agit de l’ascèse d’un corps situé aux bords de la cité, qui vit dans une temporalité aux rythmes hétérogènes. Une telle ascèse diffère du tout au tout de celle qui vise l’adéquation d’un corps mortel à l’ascension de l’âme vers l’intelligible.

Le cynisme transforme l’ascèse en une discipline préparatoire, un endurcissement qui rend apte à réagir de manière impromptue et circonstancielle. L’ascèse cynique recourt à l’improvisation pour prendre à l’assaut les conventions. Sa discipline tient davantage de la stance que des préceptes, elle est faite de passages imprévus entre la durée et la fulgurance.

Anecdote : un quidam trouvant Diogène dans une auberge, vous buvez dans une auberge !!! c’est là qu’on trouve du vin.

Socrate même quand il boit se maîtrise et a l’air de ne pas avoir bu. Le besoin de boire de l’alcool que ressent Diogène est ce qui l’exempte d’obéir à la convention qui veut que les philosophes ne s’affichent pas dans les auberges et ne se comportent pas en ivrognes.

Préciser ce qui est appelé nature par les cyniques : cela revient à un mélange indifférent des conventions : de la convention qui veut que ce sont les vulgaires qui boivent dans les auberges et la convention philosophique qui veut que ces derniers ne fréquentent ces lieux sans discipline : désorganise les assignations.

Auberge : terrain du dialogue philosophique concerne tous les êtres et toutes les sphères de le l’existence (Il n’y a pas absence de théorie mais un autre rapport à l’investigation théorique, qui se déroule en un lieu vulgaire).

Les cyniques s’autorisent philosophes à partir de conventions interdites aux philosophes : ils ne s’autorisent que d’eux-mêmes. Nietzsche s’autorise philosophe à partir d’un devenir intempestif et de l’improvisation déréglée contre la nécessité conceptuelle. Sa réunion des matériaux, sa redistribution des rapports entre les différents régimes de savoirs et les différentes pratiques, son art de la vérité disparate fait apparaître le caractère conventionnel des réquisits systématiques et exhaustifs de l’histoire de la philosophie.

Deuxième intuition/ tirée de Par delà bien et mal, § 26 (esprit libre) p. 583 (scène pédagogique)

« S’il a de la chance, l’homme d’élite, [...] Dans son étude nécessaire et désagréable de l’homme moyen, rencontreront des aides qui abrègeront sa tâche. Je veux dire les cyniques, ceux qui tout bonnement reconnaissent et acceptent en eux l’animal, la vulgarité, la « règle » et qui pourtant ont assez d’esprit et de tempérament pour sentir l’irrésistible besoin de parler d’eux et de leurs semblables devant témoins : parfois ils se vautrent même dans leurs livres comme sur leur propre fumier. Le cynisme est l’unique forme sous laquelle les âmes vulgaires touchent à la droiture, et l’homme supérieur en présence des cyniques les plus grossiers comme les plus raffinés, doit tendre l’oreille »

D’abord il y a là une référence à une idiosyncrasie de sa propre œuvre. Nietzsche, Nietzsche , Nietzsche. Ce « vautrement » ne laisse pas non plus de provoquer un sentiment mélangé d’attraction et de répulsion. Deleuze et Foucault ont dit qu’en rendant impossible de dire « je » à la place de Nietzsche, ce dernier a ouvert une blessure dans le langage philosophique qui ne se refermera pas.

On peut prolonger cette hypothèse en arguant de ce que Nietzsche est le nom du réseau des noms qui organise sa pensée. A ce titre, le nom de « Nietzsche » est le crachat lancé à la figure de l’anonymité du sujet philosophique, ou le bâton avec lequel Antisthène ne cessa de chasser Diogène pour lui désapprendre la séduction des maîtres.

Mais surtout, la leçon de supériorité dispensée par cette droiture vulgaire défait la hiérarchie au point même de sa naissance, à savoir dans la pédagogie qui est censé l’instaurer. Car Nietzsche dit que rencontrer un cynique, c’est être saisi par le pouvoir de la pensée (sa droiture) là où il ne faut pas - dans le vulgaire -. Qui peut savoir alors si la pensée ne saisira pas aussi ceux qui ne sont pas censés pas y participer, les inférieurs ? Et si Nietzsche lui-même n’hésite pas à se vautrer dans ses livres comme sur son propre fumier, s’il devient cynique, est-il vulgaire ou supérieur ? On est en plein désordre égalitaire !!!!

La chose se confirme ailleurs, dans Ecce Homo, où Nietzsche dira que ses livres atteignent leur summum quand ils atteignent le cynisme. (« Pourquoi j’écris de si bons livres » 3 p. 1148).

Les cyniques entraient dans les théâtres à reculons. Nietzsche écrit des livres posthumes, et les dote de testaments révisés en guise de préface.

Les cyniques avaient le sens de la répartie, Nietzsche exhume la forme brève contre l’injonction moderne de déduire la vérité d’un enchaînement logique systématisé.

Qu’est ce qu’il importe de discerner dans ces rapprochements ? Que Nietzsche transmet sa pensée selon une réversibilité déroutante du régime de la fiction et de celui de la vérité. Mon hypothèse est que l’atopie de son œuvre est si radicale qu’elle mélange les traits entre Platon et Dionysos, entre vérité idéelle et art différentiel : Diogène le chien nous donne peut-être un nom de ce déplacement.

Il y a bien un art chez le Socrate de Platon, un art de Platon lui-même, dont Nietzsche dira qu’il a inventé le modèle de la forme du roman. C’est l’art négatif de l’ironiste, de celui qui sait qu’il ne sait rien et expose la nullité du savoir sensible de tous ses interlocuteurs.

Les cyniques vont excéder cet art. En moquant les statues, les cyniques n’ont pas seulement moqué le désir des hommes d’être des dieux. Ils ont inventé une forme nouvelle de leur séparation, un réservoir d’anecdotes qui se transmettent par le biais d’un comique qui défait les termes des situations dont il surgit, dans des éclats rire qui délogent tous les interlocuteurs de leur place, sans exception.

Les cyniques ont inclus dans l’ignorance philosophique ce qu’ en exclut la négation socratique du sensible : un compte-rendu des péripéties et déboires et que traverse la pensée, ainsi que des issues qu’elle trouve ailleurs que là où elle prétendait devoir les chercher. ( ce que l’on appelle humour quand on regarde un film de Buster Keaton)

Le dislocation cynique des conventions, sa désorganisation des places du vulgaire et du grand, son déplacement improvisé des codes, tout cela n’est pas seulement une figure pittoresque et marginale extérieure à la vérité théorique. Son régime de franchise invente un nouveau moyen de pensée qui était inconcevable pour l’ironie socratique Cette dernière s’exempte du sensible et ne peut donc que perpétuellement le démasquer. alors qu’avec les anecdotes cyniques, le rapport entre vérité et humour devient pensable.

Pour conclure j’aimerais souligner une ultime conséquence de cette lecture. L’affrontement du Socrate devenu fou et du Socrate platonicien est tout autre chose que l’opposition entre des positions morales simples et une réflexion théorique sur la vie collective de la cité.

Car pas plus pour Platon que pour aucun autre penseur grec, les politeiaides philosophes de l’Antiquité n’ont jamais été des théorisations du corps politique, quel qu’il soit, ou du vivre ensemble. Elles sont des pédagogies de l’âme, et c’est bien à l’affrontement de deux pédagogies de l’âme que l’on assiste. Humour contre ironie, et Nietzsche tombe du côté de l’humour.

Nietzsche était vraiment le plus antique des philosophes modernes. Sa réactualisation du cynisme corrode d’avance, avec humour et méchanceté, la figure aujourd’hui si sérieuse d’une modernité au rabais qui a réconcilié à le dionysiaque et l’ironie, qui croit pouvoir sans danger jouer des différences, démasquant ceux qui croient encore à l’exigence de vérité, c’est-à-dire une modernité qui croit pouvoir s’exempter du conflit, de la division, de la politique. C’est l’entière probité d’un Nietzsche férocement en duel avec cette version édulcorée de sa propre pensée que j’espère avoir donné à entendre.

Merci

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