« Faire avec peu »

Les moyens pauvres de la technique

5 mars 2004

« Nous devons nous réveiller de ce que fut l’existence de nos parents. »
Walter Benjamin

Pour Stéphane D.

Un jour où un passant vit Diogène mendier une obole à une statue et lui demanda pourquoi il agissait ainsi, il répondit : « Je m’exerce à ne rien recevoir ». Ce trait d’esprit résume à lui seul l’attitude cynique. Le philosophe transforme la difficulté de supporter la pauvreté en une occasion de ridiculiser la gloire des statues : par là même, il expose la pauvreté comme condition de sa franchise.
Rarement la pauvreté ne fut traitée avec autant de désinvolture. Le plus souvent, elle s’impose à nous comme une condition involontaire et subie qui envahit aussi bien le présent que l’avenir, la vie des individus que celle de la planète. Alors même que la pauvreté est déjà l’état avéré du monde, nous ne cessons de devoir lutter pour tenter « d’en sortir », voire simplement pour en contenir les effets. Parce qu’elle creuse le sillon du besoin, la pauvreté est généralement perçue comme souffrance ou comme obstacle [1].

Cette perception est si forte qu’on en oublierait presque que la vie des pauvres n’est pas faite essentiellement de misère, mais bien de toute la complexité de ce qu’ils vivent. Or en toute conséquence, si le malheur était vraiment l’unique détermination d’une existence pauvre, alors l’immoralité devrait être l’unique détermination d’une vie riche, et la dénonciation l’unique tâche d’une vie éclairée. Voilà sans doute pourquoi Walter Benjamin qualifie l’auteur Werner Hegemann, dont le livre fait le procès des « casernes à louer » berlinoises (Mietskasernen), d’éternel « vertueux mécontent ». Les preuves qu’il avance contre ceux qu’il accuse d’avoir créé des conditions de vie sinistres sont certes accablantes, mais il est bien trop occupé à les réunir pour s’attarder sur la physionomie réelle des lieux et de ses habitants : « Il lui est étranger que la caserne à louer, aussi terrible soit-elle comme logement, a créé des rues dans les fenêtres desquelles s’est reflété comme nulle part ailleurs non seulement la souffrance et le crime mais aussi le soleil du matin et du soir dans une triste grandeur, et que l’enfance du citadin a de tout temps tiré de la cage d’escalier et de l’asphalte des substances aussi indestructibles que le petit paysan de l’étable et des champs [2]. »

Contre l’extériorité de la critique de Hegemann, Benjamin fait valoir l’intuition que le monde de la pauvreté urbaine contient une force et une perception qui lui sont propres et que les enfants qui y grandissent en formulent les multiples possibilités. Benjamin fait partie d’une génération formée par le leibnizianisme et ce n’est sans doute pas un hasard si ce passage fait stylistiquement écho à une des propositions les plus célèbres de la Monadologie : « Or cette liaison ou cet accommodement de toutes les choses créées à chacune et de chacune à toutes les autres, fait que chaque substance simple a des rapports qui expriment toutes les autres, et qu’elle est par conséquent un miroir vivant perpétuel de l’univers [3]. »

Comment considérer la pauvreté autrement que sous le seul aspect du manque et de ses tristes corollaires, la nécessité soit de le combler, soit de le supporter ? Or, on l’a vu, pour répondre à cette question il ne suffit pas de « prendre le parti » du pauvre. Il faut bien plutôt rejoindre la pauvreté qui conditionne déjà nos existences et montrer en quoi celle-ci peut être une ressource : un moyen de connaissance, un effort dont les aspirations et la diversité sont irréductibles à l’aliénation d’une vie soumise à l’économie. C’est cette modalité que Benjamin expérimente dans un bref article écrit en 1933, intitulé « Expérience et pauvreté ». L’analyse qui en est présentée ici ne vise nullement à resituer ce texte comme une partie dans le développement d’ensemble de l’œuvre. Elle cherche plutôt à éclairer en quoi la modalité particulière de son énonciation modifie et recompose certains traits de l’œuvre, en quoi elle en développe une des potentialités.

La disqualification de l’expérience : une émancipation de la technique

L’essai commence par relater une fable bien connue sur les vertus de la pauvreté, extraite des livres de lecture de Benjamin enfant. Pour lui, aujourd’hui, il y a deux leçons à tirer du récit. La première lui appartient, elle a la forme d’une morale : le père mourant dit à ses enfants qu’il y a un trésor caché dans le vignoble. Retournant la terre à sa recherche, ils découvrent que la vraie richesse est dans le fruit de leur travail.

La seconde leçon prend la forme d’un constat brutal. Dans l’espace d’un monde transformé par une guerre sans précédent en un champ de bataille quasi permanent, ceux qui prêchaient ainsi, dans la langue du bon sens, toute la dureté, toute la peine de la vie n’ont plus rien à nous apprendre. Mais le constat ne s’arrête pas là. Car le mutisme induit par la guerre des tranchées et du conflit chimique, l’impossibilité d’en tirer des fables et des morales n’ont pas seulement produit un silence de mort. L’impuissance nouvelle de ces paroles autrefois si dignes de confiance fait retour dans un épanchement assourdissant : « L’expérience, on savait exactement ce que c’était : toujours les anciens l’avaient apportée aux plus jeunes. [...] Où tout cela est-il passé ? Trouve-t-on encore des gens capables de raconter une histoire ? Où les mourants prononcent-ils encore des paroles impérissables, qui se transmettent de génération en génération comme un anneau ancestral ? [...] Qui chercherait à clouer le bec à la jeunesse en invoquant son expérience passée [4] ? »

L’état multiple de notre pauvreté se précise. Le paysage physique est jonché de fils de fer, le ciel rougi d’explosions. Le paysage économique est peuplé de chômeurs et de billets sans valeur. Enfin le paysage discursif est jonché de lamentations nostalgiques. La répétition par laquelle se transmettait une expérience s’est transformée en la répétition inlassable et ressassée d’une plainte. Le caractère obsolète de ces paroles se mesure à ce que leur forme même, celle de la communication continue entre les différents âges de la vie, est devenue un obstacle à tout mode d’existence un tant soit peu lucide.

En toute rigueur, la leçon à tirer de ce constat est la suivante : il faut couper court à la plainte et surtout se couper soi-même de l’espace de la plainte. Cela implique qu’il faut se délester de toutes les expériences acquises en allant à l’école en tramway hippomobile pour se retrouver entièrement « à découvert dans un paysage où plus rien n’[est] reconnaissable, hormis les nuages et, au milieu, dans un champ de forces traversé de tensions et d’explosions destructrices, le minuscule et fragile corps humain [5] ».
C’est très exactement ce à quoi se résout ici Benjamin. Dans ce petit essai, il n’adopte pas son attitude habituelle d’historien, mais se situe en contemporain qui cherche à se débarrasser des leçons et des fables apprises dans et pour une autre époque. Il se limite alors à puiser les éléments de sa réflexion dans le bref intervalle que constitue le rapport entre la défaite de la première guerre mondiale et l’imminence d’un nouvel affrontement. Ce changement de position consonne de la manière la plus radicale avec un appauvrissement de sa propre démarche théorique, voire avec une réinvention de celle-ci.

Premier appauvrissement. Puisque le choc que nous avons subi nous laisse dans un champ de ruines, puisque cette ruine n’a pas épargné la notion même de culture, il faut avoir le courage de la congédier. Réponse pour réponse. Si, comme le diagnostique Benjamin, l’événement de la Première Guerre mondiale est impossible à formuler en termes d’expérience pour ceux qui l’ont vécue, il nous faut alors inventer une vie qui ne se déroule plus sous l’autorité de l’expérience, mais au regard de son impossibilité.

La notion de front, qui pose encore la violence en termes d’attaque et de défense, s’est dissoute dans les attaques aériennes au gaz. Est apparue une nouvelle violence qui n’affronte plus des armées l’une à l’autre, mais bat des records d’agression comptés en nombre de morts. Une stratégie de destruction pure s’est substituée à une stratégie guerrière. Dans ces conditions, vouloir encore opposer les acquis de la culture au déchaînement barbare de la technique équivaut tout simplement à une pure déclaration d’impuissance. Au lieu de poser un front, d’édifier un barrage, le philosophe va se situer au milieu de ce qui est arrivé et introduire une « conception nouvelle, positive de barbarie » qui doit nous permettre « de survivre à la disparition de la culture [6] ».

Quel est ce nouvel espèce de barbare ? C’est d’abord, tout simplement, un nom inventé par Benjamin pour faire droit à l’existence du « minuscule et fragile corps humain » contre toutes les galvanisations qui tentent de le recouvrir. En effet, alors même qu’il n’y a plus rien qui relie l’expérience au patrimoine culturel, celui-ci prolifère en un effroyable méli-mélo de styles de vie et de conceptions du monde : astrologie et yoga, végétarisme, gnose et spiritisme. A cette invasion de nos vies par une nouvelle Armseligkeit (littéralement une « pauvreté d’âme ») vouée à en combler le vide spirituel, le philosophe oppose une perception encore inarticulée, la perception de l’infans qui « crie comme un nouveau-né dans les langes sales de l’époque ».

Cet enfant sans parole ne représente pas l’innocence primordiale d’avant le péché, son corps n’est pas celui de la vie nue. Le petit vêtement rudimentaire, souillé et un peu ridicule qu’il porte le désigne comme celui qui n’a jamais rien connu d’autre que la dévastation et le dénuement de la situation présente, celui qui n’a pas de souvenir d’un autre temps et qui, s’il ne meurt pas dans la prochaine guerre, grandira dans les conditions catastrophiques de ce présent. Benjamin lui emprunte son ignorance du passé et son appétit pour l’avenir afin de poser quelque chose qui fait « tache » dans sa propre œuvre [7]. A la manière d’un barbare, sans s’encombrer de trop de justifications, le philosophe en appelle ici directement à la force active de l’oubli, par delà toute la sophistication de sa conception messianique de la philosophie de l’histoire.

De quoi doit nous délivrer cet oubli ? De la stupidité torturée (gequälte Stupidität [8]) qui paralyse ceux hantés par leur perte. Leurs sens sont inhibés, ils se retranchent sur des certitudes aussi vides qu’insistantes. Au lieu de partir de l’effondrement de celles-ci, ils accusent le monde de ne plus y correspondre. Du présent, ils ne perçoivent qu’une seule chose : la haine qu’ils lui vouent et dont ne cessent de témoigner leurs plaintes. Dès lors, oublier la culture signifie très exactement se rappeler à la réalité présente dans tout son dénuement, pouvoir y exercer son discernement. C’est l’oubli d’un jugement moral qui a fait faillite, d’une volonté d’accumulation qui a conduit à la guerre. Balayant les repères, supprimant les acquis, cet oubli donne lieu à une perception instable, à une connaissance sans fondement autre que les décombres parmi lesquelles elle opère. Ainsi, le désintérêt pour toute conservation ou reconstruction produit la formule d’une lucidité nouvelle capable de s’accommoder de cette nouvelle pauvreté en expérience. Sa devise est de « se débrouiller avec peu ».

La barbarie de ce nouveau précepte ne prend tout son sens que si on part de sa visée polémique, si on demande contre qui elle se dirige. L’on a déjà vu que Benjamin a pris acte de l’impuissance de toute attitude défensive face à l’attaque aux gaz. Il sait, et peut-être le sait-il d’autant mieux qu’il est situé du côté de ceux qui ont perdu la guerre, que cette impuissance vaut également pour la situation politique : quand la maison brûle déjà, il est absurde de vouloir sauver les meubles. S’il reste une chance à saisir, c’est celle des vaincus.

Mais comment saisir une telle chance, comment transformer l’appauvrissement économique, culturel, spirituel causé par la défaite en une ressource ? D’abord en l’affirmant comme telle, en ne pervertissant pas une défaite historique réelle en la victoire intérieure d’un guerrier spirituel, en congédiant toute la dialectique du déclin et de la renaissance. Ensuite en se débrouillant sans patrimoine à conserver, sans richesse à accumuler, sans sol à occuper, sans langage propre : sans tout ce qui contribue à alimenter la renaissance fasciste du patriotisme allemand. En effet, dans la catastrophe actuelle, la culture est loin d’être neutre ; avant tout, elle constitue le champ privilégié où se redéploie le mythe d’une nation organique. La force de la nouvelle pauvreté en expérience réside d’abord dans son indifférence à ce mythe.

Se situant à l’extrême opposé d’une démarche ordonnée par une morale de l’esprit et par la transmission de cet esprit, les nouveaux barbares éclairent leur implication dans le monde présent à partir de tous les moyens et de toutes les circonstances de leur vie : à partir de la technique. Alors que la tradition pose celle-ci comme un moyen subordonné à une fin, la raison qui s’en soustrait procède à une conceptualisation politique de ces moyens ; elle articule les conflits humains qui s’y logent.

Habituellement, Benjamin intègre la notion de technique à sa réflexion sur l’œuvre d’art. Mais la pauvreté le conduit à une intuition différente, à savoir qu’il faut désenclaver la pensée de la technique, lui restituer son caractère multiple. En effet, pour pouvoir procéder à une élucidation morale des conditions réelles de notre existence, il faut récuser le départage des sphères qui commande à celles de la technique elle-même. Car tant que l’on accepte d’inscrire la pensée de la technique dans les catégories de l’économie et du travail, de l’Etat, de l’art et de la science, on reconduit l’aliénation de la technique à une organisation sociale qui lui reste extérieure, au lieu de repenser toutes les catégories de celle-ci à partir des possibilités émancipatrices de la technique.

En ne donnant pas à la pensée de la technique « son mot à dire » (sein Mitbestimmungsrecht [9]), nous nous rendons sourds aux véritables « organes sensibles » que sont, en vrac, tous les moyens techniques qui articulent l’existence individuelle à l’existence collective. Or, qu’est ce retranchement de la sphère dite technique des questions concernant les rapports des hommes entre eux, sinon une façon de considérer l’économie comme une contrainte naturelle, les rapports des hommes entre eux comme une réalité à administrer, la nature comme une réalité à exploiter, la science comme une discipline permettant de la maîtriser, et l’art comme la production d’une souveraineté illusoire ? C’est cet enchaînement continu de différents degrés d’aliénation qui provoque la « révolte d’esclave de la technique [10] », selon l’expression précise du philosophe.

Les esclaves sont ceux qui n’ont à comprendre du langage que les ordres qui leur sont donnés. Ils peuvent l’entendre, mais ne le possèdent pas. Leur rapport à celui-ci coïncide entièrement avec leur instrumentalisation au service d’un monde qui leur dénie toute qualité de dire un autre monde, d’en infléchir le cours. Rien ne doit dépendre d’eux, car eux dépendent entièrement de la raison de leurs maîtres. La révolte d’esclave de la technique, c’est le retournement violent de tous les moyens chimiques, mécaniques, tactiles, optiques, pharmaceutiques, spectaculaires, dramatiques, rhétoriques, sonores, contre ceux-là mêmes qui prétendaient l’asservir : tous ces moyens déchaînent les forces élémentaires sociales, mais dans la fureur d’une destruction. C’est ce qui est arrivé dans la guerre.

Le champ de bataille n’est plus au front, toutes les conditions de nos vies sont devenues le front. Dès lors, il n’y a plus lieu de considérer l’art comme la scène privilégiée où déchiffrer les signes d’une émancipation à venir, tout comme il n’y a plus lieu de considérer le rapport agonal entre le sacré et la technique propre à l’œuvre comme le schème originaire de l’existence sensible [11].

C’est ici qu’intervient un deuxième appauvrissement de la théorie de Benjamin. Puisque l’œuvre d’art ne cesse de réarticuler ses propres moyens techniques au mythe d’une souveraineté originaire, d’une aura ou d’une « magie » dans le lexique de Benjamin, il faut minorer l’œuvre pour n’en retenir que ce qui relève de l’hétéronomie de la connaissance sensible. Or justement, celle-ci n’est présente dans l’art qu’au titre de son agencement technique [12]. Pour accéder à cette hétéronomie en tant que telle, il faut renverser la proposition : non pas élucider la technique au sein d’une théorie de l’œuvre d’art, mais réinscrire celle-ci au sein d’une réflexion sur l’agencement technique de l’existence.

La tâche de la démythologisation se transforme. A la place de l’historien de la culture qui s’efforce de soustraire l’œuvre à sa remythologisation par l’exposition de sa facture technique se glisse un Benjamin contemporain de son époque, soucieux de parer au plus pressé. Ce dernier énonce le concept d’une procédure technique variable à l’infini, destinée à accommoder les moyens de l’art comme de la science aux questions les plus urgentes de la réalité quotidienne. La problématisation de l’organisation matérielle de la vie ne passe plus nécessairement par le schème de l’œuvre, mais directement par une problématisation de la construction, de l’effacement, de la simplification et de l’attention. Et celui qui en explore les possibilités n’est autre que le nouveau-né criant dans les langes sales de l’époque. Le schème de la technique, ce sont les schématisations multiples de l’enfance.

Les moyens techniques du jeu

Le nouveau barbare dispose des moyens de celle-ci. Il recommence, il débute, bref : il joue. A la manière d’un barbare, le philosophe coupe la notion de jeu du problème de sa dérive spectaculaire ou sportive en l’arrachant à sa dimension artistique. Il « oublie » l’histoire de l’art pour ne s’en remettre qu’à l’urgence épistémologique qui constitue le jeu d’enfant. C’est en elle et non dans l’éclipse de l’apparence esthétique que l’essai trouve la ressource d’un gain d’espace formidable pour le jeu entre nature et technique.

Le jeu de l’enfant se tient si près du commencement des choses qu’il ne discrimine pas entre ce qui est humain et ce qui ne l’est pas. Le dialogue enfantin engage tous les rapports entre un corps et ce qui l’entoure : son rapport aux autres, aux choses, aux éléments, à la mobilité, au chromatisme, aux sons. « Tout se laisserait aisément arranger si on pouvait accomplir les choses deux fois (Goethe) ; l’enfant procède selon cet adage goethéen. Simplement pour lui, il ne s’agit pas d’une seconde fois, mais de nouvelles fois, de centaines, de milliers de nouvelles fois. Ce n’est pas seulement le moyen de venir à bout des premières expériences traumatiques par abrutissement, conjuration obstinée ou parodie, mais c’est aussi le moyen de goûter sans cesse, de la manière la plus intense, triomphes et victoires. L’adulte se déleste de l’horreur, jouit doublement d’un bonheur en le racontant. L’enfant recrée toute la chose depuis le début, il recommence [13]. »

Hors de toute expérience communicable qui marque le récit, le langage du jeu se construit dans l’exploration répétitive, par tous les moyens dont dispose un corps, de l’énigme du monde. L’enfant parle aux étoiles avec ses mains, avance vite en zigzag à quatre pattes, lentement debout. Il s’adresse indifféremment à une peluche ou à une personne. Ses gestes ne sont pas attribuables à la psyché, au corps ou aux éléments du monde physique. Leur portée vient entre psyché, corps et monde, habiter un passage. Le petit d’homme met en jeu le côté des hommes qui est étranger à leur humanité.

Un tel petit ressemble moins à ses aînés qu’aux éléments du monde dans lequel il voit le jour : « l’enfant ne joue pas seulement à être épicier ou instituteur, mais aussi à être moulin ou locomotive [14] ». Les créateurs de la nouvelle barbarie, eux, ressemblent à ces petits. Ainsi opèrent-ils sans l’autorité d’un modèle. Leur planche à dessin a de multiples usages, artistiques ou scientifiques. Ils débutent chacun de leur côté, avançant par eux-mêmes, sans regarder de gauche ni de droite. Descartes commence avec le simple élément du cogito et déduit toute sa philosophie de cette seule certitude. Einstein ne voit qu’une chose, l’écart entre des équations de Newton et l’observation astronomique. Klee s’inspire des ingénieurs pour construire des visages dont tous les traits sont structurés par leurs états affectifs : ligne de sourcils froncés pour la concentration du Savant (1931), motif des yeux fermés pour Absorbé dans ses pensées, autoportait (1919).

La mimesis du jeu engendre une sorte de vagabondage de la ressemblance qui s’attache à relier de la façon la plus improbable des éléments fort éloignés, sans aucun égard pour la vraisemblance. Pris en ce sens, imiter ne signifie pas redoubler un objet dans une représentation, mais produire une nouvelle ressemblance qui modifie les rapports entre les choses, entre l’humain et l’inhumain. Cette transposition hétérogène d’un élément en un autre articule l’inconstance d’un corps à l’imprévisibilité de la nature. La contingence des moyens qui nous relie au monde physique, tel est l’alphabet dont le jeu épelle les lettres comme autant de possibilités matérielles inédites. En faisant « accéder la nature au langage », il libère la puissance inventive des moyens techniques au lieu de les enchaîner à une fin. Un tel langage ne connaît pas la séparation du travail et du loisir, du sérieux et de l’amusement, tout comme l’enfant qui joue ne divise pas le sensible en éléments de connaissance et en éléments de sensations, en passivité et en activité. Pour Benjamin, tout geste d’enfant se résout dans la relation exacte d’une innervation créatrice avec une innervation réceptive.

Or dans « Expérience et pauvreté », Benjamin met lui-même à l’œuvre une telle logique de la ressemblance. Ainsi, il relie de la façon la plus improbable les remarques du communiste Brecht sur le rapport entre justice et pauvreté et celles de l’architecte Adolf Loos concernant une sensibilité esthétique basée sur le refus de l’ornement, le programme esthétique simplificateur de ce dernier à l’art complexe de Klee, les impératifs de l’effacement à la fiction utopique proposée par Paul Scheerbart.

Mais quelle est la similitude que le philosophe tire de ces gestes singuliers ? La première est négative : si variables soient-elles, ces démarches ont en commun de récuser toute ressemblance avec « l’homme », principe de l’humanisme. Elles font droit à la part inhumaine du monde, engagent un rapport distancié à la nature, à l’écart de toute maîtrise. La seconde est cumulative. Prises séparément, ces démarches ne se ressemblent sans doute en rien. Néanmoins, pris ensemble, tous leurs moyens esquissent une ressemblance nouvelle de la vie humaine avec le monde pauvre au milieu duquel nous vivons.

La notion de jeu s’approfondit pour inclure la dimension collective de l’existence. En effet, en rapprochant des gestes politiques et architecturaux, des logiques programmatiques et des attitudes esthétiques, Benjamin transforme le problème de savoir comment habiter ce monde appauvri en une tâche nouvelle. Quel espace de jeu nouveau reste à construire entre la sphère privée et la sphère publique, entre toutes les fonctions matérielles différentes de notre existence ? Quels matériaux et quels moyens pourraient restituer la technique dans sa dimension émancipatrice, c’est-à-dire dans sa capacité à produire une relation exacte entre l’innervation réceptive des possibilités de la nature et l’innervation créatrice des possibilités de la vie commune ?

En toute conséquence, Benjamin n’élucide pas les moyens d’habiter un monde appauvri à partir d’une idée de l’homme, ni même à partir d’une idée de « l’homme nouveau ». Il adopte une démarche contraire qui consiste à prêter son attention aux côtés inhumains de nos vies, à ses relations avec l’étrangeté matérielle du monde. Et il ne s’agit pas d’humaniser ces rapports, car d’un monde centré sur l’homme il n’y a plus rien à attendre ; il s’agit de demander comment des matériaux, des instruments et des circulations peuvent nous débarrasser du souci de l’expérience et nous redonner un accès tactile à tout ce qui nous entoure, y compris aux autres.

C’est cette préoccupation qu’il partage avec « les meilleurs esprits » que sont Paul Scheerbart, Bertolt Brecht et Adolf Loos. « Il existe des romans [de Scheerbart] qui de loin ressemblent à un Jules Verne, mais à la différence de Verne, chez qui les véhicules les plus extravagants ne transportent à travers l’espace que de petits rentiers français ou anglais, Scheerbart s’est demandé en quelles créatures tout à fait nouvelles, aimables et curieuses, nos télescopes, nos avions et nos fusées transformeront l’homme d’hier. Ces créatures du reste, parlent déjàune langue tout à fait nouvelle [15]. »

Un des matériaux aptes à susciter cette nouvelle langue est le verre. Mais là encore il faut se tenir près des choses, élucider ses qualités physiques plutôt que de se focaliser sur sa teneur idéologique de transparence, d’uniformité ou de grandeur. Le verre correspond au choix d’un matériau qui laisse filtrer la lumière de l’extérieur, qui ouvre l’espace clos sur un espace plus large que lui-même. Tel le verre des fenêtres, qui marque la frontière entre le dehors et le dedans, il a pour avantage d’être perméable et on peut en faire usage en ce sens.

Scheerbart parle de maisons faites entièrement en verre coloré, où les habitants opacifient ou éclairent les parois de leurs demeures selon leurs activités et leurs humeurs, où ils déplacent les murs selon leurs besoins et leurs envies de solitude ou de partage. Cette mobilité leur permet d’articuler leur espace propre à celui de tous, sans pour autant être soumis à un contrôle du regard. Ils rejouent sans cesse leur façon de passer du privé au public, du public au privé. Ainsi, les gens peuvent vivre en un endroit sans nécessairement adopter les habitudes d’un cadre domestique, en articulant le cadre à cela même qui lui échappe : l’irruption de l’extérieur.

Cette variabilité est encore modulée par le caractère lisse et froid du verre. Celui-ci n’accroche pas, il ne reflète pas la personnalité de l’habitant et réserve une possibilité à la circulation imprévisible des autres. Dans ces conditions, le recroquevillement sur le secret, le stockage de soi-même et la fixation en un lieu se transforment, si seulement on suit le conseil de Brecht tiré du Manuel des habitants des villes  : « Efface les traces ». La recherche du geste exact se substitue à la pérennité de l’habitude : cette modification est synonyme de l’introduction dans le collectif d’une disparité des rythmes.

Le nouveau barbare ne hiérarchise pas des éléments extérieurs à lui-même selon un ordre, il devient lui-même un élément actif au sein d’une situation. De même, il ne partage pas inégalement son attention entre ce qui est supposé lui revenir en propre et les choses communes. Sa curiosité peut s’accrocher n’importe où. Les voies obliques de celle-ci persistent à le rendre étranger aux divisions généralement connues sous le nom de réalité. Ce va-et-vient incessant entre le propre et le commun disjoint la question du nom de celle de l’identité. Tous les mots peuvent servir à nommer, toutes les nominations ont partie liée avec le commun. Il n’y a pas de noms plus propres que d’autres. Ainsi, Paul Scheerbart donne à ses personnages des noms qui ressemblent à des activités, par exemple Lesabéndio (soirée de lecture), nom du héros d’un de ses ouvrages et titre du livre.

Variabilité, perméabilité, expropriation de l’identité. Ces quelques exemples montrent à quoi s’emploient les schématisations du jeu : à formuler d’innombrables « combinaisons harmonieuses » entre l’innovation technique et l’innovation de la vie collective. Leurs ajustements, toujours provisoires, déjouent la contradiction dialectique qui oppose le progrès technique et la régression sociale. En eux, la technique est rendue à elle-même et peut alors s’avérer comme « l’organe » de la vie collective.

Ce langage nouveau des barbares diffère du langage de la culture en ceci que son champ est celui de l’improvisation, son espace celui des circonstances traversé de perpétuelles polémiques, travaillé d’innombrables dissentiments et son temps celui d’un présent instable : tout le présent multiple et presque indiscernable de ce qui se propose déjà comme alternative à ce que l’on a connu. C’est à ce titre qu’il a la puissance de nous libérer de ce dont nous sommes fatigués. De notre savoir-faire devenu inutile, de notre subordination à une culture qui a perdu son autorité, de notre référence constante à un passé détruit, bref, de l’expérience quelle qu’elle soit.

Il apparaît alors que la pauvreté en expérience ne désigne nullement un rabattement de la réalité sur elle-même. Jamais Benjamin ne fait appel à une rationalité désenchantée, prête à s’arranger du monde tel qu’il est. En écrivant que les gens fatigués de l’expérience « aspirent à un environnement dans lequel ils puissent faire valoir leur pauvreté, extérieure et finalement aussi intérieure, à l’affirmer si clairement et si nettement qu’il en sorte quelque chose de décent [16] », il évoque la nécessité de faire un vide d’où pourra surgir une autre existence.

La chose va plus loin encore. L’on a vu que la vie des nouveaux barbares se tient au plus près du jeu de l’enfant, au point d’indistinction entre l’humain et la nature, au point où le concret émerge de l’infinité virtuelle de ses variations. Or, que nomme ce rapprochement avec l’infans, sinon une existence qui n’a encore rien perdu de sa charge utopique ? La pauvreté en expérience se révèle alors comme une formulation singulière de l’utopie benjaminienne, une formulation qui se débrouille avec peu, sans détour par un passé lointain et sans horizon théologique, mais non sans rêve.

Utopie et pauvreté

Pour dégager la spécificité de cette formulation, il faut brièvement rappeler quelques caractéristiques de l’utopie benjaminienne [17]. Pour ce philosophe, l’utopie a un caractère composite ; elle ne relève ni de la rationalité d’un projet, ni d’un pur imaginaire, mais de l’accès à une lucidité que retiennent dans leurs plis archaïques les images de souhait du rêve. Or ces images sont enracinées dans l’irrationalité du mythe, dans cela même qui refoule toutes les possibilités de distanciation des choses et des êtres au profit d’une communauté identifiée à l’Un. Dès lors, Benjamin va développer une technique du réveil qui fait irruption dans les lieux mêmes du rêve ; il en appelle au désir de réveil qui anime les images oniriques contre le poids du sommeil qui les leste. Loin de simplement se détourner des images de rêve collectif, il tente de réactualiser les virtualités émancipatrices de leurs souhaits.

Cette tâche est conçue comme la tâche politique de l’historien de la culture : pour libérer la charge utopique que recèle le moment présent, ce dernier met en tension les images d’un âge d’or lointain avec l’aspiration au nouveau qui détermine le présent. C’est un travail d’anamnèse particulier, qui compose une image de l’imprévisible à partir des éléments d’un passé transfiguré par son éloignement. Une telle image n’est elle-même attribuable à aucune époque, mais elle passe entre les époques pour visualiser un écart, lancer un pont entre ce qui est et ce qui pourrait être.

Or dans le cas de la pauvreté en expérience, ce passage par le lointain n’est pas accessible. Les nouveaux barbares sont passés hors du champ de la culture. En toute conséquence, cette extériorité les prive aussi des ressources du passé et les contraint à reformuler autrement la question de l’utopie. Mais ici encore plus qu’ailleurs, il suffit peut-être de se tourner vers le jeu d’enfant, le jeu de ceux qui manquent totalement d’expérience alors même qu’ils débordent d’imagination.

Si l’on considère le mythe à partir de ce jeu de l’imagination enfantine, il est possible de l’éclairer dans sa dimension technique. Car le mythe n’est pas seulement un refoulement des possibilités de la technique au profit d’une ritualisation et d’une sacralisation sociale, ou plutôt il n’est tout cela qu’en vertu du fait qu’il est aussi une technique de l’imaginaire.

Ainsi, l’indifférence aux mythes caractéristique d’une vie tournée de manière résolue vers le présent n’annule pas la puissance de rêver une autre vie, bien au contraire : elle fait resurgir la dimension technique du mythe. D’ailleurs, sauf à retomber dans l’idéalisation, la lucidité barbare ne peut que constater à quel point l’époque qui est la sienne donne encore matière au mythe : « tant qu’il y aura encore un mendiant, il y aura du mythe », selon l’expression de Benjamin. Simplement, les rêves collectifs liées à la nouvelle pauvreté en expérience renvoient à la forme nouvelle de l’objectivation des hommes. Leurs images de souhait sont faites à partir de l’innervation corporelle qu’induisent les chocs et la discontinuité de la vie contemporaine.

Encore une fois, la tâche de Benjamin se transforme à mesure qu’elle s’appauvrit. Les images du passé organisées par la tradition ne peuvent lui être d’aucun secours. Elles permettent certes de se détacher du présent, mais comme lui-même l’a déjà constaté, ce détachement est essentiellement fait de nostalgie : c’est le rêve d’une continuité retrouvée. Pour libérer la charge utopique que recèle la nouvelle pauvreté en expérience, il lui faut se tourner vers les images qu’elle génère pour y déceler les éclats d’un avenir en rupture avec le présent. Bref, Benjamin le contemporain doit contredire le présent moyennant les images du présent. Plus exactement encore, il doit rompre leur coïncidence.

A cet égard, il n’est pas du tout anecdotique ni fortuit que philosophe se tourne vers les images du rêve collectif produites par le dessin animé de Walt Disney [18]. Car d’un côté, ces images concrétisées par le seul dessin accusent un écart avec la réalité, écart qui va de pair avec une exposition de leur technique. De l’autre, ces dessins incarnent le mythe d’un âge d’or retrouvé, d’une existence sans peine. Enfin, tout le monde regarde Disney : dans les années trente, à l’étonnement de tous, y compris de leur producteur, ces dessins conquièrent en masse le public américain et international.

Il vaut donc la peine de dégager les traits utopiques inscrits dans les linéaments de ce monde de rêve, toujours en suivant la méthode pauvre élaborée tout au long de cette analyse [19]. Celle-ci consiste à appréhender, dans les images de souhait que produisent à la chaîne les nouveaux agencements techniques, les bifurcations imprévisibles qui pourraient les arracher à leur instrumentalisation. Cette exploration des virtualités émancipatrices retenues dans l’objectivation du nouveau s’aventure dans les archipels dont la cartographie est incertaine : des archipels qu’illimite leur continuelle apparition et qui à ce titre ne sauraient encore être un objet d’histoire.

L’essai « Expérience et pauvreté » procède en ce sens, puisqu’il ouvre sur l’interruption abrupte d’une leçon prodiguée par La Fontaine et conclut sur l’apparition toute récente d’un nouvel animal du nom de Mickey Mouse. Le dix-septième siècle représentait la vie des animaux pour transmettre une fable, la production actuelle nous divertit avec des animaux dont les frasques n’ont pas de leçon à donner. Les premiers cartoons de Mickey (Steamboat Willie, 1929 ; Plane Crazy, 1929 ; Underwater Circus, 1932 ; Silly Symphonies, 1933) produisent un monde onirique où tout est comme dans un autre monde : le paradis retrouvé de l’enfance. Benjamin souligne la manière dont ces images de rêve tournent en dérision les contraintes aliénantes de la vie quotidienne.

Walt Disney crée au niveau d’une représentation non encore enchaînée par la logique, la raison et l’expérience. Ses animaux ont l’habitude de s’allonger et de se contracter, de se moquer de leurs propres formes comme se moquent des classifications zoologiques les poissons-tigres et la pieuvre-éléphant de Cirque sous-marin. Ce refus de la forme figée une fois pour toutes caractérise tous les objets représentés : une locomotive dévore le bois de chauffe comme des petits gâteaux, les chevaux étonnés étirent leur cou au-delà du probable pendant que s’allongent leurs pattes en pleine course, les meubles se gondolent de rire.

Le cartoon met les objets hors de soi. L’extase comme processus est présentée sous les traits fluidifiés d’une mutation de leur stabilité en variabilité, qu’Eisenstein qualifie de « plasmatique ». Mickey fait signe au soleil de stopper sa course, il s’arrête net, Mickey sort de sa voiture et la gare dans sa poche, où elle disparaît instantanément. Les peines et les aliénations de la maîtrise s’évaporent en des résolutions a-logiques, les images nous immergent sensiblement dans la nature, nous assimilent à son jeu perpétuel.

Mais surtout, et c’est sans doute là ce qui retient Benjamin, la part technique de cet univers féerique s’expose en même temps que lui. En effet, dans le cartoon, le dessin est animé au double sens du terme : il est mis en mouvement et il y gagne une âme, telle la nature magique. C’est là tout la différence entre le petit écran animé et le grand : Disney traite le dessin comme un fait vivant, plutôt que de transfigurer la réalité par le film, de subordonner les personnes vivantes à leur image de star. La souris de navire est une star animale faite de lumière de papier et d’écran.

Le dessin perçu comme vivant a des comportements et des actes, il apparaît comme existant et même comme pensant. Par exemple, la peur du héros appartient au dessin : elle se révèle dans une ligne ondulée qui parcourt toute la silhouette [20]. Parfois le dessin va plus vite que la scène qu’il dessine : les formes se détachent, comme cette tondeuse si pressée de tracer un sillon qu’elle s’arrache à l’animal qui la conduit. Le comique des mutations ne se limite pas à la métamorphose de la nature : lorsque le cou du cheval s’étire au-delà des limites d’allongement possible du cou, le dessin s’échappe de la forme, un ensemble de lignes se met à danser devant nos yeux. De même, c’est le dessin qui transmet une âme à chaque objet qu’il traverse, bouilloire, soupière, commode, aux maisons, comme dans La société de lutte contre les fantômes : chaque chose se transpose en une autre, l’extase gagne peu à peu toute la scène, pour finir par emporter tous les éléments, décor compris, dans sa dynamique. A cela s’ajoutent la couleur et le son, de telle sorte que l’on est plongé dans une véritable synesthésie.

Les fables de La Fontaine s’insurgeaient contre la raison philosophique cartésienne qui réduisait le monde animal à ses réactions mécaniques. Chez Disney, l’extase perpétuelle des animaux et des choses exprime un refus de la standardisation outrée de l’existence, du quadrillage normatif et de la parcellisation grise de la vie. Certes, l’élucubration comique du dessin animé est conçue au service d’un pur divertissement. Son entrain ne mène pas loin, il ne réussit qu’à nous faire oublier pour un bref instant la dureté du monde et, ce faisant, il nous détourne aussi de l’urgence qu’il y a à transformer le cours des choses. Mais pour Benjamin, les images de rêve collectif ne véhiculent pas seulement de la léthargie, elle sont travaillées par une ambiguïté fondamentale [21]. C’est le cas des images produites par Disney dans les années trente. Elles portent en elles des ressources insoupçonnées, matérialisées dans et par leur « folie graphique » et sa sonorisation.

Le bref intervalle dont témoignent les interrogations de cet essai s’est soldé par un échec historique sans précédent. La Première Guerre mondiale a engendré la catastrophe plus sombre encore du nazisme. Le délire graphique du concret s’est résorbé dans le kitsch des dessins. Confronté à cet échec sans précédent, Benjamin a cherché à retendre l’arc utopique dans l’élément de l’histoire, à partir d’une perspective messianique. Mais cela ne disqualifie d’aucune manière la logique singulière de cet essai. Dans le labyrinthe de cette philosophie, « Expérience et pauvreté » apparaît comme la vérité d’une variation au sens de Leibniz. Son intuition déplie in nuce une des différences possibles que contient cet univers de pensée : celle que reflète la pauvreté en expérience.

La neuvième thèse de « Sur le concept d’histoire » développe l’image célèbre de l’ange dont le visage est tourné vers le passé, qui voit une seule et unique catastrophe là où nous voyons un enchaînement d’événements. Il voudrait s’attarder sur les morts, mais ses ailes sont prises dans une tempête qui souffle du paradis et qui le pousse irrésistiblement vers l’avenir auquel il tourne le dos. L’on peut supposer que la pauvreté en expérience est un « détail » infiniment petit qui appartient à cette catastrophe. Considéré sous l’aspect de ce détail, la perspective messianique enveloppe sans doute aussi cette question qui est la nôtre et qu’elle nous lègue : comment faire avec peu, comment faire sans ange ?

Antonia Birnbaum
Toulouse, janvier 2003


[1Evidemment, il y a aussi une figure chrétienne de la pauvreté choisie, mais c’est encore une figure de sa conversion en un « plus » : saint François abandonne ses richesses pour s’élever spirituellement.

[2. « Ein Jakobiner von heute », in : Walter Benjamin, Gesammelte Schriften, publiés sous la direction de Rolf Tiedemann et Hermann Schweppenhäuser, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1982, tome III, p. 265. (Traduction A.B.)

[3Gottfried Wilhelm Leibniz, La Monadologie, Paris, Le Livre de poche, 1990, p. 156.

[4« Expérience et pauvreté », trad. Pierre Rusch, in : Walter Benjamin, Oeuvres II, Paris, Gallimard, 2000, p. 364-365.

[5Ibid., p. 365.

[6Ibid., p. 372. Le texte original est : « [...] bereitet die Menscheit sich darauf vor, die Kultur, wenn es sein muß, zu überleben ». Pierre Rusch traduit Kultur par civilisation. Or la culture évoquée par Benjamin fait référence au concept organique de culture développé par Jacob Burckhardt, lequel privilégie l’art comme la forme la plus haute de la vie de l’esprit d’un peuple, alors que la notion de civilisation renvoie davantage à une réalité institutionnelle et sociale.

[7« Faire tache » signifie communément rompre une harmonie, mais dans la pensée de Benjamin, l’expression renvoie également à un médium qui résout la personnalité en éléments primordiaux. Voir à ce propos : « Sur la peinture : signe et tache », trad. Pierre Rusch, in : Walter Benjamin, Oeuvres I, op. cit., p. 172-178.

[8. Expression tirée de « Linke Melancholie, Zu Erich Kästners neuem Gedichtbuch » in : Walter Benjamin, Gesammelte Schriften, op. cit., tome III, p. 283.

[9. Dans « Théories du fascisme allemand », Benjamin tente de retrouver ce langage possible de la technique - une articulation non aliénée de notre rapport à la nature - par delà le langage mystique de la guerre universelle. Pour Walter Benjamin comme pour Leroi-Gourhan, il n’y pas d’existence humaine qui ne soit déjà technique.

[10« Theorien des deutschen Faschismus », in : Walter Benjamin, Gesammelte Schriften, op. cit., tome III, p. 238. Le texte original est Sklavenaufstand der Technik, soit littéralement une « révolte d’esclave de la technique » et non une « révolte de la technique contre la condition servile dans laquelle elle est tenue », comme le traduit Pierre Rusch.

[11Non seulement il n’y a plus aucune raison à cela, mais il y a une nécessité urgente de mettre cette scène en rapport avec d’autres scènes, de faire droit aux disputes concernant l’assignation même des scènes propres ou non à telle ou telle technique, à tel ou tel usage : car la réduction de toutes les scènes agonistiques à la seule scène de l’œuvre est très exactement le scénario fasciste que Benjamin cherche à déjouer.

[12Une excellente analyse des rapports complexes entre la première et la seconde technique se trouve dans l’ouvrage de Bruno Tackels, L’œuvre d’art à l’époque de W. Benjamin, Paris, L’Harmattan, 1999, p. 61-117.

[13. « Spielzeug und Spielen. Randbemerkungen zu einem Monumentalwerk », in : Walter Benjamin, Gesammelte Schriften, op. cit., tome III, p. 127-132. (Traduction A.B.)

[14. « Sur le pouvoir d’imitation », in : Walter Benjamin, Oeuvres II, op. cit., p. 359. (Traduction modifiée.)

[15« Expérience et pauvreté », in : Walter Benjamin, Oeuvres II, op. cit., p. 368.

[16Ibid., p. 371. (Traduction modifiée.)

[17Ce bref résumé est redevable à l’analyse précise et différenciée faite par Miguel Abensour de l’intrication complexe entre les images de souhait du rêve et le réveil à l’histoire dans la conception utopique de Benjamin dans « Walter Benjamin le guetteur de rêves », in : L’utopie de Thomas More à Walter Benjamin, Paris, Sens &Tonka, 2000, p. 109-211.

[18Les études benjaminiennes sont décidément moins curieuses que Benjamin : elles tendent invariablement à reprendre les références de la culture au détriment d’une interrogation concrète des exemples réellement employés.

[19Cette esquisse s’appuie de manière décisive sur le texte consacré par Eisenstein à Disney : Sergueï Eisenstein, Walt Disney, Strasbourg, Editions Circé, 1991.

[20Technique reprise avec bonheur par South Park.

[21Voir Miguel Abensour, L’utopie de Thomas More à Walter Benjamin, op. cit., p. 149-166.

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