Birnbaum

Une éducation au point de vue cosmopolitique : Nietzsche disciple d’Emerson

for N. B.

« Notre culture est la prédominance d’une idée qui charrie derrière elle ce train de villes et d’institutions. Entrons en une autre idée : elles disparaîtront. La sculpture grecque a entièrement fondu comme si cela avait été des statues de glace : ici ou là subsiste une figure solitaire ou un fragment, comme nous voyons en juin et juillet des plaques et des restes de neige dans des vallons froids et des crevasses en montagne. Car le génie qui l’a créée crée à présent autre chose. Les lettres grecques durent un peu plus longtemps, mais elles elles sont soumises déjà à la même sentence et précipités dans l’inévitable fossé que la création de la pensée nouvelle ouvre pour tout ce qui est ancien. Les nouveaux continents sont construits avec les ruines d’une ancienne planète [1] [...] »

La précocité avec laquelle Nietzsche s’est exprimé sur les questions liées à l’enseignement (1872) confine presque à la hâte. Sans doute est-elle à mettre au compte du souvenir encore vivace de sa propre insatisfaction estudiantine. Le jeune professeur, partagé entre philologie et philosophie, procède en effet à un recensement des insuffisances et des travers qui caractérisent les établissements d’enseignement qu’il a lui-même fréquentés. Selon lui, leurs déficiences ne peuvent être analysées que si l’on interroge la finalité qui commande à l’enseignement qui y est dispensé. C’est dire que toute réflexion strictement pédagogique doit être nécessairement suspendue à une réflexion sur les enjeux philosophiques de la transmission. Deux textes s’emploient chez Nietzsche à les formuler : « Sur l’avenir de nos établissements d’enseignement » et « Schopenhauer éducateur ».

Deux années à peine séparent leur rédaction, mais entre le premier et le second, un retournement est intervenu. Dans les conférences de Bâle, toute la réflexion sur l’enseignement est encore déterminée par une préoccupation éminemment nationale. Ce qui préoccupe l’auteur est la continuité entre les institutions pédagogiques allemandes et la culture dont elles sont censées garantir l’identité. Mais dans « Schopenhauer éducateur », le problème de la transmission s’est déplacé : Nietzsche ne se soucie plus de la congruence entre les établissements d’enseignement et la culture allemande, il singularise le problème de l’éducation pour demander : « Qui nous a véritablement éduqué, qui est seulement capable de nous éduquer ? » A l’approche institutionnelle se substitue une question généalogique.

Une telle question appelle plusieurs réponses. Et une de celles qu’y apporte Nietzsche tend elle-même à entamer encore davantage l’unité organique de la culture allemande dont se revendiquent encore les conférences de Bâle. En évoquant Emerson, un « Américain » qui ne s’inscrit ni dans l’opposition entre la culture française et la culture allemande, ni même dans la filiation grecque de la philosophie, Nietzsche échappe à l’alternative du dedans et du dehors, traverse les frontières de l’Europe et trace un parcours vers un autre continent. Le rapport à Emerson va défaire chez lui le privilège de la germanité et projeter sa pensée dans un espace cosmopolitique.

Entre février et mars 1872, Nietzsche prononce à Bâle cinq conférences. Dans leur introduction, il propose de suspendre un moment la question de leur relativité afin de mieux traiter le problème des conditions qui règnent dans les institutions allemandes ainsi que celui de leur rapport à l’état actuel de la culture allemande : « C’est l’avenir de ces institutions allemandes qui doit nous retenir [...] : ce que faisant, nous renonçons provisoirement à toute comparaison et à tout jugement de valeur, comme si les conditions qui sont les nôtres, eu égard aux autres peuples cultivés, étaient des modèles universels jamais dépassés [2]. »

La focalisation sur la culture allemande relève d’abord d’une mise entre parenthèses qui se veut temporaire. Suivant celle-ci, Nietzsche confère aux établissements d’enseignement allemands le statut hypothétique de modèle. Plutôt que de s’arrêter sur leur particularité, il s’intéresse à ce qui les rend apte à figurer un universel : leur capacité à valoir comme un principe homogène et identitaire pour toute une culture.

Cette assimilation momentanée des établissements d’enseignement allemands à un modèle universel met hors jeu la logique de la comparaison et permet à Nietzsche de se concentrer sur ce qui lui semble être leur tâche principale : la production, à travers ses génies, de « l’unité de style artistique du peuple allemand ». Une telle détermination de la culture comme ce qui identifie et unifie le peuple implique aussi que Nietzsche ne saurait se contenter d’opter pour la germanité contre l’universalité de la culture, mais qu’il est tenu de montrer en quoi l’ordre organique du propre est le seul ordre qui soit réellement en adéquation avec la vocation à produire de la culture. C’est là exactement la tâche que se fixent les conférences de Bâle.

Nietzsche se borne d’autant moins à simplement affirmer la supériorité de la culture allemande sur toutes les cultures étrangères qu’il part du constat de son déclin. Dans la préface, il avance la thèse que les établissements d’enseignement sont devenus le terreau où se développent deux tendances des plus néfastes, celle d’élargir la culture à tous, à la démocratiser, et celle de l’amputer de sa souveraineté, de la mettre au service de l’Etat ainsi que de la soumettre au fonctionnement utilitaire de la société. Les conférences visent à faire apparaître que ces deux tendances, démocratisation et fonctionnalisation, loin d’ouvrir un accès à l’universalité de la culture, ne font que la dégrader.

Les remarques préliminaires sur l’emprise grandissante de la masse, de l’Etat et de l’économie encadrent un récit dans lequel le Nietzsche du présent, conférencier, professe son ignorance et raconte les paroles d’un maître que rencontra jadis un Nietzsche encore tout jeune, au seuil de sa vie d’étudiant. Ainsi, la temporalité du débat qu’il nous livre est située à un autre moment que celui du présent de son exposition. La position intermédiaire de Nietzsche, qui ne se présente ni comme maître ni comme disciple, oblige à s’interroger sans cesse sur le statut de tout ce qu’il énonce au cours de ces conférences.

Son rôle de simple intermédiaire est encore accentué par le fait qu’il restitue un entretien, épié à leur insu, entre le vieux maître et son disciple. Rien donc n’autorise à conclure que Nietzsche adhère sans réserve à la thèse de l’aristocratisme qui doit fournir le remède à la décadence de la culture. Le détour par la réminiscence d’un dialogue suggère bien plutôt qu’il compte mettre sa propre position à l’épreuve d’un traitement ironique : s’agit-il vraiment d’une réponse à la hauteur de la situation, ou n’est-ce qu’un contenu apparent qui ne résiste pas à une interrogation soutenue ? Pour accéder aux termes dans lesquels Nietzsche pose le problème de la transmission, il faut tenir pleinement compte de cette équivoque.

La scène du récit que nous livrent les conférences se situe à plus d’un titre en dehors de tout établissement d’enseignement. Le jeune Nietzsche et un ami sont sur les bords du Rhin, à Rolandseck. Ensuite le petit groupe dont ils font partie est informel et n’a aucune finalité pédagogique ni institutionnelle. Il s’agit d’une relation entre des amis enthousiasmés par la création musicale ou littéraire. Enfin, Nietzsche et son ami sont certes des étudiants, mais ils sont en vacances et en profitent pour faire l’apprentissage d’une activité qui relève davantage de la vie et de la mort que de l’enseignement : le tir.

C’est dans ce contexte que surgit un vieux philosophe fort importuné par leurs coups de feu. Le chien qui l’accompagne, le propos, la façon qu’il a de traiter son disciple : tout semble indiquer que Nietzsche a brossé le portrait in absentia du philosophe qu’il regrette n’avoir jamais pu rencontrer, Schopenhauer. Pour autant, il ne le nomme pas, ni ne se représente lui-même dans une conversation fictive avec lui, se contentant de se mettre en scène comme un auditeur indiscret qui aurait assisté tout à fait par hasard à un échange entre le vieux maître et son disciple.

Ce détour peut être lu comme un hommage posthume à Schopenhauer. Au lieu de faire abstraction de la mise à l’écart que celui-ci connut de la part de l’université, le texte représente toute la difficulté qu’aurait eue un jeune étudiant à entrer en relation avec ce philosophe méconnu. C’est sans doute là la première intelligence de l’institution que révèlent les conférences de Bâle : loin de promouvoir l’excellence, les établissements d’enseignement étouffent le vrai génie, elles vont jusqu’à effacer son nom sous le silence de leur mépris. Devant lui, le mode d’exposition adopté par Nietzsche vaut comme une contre-attaque : sa réminiscence donne à entendre le jugement que porte sur ces établissements celui-là même qui en a été exclu.

Dans l’échange que surprend le jeune étudiant, le vieux philosophe énumère pour son disciple égaré toutes les dégradations que subit actuellement la culture allemande. Il insiste particulièrement sur la mutilation de la langue allemande que met en œuvre l’enseignement actuel. On y a en effet abandonné l’apprentissage réglé sur la rigueur des classiques allemands, soit au profit de son étude historique et linguistique, soit au profit d’une « libre composition ». Cette dernière est vivement fustigée dans la mesure où elle induit la prolifération de toutes les extravagances mal dégrossies de l’expression en dehors de toute maîtrise de la langue, même la plus élémentaire. Cette débauche de la jeunesse à laquelle pousse la pédagogie du « exprimez-vous, développez librement votre personnalité » s’étend ensuite pour se déployer dans l’écriture du jour - le journalisme -, et se multiplie encore dans une masse proliférante de mauvaise littérature.

Pour le vieux philosophe, c’est la vocation proprement artistique de la langue allemande qui doit commander à son enseignement, et c’est au nom d’un tel idéal qu’il porte un jugement sans appel sur l’enseignement de la langue au gymnase : « Je vais d’abord te dire ce qu’il devrait être. Par nature chacun maintenant parle et écrit sa langue allemande aussi vulgairement qu’il est possible à l’époque de l’allemand journalistique : aussi faudrait-il que l’adolescent noblement doué soit placé sous la cloche à plonger du bon goût et du sévère dressage linguistique [...]. C’est ici que l’on peut voir quel prix ou quel mépris vous accordez à l’art et dans quelle mesure vous êtes apparenté à l’art, ici dans le maniement de la langue maternelle. Si vous ne parvenez pas à éprouvez un dégoût physique pour certains mots et tours auxquels nous ont habitués les journalistes, renoncez à aspirer à la culture [3] [...]. »

Ce dressage linguistique est d’abord proposé comme remède contre une certaine illusion d’autonomie. En réalité, ce qui passe pour être la spontanéité libre de l’expression n’est qu’une parole asservie aux formes les plus convenues et les plus répandues. Comment ne pas remarquer que la formulation dite personnelle se confond immanquablement avec une uniformité aussi vide que répétitive ?

Mais le dressage prôné par le vieux maître a un autre aspect, bien plus décisif à ses yeux. En effet, il le conçoit moins comme une méthode éducative destinée à détruire l’emprise de cette servitude volontaire que comme une logique de sélection destinée à révéler les rares natures capables de se cultiver. Seuls ceux qui ressentent une aversion physique pour l’usage impropre de l’allemand ont la chance de trouver un jour les accents authentiques de leur langue maternelle. Le but est donc de distinguer ceux qui sauront épurer la langue pour la faire communiquer avec l’art. En bref, il s’agit de privilégier l’apparition du génie. Quant aux autres, leur cause est perdue d’avance : ils ne sauront en aucun cas se cultiver, tout au plus pourront-ils acquérir l’intelligence du renoncement à la culture.

Si l’idéal d’excellence auquel aspire la culture est essentiellement lié au naturel du génie, sa généralisation ne peut être qu’une menace, car elle favorise l’extension de l’uniformité. Pour le vieux maître de philosophie, l’opposition entre une culture de masse et une culture aristocratique recouvre de fait l’opposition fondamentale entre barbarie et culture. Du coup, son universalisation démocratique ne conduit qu’à son abolition pure et simple dans la cacophonie assourdissante de la médiocrité qui sans cesse gonfle et étouffe la chance même que surgisse un jour le génie.

Cette cacophonie est barbare au sens le plus strict du terme : la confusion et la diversité qu’elle introduit au sein même de la culture allemande brouillent le lien de parenté qui unit l’Allemagne et la Grèce. « Qui d’entre vous viendra à un vrai sentiment de la gravité sacrée de l’art, quand on vous pervertit méthodiquement à bredouiller par vous-mêmes, lorsqu’on devrait vous apprendre à parler [...] : tout cela avec le résultat que vous restez éternellement loin de l’Antiquité et que vous devenez des serviteurs du jour [4]. » La spontanéité linguistique est ici incriminée parce qu’elle barre la route qui conduit à la seule origine authentique de la culture allemande, la Grèce antique. Le « n’importe quoi » de l’actualité démocratique saccage doublement l’excellence aristocratique : sa logique d’égalité ne se contente pas de saper la supériorité, elle tend aussi à égaliser toutes les cultures entre elles et partant, à perturber le caractère organique de la filiation gréco-allemande.

C’est alors une nouvelle cause de dégradation qui se trouve invoquée : infiltrée par des cultures étrangères, et en premier lieu par celle de la France, la culture allemande tend à se pervertir en un agrégat cosmopolite qui ne produit plus que d’affligeantes imitations de ce dont est capable la culture latine. Car dès lors qu’elle prend pour modèle ce qui lui est étranger, il en résulte une contrefaçon qui est nécessairement inférieure à ce qu’elle travestit. « Certes cette copie n’aboutit nulle part à un effet artistiquement aussi achevé que le fait en France presque jusqu’à aujourd’hui cette civilisation originale, issue de l’être de la romanité. [...] Que l’on compare nos romanciers allemands avec chacun des romanciers en renom de France ou d’Italie, si petit que soit leur nombre. Des deux côtés les mêmes tendances et les mêmes buts douteux, [...] mais là-bas liés à une gravité artistique, au moins à la correction de la langue, souvent à la beauté, partout l’écho d’une culture sociale correspondante, ici tout sans originalité, vacillant, vêtu de la robe de chambre de la pensée et de l’expression ou désagréablement grandiloquent, en outre sans la moindre véritable forme sociale à l’arrière-plan [...] [5]. »

En ce point, l’argument outrepasse la mise entre parenthèses provisoire du rapport de la culture allemande à l’étranger. La tendance critiquée, celle de l’élargissement de la culture, déborde littéralement l’époché méthodique qui était d’abord censé la circonscrire comme problème allemand. Car l’effet néfaste de la démocratisation tient justement à ce qu’elle ne différencie pas entre ce qui est allemand et ce qui ne l’est pas. L’élargissement à l’œuvre dans la culture de masse entraîne nécessairement l’élargissement à d’autres cultures. La dégradation historiciste et fantasque de la langue allemande ainsi que sa corruption par d’autres langues s’avèrent alors comme le recto et le verso de la même dynamique néfaste.

Il apparaît que le cadre fixé par Nietzsche pour son exposition s’effondre dès la fin de la deuxième conférence. Du coup, il n’est plus possible de le suivre pour considérer, même provisoirement, que la culture allemande dépeinte ici pourrait valoir comme modèle universel jamais dépassé. Si l’on veut en saisir la portée, il faut analyser la situation particulière et locale dans laquelle sont prononcées ces tirades pamphlétaires sur la dégradation de la culture. A cet égard, le compagnon du vieux philosophe nous fournit un indice précieux. Lorsque, la nuit tombée, les deux jeunes gens se découvrent au philosophe et à son compagnon, ce dernier prend leur défense en disant qu’ils viennent d’assister, tel un chœur, en « véritable spectateur idéal », à leur « comédie de culture [6] ».

Une comédie, ce discours sur l’aristocratie naturelle de la culture, tenu près de Rolandseck, au bord du Rhin ? Le Roland de la légende s’est reposé ici une nuit avant que de rejoindre sa promise sur l’île Nonnenwerth au milieu du Rhin. Le lendemain, il aperçoit de son promontoire un cortège funéraire : sa fiancée, réfugiée dans un cloître pour l’attendre, est morte dans la nuit. Pendant que le philosophe et son compagnon, réfugiés dans le havre naturel de cette légende, discourent sur la renaissance d’une authentique culture du génie allemand, celle-ci a déjà péri non loin de là, dans les établissements qu’ils ont désertés.

Le compagnon du vieux philosophe ne peut plus se résoudre à y enseigner, sans pour autant être devenu son disciple. Le maître ne lui est d’aucun secours. Entre les jeunes étudiants et les deux personnages plus âgés s’ensuit alors quiproquo sur quiproquo : le philosophe se trompe sur leur exercice aux armes, sur leur précipitation à le rejoindre, sur leurs intentions ; même l’agressivité du chien repose sur une méprise. La chaîne des générations est rompue sans aucun espoir de la voir se reconstituer, et, avec elle, la naturalité de toute transmission.

Les personnages du récit n’ont pas plus accès à l’esprit aristocratique que les masses dont ils décrient inlassablement la médiocrité. Ce que mettent en scène ces conférences, c’est la caducité de tous leurs discours sur la noblesse de la culture relativement à leur propre situation. En effet, soit la prétention à opposer caractères nobles et bas entre en collusion avec la hiérarchie propre à l’ascension sociale, soit ceux qui récusent la suprématie de l’utilitarisme et de la subordination à l’État doivent eux-mêmes apparaître comme des personnages dérisoires et de rang inférieur selon la logique dominante du moment. Comme le remarque très lucidement le disciple, dans les conditions de la démocratie moderne, ceux qui défendent vraiment avec probité la hiérarchie naturelle des esprits jadis conçue par Platon ne peuvent plus être que des personnages comiques, même à leur insu.

Invoquer l’antique hiérarchie d’une culture destinée à quelques-uns contre la hiérarchie sociale qui règne dans la société présente n’est qu’un discours voué à sa propre impuissance, et c’est de cette impuissance dont le Nietzsche conférencier à Bâle se trouve être involontairement le daïmon. Il en prend acte rapidement, puisqu’à peine deux ans plus tard, il va publier une Intempestive, « Schopenhauer Educateur », qui inverse terme à terme les données du problème.

L’entame de cette inversion se donne à lire dans le seul point où le vieux philosophe en appelle à un geste qui diverge de celui de la philosophique antique, et où donc il procède à partir d’un diagnostic du présent : « Que l’on se familiarise seulement avec la littérature pédagogique de ce temps ; celui-là n’a plus à être corrompu, qui, à cette étude, n’est pas effrayé par la suprême pauvreté d’esprit et par cette véritable danse en rond d’êtres patauds. Notre philosophie doit ici commencer ici non par l’étonnement mais par l’effroi [7]. » Et plus loin, cette remarque s’amplifie encore : « Ce n’est pas seulement l’étonnement, c’est l’effroi qu’il nous faut apporter, voilà quel était l’avis du philosophe ; son conseil n’était pas de s’enfuir effaré, mais de passer à l’attaque [8]. »

Mis en face de ce problème apparemment annexe, celui de l’avenir des établissements d’enseignement, l’attitude philosophique elle-même doit changer. Elle ne peut plus être celle, ontologique, de l’étonnement, mais commence dans l’effroi provoqué par les conditions historiques du temps présent. L’inadaptation du philosophe à la réalité ne relève pas d’une préoccupation exclusive pour l’éternel, mais de la force de l’intempestif : devient philosophe celui qui a le courage de ne pas assimiler l’état de fait à une nécessité et qui réagit en conséquence, en passant à l’attaque. N’est-ce pas dire que, désormais, dans les conditions de la démocratie moderne, la philosophie ne restera philosophie que si elle accepte de passer hors d’elle-même pour s’inscrire en porte-à-faux dans l’espace commun à tous ? Et une telle attitude ne nécessite-t-elle pas justement de disjoindre le génie de tout ce qui pourrait constituer le propre d’une identité ?

Il semble que ce soit la conclusion que tire Nietzsche, puisque dans « Schopenhauer éducateur » il présente d’abord le philosophe non en sa qualité d’Allemand, mais de voyageur. Et la première vertu qu’il évoque comme nécessaire pour s’éduquer est une vertu complètement absente des conférences : le courage. Or c’est le désir de liberté, et non le dressage, c’est la difficulté à faire valoir une différence, et non l’identité, qui oblige à affirmer la témérité comme un élément décisif de la sagesse.

« Je ne prends garde à un philosophe que pour autant qu’il est en état de donner un exemple [9]. » Nietzsche revendique Schopenhauer comme maître parce qu’il a su lui donner un exemple de ce qu’il est possible d’être. Son attitude est apte à encourager tout jeune à faire valoir « la multiplicité aussi bariolée que bizarre qui constitue l’unicité de son être [10] » contre la contrainte à l’uniformité. Dans la mesure où la puissance d’un tel exemple est d’exhorter à la différence, il ne saurait être normatif. D’ailleurs Nietzsche ne cite pas Schopenhauer par-dessus tout, il le cite entre autres exemples : « [...] et c’est pourquoi je veux me souvenir aujourd’hui de ce maître et de ce censeur dont je puis me glorifier, d’Arthur Schopenhauer - pour en honorer plus tard d’autres encore [11] ».

L’Intempestive est dédiée à Schopenhauer en tant que celui-ci fait partie d’une galerie de portraits. Rien donc ne s’oppose à ce que chacun des illustres qui la composent puisse à son tour occuper la place de l’éducateur. En outre, les traits des uns et des autres se mélangent, se complètent, se contredisent : Schopenhauer rappelle Montaigne par son honnêteté, Goethe par certains aspects de son style. De même, la haine de l’artifice qui caractérise Rousseau compense la placidité du classicisme de Goethe. Mais la manière qu’a le texte d’honorer ceux qui lui ont appris à penser se donne aussi à lire plus clandestinement : dans la manière qu’a Nietzsche de changer la géographie de sa propre pensée. Le point de vue du voyageur, la transformation du national en provincialisme, l’éloge de la désorientation, tout cela témoigne de l’irruption d’un étranger insituable dans son horizon philosophique : Ralph Waldo Emerson.

Alors que les auteurs connus sont principalement cités par leurs noms, celui-ci, qui est sans renom en Europe, est sans doute le plus fréquemment cité dans l’ensemble du texte par ses propos, directement ou indirectement. Il faut attendre la toute dernière page pour lire son nom. Tout se passe comme si l’hommage au transcendentaliste américain passait par un effacement provisoire de la logique des noms propres au profit d’une logique plus anonyme, celle du rapport à l’inconnu. C’est cette logique qu’il faut déchiffrer pour accéder à l’Intempestive dédiée à « Emerson éducateur ».

Dès le début du texte, Nietzsche récuse toute identification à la nation comme une entrave à ce qui vaut ici comme le véritable ressort de l’apprentissage : le désir de liberté. « C’est tellement provincial de jurer obéissance à des conceptions qui, à quelques centaines de lieues d’ici, n’obligent déjà plus. L’Orient et l’Occident sont des traits que quelqu’un dessine à la craie sous nos yeux pour duper notre pusillanimité. Je vais tenter de parvenir à la liberté, se dit la jeune âme. Et parce que le hasard veut que deux nations se haïssent et se fassent la guerre, ou qu’une mer sépare deux continents, ou qu’on enseigne alentour une religion qui pourtant n’existait pas il y a quelques milliers d’années, faudra-t-il qu’elle en soit empêchée [12] ? »

Le problème de l’éducation ne se pose pas en des termes pédagogiques ou institutionnels car il est strictement immanent à l’existence elle-même. Comment franchir le pont d’une vie qui a pour seule détermination d’être en continuelle modification ? Ou pour le formuler en des termes strictement nietzschéens : comment affirmer cet être en devenir que nous sommes toujours déjà du simple fait que nous vivons ?

Aucun savoir ne peut combler cette question, tout comme personne ne peut vivre notre vie à notre place. Car ce n’est jamais que par un infléchissement de la vie elle-même que nous répondons au problème qu’elle nous pose. Dès lors, la seule manière de nous « éduquer » à vivre librement consiste à ne pas sacrifier notre propre expérimentation de la vie à des formes déjà établies : « Il y a dans le monde un seul chemin que personne ne peut suivre en dehors de toi. Où conduit-il ? Ne le demande pas. Suis-le. Qui donc a prononcé ces paroles : "un homme ne s’élève jamais plus haut que lorsqu’il ne sait où son chemin peut le conduire [13] ?" »

Qui a instruit Nietzsche en la matière, et surtout, quel rôle peut encore jouer la transmission dans la quête irréductiblement singulière que constitue notre propre vie ? La phrase est une citation d’Oliver Cromwell [14], elle-même tirée de la fin de l’essai d’Emerson intitulé « Cercles ». Cet essai donne aussi une clé pour comprendre en quoi un autre peut nous éduquer à la vie, en quoi Emerson fut un tel éducateur pour Nietzsche.

« Tout fait ultime est seulement le premier d’une nouvelle série. Toute loi générale, seulement un fait particulier d’une loi encore plus générale qui se divulguera présentement. Il n’y a pas d’extérieur, pas de mur d’enceinte, pas de circonférence qui nous soit propre. L’homme finit son histoire - que c’est bon ! que c’est final ! [...] Voilà que de l’autre côté se lève aussi un homme, il trace un cercle autour du cercle que nous venions tout juste de définir comme contour de la sphère. Alors déjà notre premier interlocuteur n’est pas l’homme, mais seulement un premier interlocuteur. Sa seule réparation est désormais de tracer un cercle au dehors de son antagoniste. Et ainsi d’eux-mêmes font les hommes. Le résultat d’aujourd’hui, qui hante l’esprit et auquel on ne peut échapper, sera présentement abrégé en un mot, et le principe qui semblait expliquer la nature sera lui-même inclus comme un seul exemple d’une généralisation plus hardie. En la pensée de demain réside la puissance de soulever ta conviction, toutes les convictions, toutes les littératures des nations et de t’introduire à un paradis qu’aucun rêve épique n’avait encore dépeint [15]. »

La confrontation avec Emerson a fait des convictions de Nietzsche sur la culture allemande une première parole qu’il doit surmonter. L’identification de Nietzsche à l’Allemagne n’est pas une exigence propre au génie, mais un simple préjugé provincial par lequel il se soumet à l’arbitraire du hasard au lieu de le transformer en une nouvelle nécessité : celle de rompre avec l’intériorité de ce qu’il connaît déjà, pourpouvoirse dépasser vers l’inconnu.

En Emerson, Nietzsche a rencontré une nouvelle contrainte : ce n’est pas la contrainte aliénante du dressage, laquelle ne fait que soumettre chacun à une norme dominante qui se dit universelle, mais celle, réelle, émancipatrice, qu’exerce sur nous la pensée de quelqu’un à travers laquelle nous découvrons une limite de la nôtre. Et si une telle découverte ne reste pas lettre morte, érudition accumulée, elle nous oblige en effet à changer notre vie.

Ce que Nietzsche découvre avec Emerson, c’est que la préférence pour sa propre culture ne fait que lui interdire d’explorer toutes les latitudes, de passer et de repasser d’Occident en Orient, de traverser les océans... Il lui apparaît alors que le génie n’est pas celui qui fonde une culture, mais celui qui préfère le caractère imprévisible de l’avenir à la continuité de la tradition : « Le livre, l’université, l’école artistique, l’institution quelle qu’elle soit, s’arrêtent à l’expression passée du génie. Cela est excellent, disent-ils, tenons-nous en à cela. Ils regardent en arrière et non en avant. Ils m’y fixent. Mais le génie regarde devant lui [...] : l’homme espère, le génie crée [16]. »

Comme Emerson, Nietzsche privilégie le génie de la création à celui de la connaissance. Mais peut-être plus encore que Schopenhauer, l’Américain le contraint à en tirer toutes les conséquences. Si le propre du génie est de défricher l’avenir, alors celui-ci ne peut ni poursuivre un chemin solitaire, ni incarner les valeurs qu’une culture reconnaît comme supérieures. Car qui ne voit rien de durable dans les valeurs établies, mais considère que chaque chose reste à inventer, celui-là doit faire preuve d’un caractère destructeur. Et la mise en œuvre de cette destruction ne peut simplement reconduire l’opinion, même par la négative, en optant par exemple pour l’aristocratisme contre la loi de la masse. Elle doit bien plutôt désagréger l’opposition consacrée entre le noble et le bas pour l’excéder vers une nouvelle possibilité.

Dans sa conférence The American Scholar (« L’Erudit américain »), prononcée à Harvard en 1837, Emerson présente volontairement l’érudit américain comme un personnage sans nom. Car selon lui, le génie n’a pas à incarner l’Amérique, mais existe comme une « suggestion d’un temps à venir ». Loin de réitérer la plainte, fort répandue dans son pays, sur l’absence d’un esprit proprement américain, son discours s’emploie à frayer une possibilité au génie dans ce qui peut lui sembler le plus contraire, l’élément du commun.

« La littérature des pauvres, les émotions de l’enfant, la philosophie de la rue, la signification de la vie domestique sont les sujets du temps. C’est un pas immense. C’est le signe - n’est-ce pas ? - d’une nouvelle vigueur quand les extrémités deviennent actives. [...] Je ne demande pas la grandeur, le lointain, le romantique ; ni ce qui se fait en Italie ou en Arabie ; ni ce qu’est l’art grec [...]. J’embrasse le commun, j’explore et je m’assois au pied de ce qui est familier et de ce qui est bas. Donnez-moi une intuition pour l’aujourd’hui et vous pourrez garder vos mondes antiques et futurs. [...] La goutte est un petit océan. L’homme est lié à toute la nature. Cette perception de la valeur du vulgaire est productive pour des découvertes [17]. »

Paradoxalement, c’est cet éducateur si célébré de l’autre côté de l’océan qui a appris à Nietzsche à redevenir attentif à l’anonyme. Car pour faire droit à Emerson dans son propre panthéon, Nietzsche transforme en décombres l’idée même qu’il se faisait du noble. La focalisation sur la grandeur qui accapare toute son attention, l’association de l’Allemagne et de la Grèce qui organise son monde, tout cela est emporté dès qu’il prend la liberté de se rapporter à ce penseur sans renom en Allemagne ou en France qu’est le transcendentaliste américain.

La réjouissance que procure à Nietzsche la pensée d’Emerson le désabuse des « associations superstitieuses avec des endroits et des temps, avec le nombre et la taille. Pourquoi ces mots, Athènes, Rome, l’Asie et l’Angleterre, résonnent tant à l’oreille ? Là où est le cœur, là sont les muses, là résident les dieux, non dans la géographie de la célébrité. Le Massachusetts, le fleuve du Connecticut et la baie de Boston, vous pouvez les estimer dérisoires, et l’oreille aime les noms de la topographie lointaine et classique. Mais ici nous sommes, et si y nous demeurons quelque peu, nous pourrons apprendre qu’ici est le mieux. Fais seulement en sorte d’être là, et l’art, la nature, l’espoir et le destin, les amis, les anges et l’Etre Suprême ne seront pas absents de la chambre où tu te tiens [18]. »

En reconnaissant l’aristocratie d’un penseur qui affirme résolument la puissance de l’excellence par delà toute assignation de celle-ci à un lieu ou à une identité déterminée, Nietzsche a lui-même produit le geste qu’il récusait dans les conférences bâloises : il a élargi sa culture et transformé son style à l’instigation de quelqu’un qui est complètement étranger à la culture allemande. Son duel avec ses contemporains est alors mené d’un point de vue cosmopolitique plutôt qu’au nom de l’authenticité bafouée de la germanité.

Et en trouvant une place pour ce penseur du humble dans sa valorisation du noble, le philosophe allemand va encore plus loin : il brouille la distinction hiérarchique entre le noble et le bas qui surdétermine sa conception de l’aristocratie. S’instaure alors un seuil qui ouvre la possibilité de réinventer l’excellence : en articulant sa propre désorientation au lieu de vouloir figurer le propre, en se voulant à la hauteur des circonstances du monde plutôt qu’au-dessus de la mêlée, Nietzsche esquisse les éléments d’un geste aristocratique nouveau.

Dès 1874, au début même de son parcours de pensée, et avant sa rupture avec Wagner, Nietzsche a surmonté son allégeance à la germanité en passant la frontière de sa propre culture. Son hommage à Ralph Waldo Emerson détruit la coïncidence entre le génie et l’unité de style artistique d’un peuple, ainsi que celle entre aristocratie et hiérarchie. Evidemment, il y a des passages importants de l’Intempestive qui maintiennent le privilège de la culture allemande et qui continuent à valoriser la supériorité. Mais ce sont des morceaux du texte ; ce n’est plus la logique qui en organise la pensée.

La part de l’Américain dans l’éducation de Nietzsche se donne à lire dans son affirmation de l’extériorité du génie à l’homogénéité de quelque culture que ce soit, dans son insistance sur la capacité de l’excellence à dissoudre l’arbitraire de la hiérarchie existante plutôt qu’à justifier l’inégalité. En effet, pour qui veut bien lire, Nietzsche a ouvertement inscrit tous les traits contradictoires de l’agrégat hétérogène et cosmopolite dont il va désormais tirer sa philosophie.

Ce n’est pas un hasard que ce « maître en l’art de finir » qu’est Nietzsche a fait du nom d’Emerson la chute de son Intempestive. Le surgissement final de ce nom « impropre » prolonge et incurve la logique du texte, au-delà de sa terminaison apparente, en un promontoire inattendu, en un cap qui brusquement offre des vues nouvelles et conduit le regard vers de nouveaux rivages.

Le « par-delà » l’Allemagne vers lequel fait signe cette chute redouble très exactement le contenu du propos qu’elle nous transmet : « Un Américain pourra leur dire ce que signifie un grand penseur venu sur cette terre comme centre nouveau de forces immenses. Prenez garde, dit Emerson, quand le grand Dieu fait venir un penseur sur notre planète. Tout est alors en péril. C’est comme quand dans une grande ville un incendie éclate et que personne ne sait ce qui est encore en sécurité et où cela finira. Alors il n’est rien dans la science qui demain ne puisse être renversé, il n’y a plus de réputation littéraire, pas même les célébrités prétendument éternelles qui ne puissent être révisées et condamnées ; toutes les choses qui à cette heure sont chères et précieuses à l’homme ne le sont qu’en raison des idées qui se sont levées sur leur horizon intellectuel et qui sont cause de l’ordre présent des choses comme le pommier produit des pommes. Un nouveau degré de la culture bouleverserait sur le champ tout le système des aspirations humaines [19]. »

Antonia Birnbaum
Toulouse, août 2001

[1Ralph Waldo Emerson, « Circles », in : The Essais of Ralph Waldo Emerson, Cambridge Massachusetts, Harvard University Press, 1987, p. 179-180. (Traduction A.B.)

[2Friedrich Nietzsche, Sur l’avenir de nos établissements d’enseignement, trad. Jean-Claude Backès, Paris, Gallimard, 1973, p. 17.

[3Ibid., p. 54.

[4Ibid., p. 68.

[5Ibid., p. 71.

[6Ibid., p.106.

[7Ibid., p. 52.

[8Ibid., p. 97.

[9Friedrich Nietzsche, « Schopenhauer éducateur », in : Friedrich Nietzsche, Œuvres, édition dirigée par Jean Lacoste et Jacques Le Rider, Paris, Robert Laffont, 1993, p. 297. (Traduction modifiée A.B.)

[10Ibid., p. 287. (Traduction modifiée A.B.)

[11Ibid., p. 290. (Traduction modifiée A.B.)

[12Ibid., p. 289.

[13Ibid., p. 289.

[14Révolutionnaire protestant anglais, grand homme de guerre et surtout le premier homme politique à avoir exécuté un roi.

[15. Ralph Waldo Emerson, « Circles », op. cit., p. 181. (Traduction A.B.)

[16Ralph Waldo Emerson, « The American Scholar », in : The Portable Emerson, New York, Penguin Books, 1981, p. 56. (Traduction A.B.)

[17Ibid., p. 68-69.

[18Ralph Waldo Emerson, « Heroism », in : The Essais of Ralph Waldo Emerson, op. cit., p. 152. (Traduction A.B.)

[19Friedrich Nietzsche, « Schopenhauer éducateur », op. cit., p. 95 (Nietzsche souligne). (Traduction modifiée A.B.)

Merci à Antonia Birnbaum d’avoir généreusement permis que ce texte soit publié ici.