L’autoportrait comme forme d’expérience métaphysique
Dans un entretien postérieur à sa publication, Deleuze explique pourquoi il a ressenti la nécessité d’écrire son Foucault, un livre sur l’ensemble de sa pensée. Il s’agit de rendre manifeste la dynamique qui oblige Foucault à passer d’un niveau à un autre : la découverte du pouvoir sous le savoir, la découverte des modes de subjectivation hors des emprises de pouvoir. Cet ensemble, Deleuze le formule comme suit : « La logique d’une pensée, c’est l’ensemble de crises qu’elle traverse, ça ressemble plutôt à une chaîne volcanique qu’à un système tranquille et proche de l’équilibre [1]. »
Dans le prolongement de cette remarque, cet exposé met à l’épreuve l’intuition que chez Foucault le rapport intime entre crise et expérience métaphysique constitue comme une invention de soi. En effet, pour une conception de la métaphysique qui privilégie l’angoisse par-dessus toutes les autres humeurs, comme l’humeur métaphysique par excellence, le rapport à ce qui n’existe pas se donne comme épreuve du néant, alors que dans une crise, il se donne comme traversée d’un danger, littéralement comme ex-périence : la sortie hors d’un péril.
Dans une crise, l’expérience métaphysique se décline en pointillé : sa nécessité même se présente comme une occasion, celle, impérieuse, d’une stase bloquée et bloquante au point qu’il faille lui trouver une issue. Le péril immanent à ce délitement est double ; il peut soit déboucher sur une issue inédite, soit conduire droit dans le mur. Le passage par une crise, c’est l’intermittence d’un dénouement et d’une recomposition qui affecte le sensible, et par lequel nous nous frayons une trajectoire, parmi d’autres, en lui. Dans la constellation à chaque fois singulière d’un péril - les crises se succèdent et ne se ressemblent pas -, l’expérience métaphysique cesse d’être essentielle pour devenir ce qu’elle est : une réinvention perpétuelle de l’existence.
En conséquence, on ne saurait poser la crise comme pure confrontation d’un soi au néant, ni même comme néantisation du monde pour un soi. Le monde commun n’est pas néantisé, mais traversé par les crises qui y font irruption. Il ne saurait rester inchangé de ce qu’une crise ait eu lieu en lui. Lorsque le rapport d’un soi aux autres produit l’occasion impérieuse d’une crise, ce rapport participe de plein droit à l’expérience métaphysique. Cette dernière engage aussi bien la transformation du soi qui la traverse, que celle - aussi infime soit-elle - du monde commun dans lequel cette traversée fait effraction. C’est en ce sens que l’entend Foucault lorsqu’il parle de l’expérience comme de quelque chose de fabriqué à soi : « Une expérience est toujours une fiction. C’est quelque chose qu’on se fabrique à soi-même, qui n’existe pas avant et qui se trouve exister après. C’est cela le rapport difficile à la vérité, la façon dont cette dernière se trouve engagée dans une expérience qui n’est pas liée à elle, et qui, jusqu’à un certain point, la détruit [2] ».
L’enquête proposée ici concerne une de ces crises chez Foucault, crise dont lui-même fait le portrait dans le premier des deux essais intitulés Qu’est-ce que les Lumières ? écrit en 1984. S’agissant de ce bref essai, on peut faire une double hypothèse : Foucault s’y est fabriqué pour lui-même une expérience métaphysique dans un rapport en pointillé à Nietzsche. Le nom de ce dernier n’est pas mentionné une seule fois, mais il est présent comme le ressort secret du devenir de Foucault lui-même. Dégager ce ressort équivaut donc à montrer en quoi cet essai peut valoir comme un étrange autoportrait, l’autoportrait clandestin d’une invention de soi.
Prenant appui sur une distinction établie par Foucault lui-même, il faut d’abord interroger la nature du texte Qu’est-ce que les Lumières ? Dans L’Écriture de soi et A propos de la généalogie de l’éthique : un aperçu du travail en cours [3], Foucault différencie plusieurs façons d’écrire. Sa distinction ne concerne pas seulement la forme des écrits, mais elle examine aussi l’activité d’écriture elle-même au regard de la visée qu’elle poursuit. Nous avons coutume de considérer l’écriture comme relevant uniquement du langage. Dans une telle compréhension l’écriture de soi ne peut être qu’un récit de soi par lequel le sujet est constitué symboliquement. Foucault, au contraire, invite à emboîter le pas aux stoïciens et à considérer l’écriture comme une technique de soi parmi d’autres. A ce titre, elle participe d’une série d’exercices, comme par exemple certaines forme d’ascèse, de la méditation, du silence ou de certaines formes de diète. Dans le langage actuel, ce qui est entendu ici par exercice vaudrait proprement comme un training, c’est-à-dire aussi bien une préparation et un perfectionnement qui produisent une forme de vie relative à une pratique constante.
Avec l’inclusion de l’écriture dans une série d’autres exercices également pertinents, Foucault corrode la tendance, devenue presque naturelle aux théories modernes, d’accorder au langage un privilège systématique. Pour lui cependant, ce privilège n’est pas une détermination structurelle de l’être parlant, mais une conception historique récente qui demande à être interrogée. « Donc ce n’est pas satisfaisant de dire que le sujet est constitué dans un système symbolique. Il est constitué dans des pratiques réelles - des pratiques analysables historiquement. Il y a une technologie de la constitution de soi qui traverse les systèmes symboliques tout en les utilisant. Ce n’est pas seulement dans le jeu des symboles que le sujet est constitué [4]. »
Aussitôt que l’on abandonne le privilège absolu du langage, s’ouvrent de nombreuses perspectives nouvelles eu égard à l’usage et aux pratiques de l’écriture Un exemple historique d’un tel usage est celui des hupomnêmata grecs, une sorte de cahier de notes où celui qui le tient consigne ce qui, du déjà-entendu et du déjà-écrit, revêt de l’importance pour lui. Ce travail de mémoire sert la constitution d’un rapport à soi dans lequel l’autorité du passé se transmute en une altération créative de soi. Foucault précise en quoi les hupomnêmata grecs diffèrent de la forme confessionnelle de l’écriture : « Aussi personnels qu’ils aient pu être, les hupomnêmata ne doivent néanmoins pas être pris pour des journaux intimes ou pour ces récits d’expérience spirituelle (consignant les tentations, les luttes intérieures, les chutes et les victoires) que l’on peut trouver ultérieurement dans la littérature chrétienne. Ils ne constituent pas un "récit de soi" ; leur objectif n’est pas de mettre en lumière les arcanes de la conscience, dont la confession - qu’elle soit orale ou écrite - a une valeur purificatrice. Le mouvement qu’ils cherchent à effectuer est l’inverse de ce dernier : il ne s’agit pas de traquer l’indéchiffrable, de révéler ce qui est caché, de dire le non-dit, mais au contraire de rassembler le déjà-dit, et cela dans un dessein qui n’est pas autre chose que la constitution de soi-même [5] ».
Ce retour sur les hupomnêmata grecs a plusieurs conséquences. La première est que Foucault nous encourage à soumettre la détermination convenue entre le soi et l’écriture, le soi et le langage à un nouvel examen critique. La hiérarchisation qui privilégie l’articulation symbolique sur toutes les autres modalités d’être ne reste-t-elle pas liée à l’idée d’une vérité du soi, même si cette articulation du vrai n’est plus cherchée dans l’âme, mais a pour substance la sexualité ? Cette critique de la sexualité comme détermination d’une identité propre au soi soulève un problème décisif : pouvons-nous, au moins de temps en temps, dégager notre corps de toute articulation symbolique et expérimenter de nouveaux modes d’être qui s’avèrent comme indifférents à toute hiérarchisation du sensible par l’intelligible ?
Selon Foucault la pratique des hupomnêmata grecs est ainsi faite que la consignation écrite de ce qui est mémorable se transforme en une force corporelle. Dans cette transformation, il est question de physique : il s’agit d’un corps en acte et non d’un corps signifiant : « Le rôle de l’écriture est de constituer, avec tout ce que la lecture a constitué, un "corps" (quicquid lectione collectum est, stilus redigat in corpus). Et ce corps, il faut le comprendre non pas comme un corps de doctrine, mais bien - en suivant la métaphore si souvent évoquée de la digestion - comme le corps même de celui qui, en transcrivant ses lectures, se les est appropriées et a fait sienne leur vérité : l’écriture transforme la chose vue ou entendue "en forces et en sang" (in vires, in sanguinem). Elle se fait dans le scripteur lui-même un principe d’action rationnelle [6]. »
Mais l’étude historique des hupomnêmata a encore une autre conséquence. Loin d’être simplement un travail d’érudition, elle donne à Foucault l’occasion d’éprouver l’actualité d’un tel exercice d’écriture dans la constitution de soi. En bref, Foucault ne fait pas qu’écrire sur cette modalité particulière de l’écriture, il la pratique. La composition de l’essai Qu’est-ce que les Lumières ? suit très exactement les règles qui caractérisent la pratique des hupomnêmata. Pour le montrer, trois points devront être examinés : la sélection du matériau, le rapport spécifique à la tradition et enfin la constitution corporelle de celui qui écrit.
Dans ce petit essai Foucault s’intéresse aux réflexions de Kant et de Baudelaire en tant que ces derniers se préoccupent d’une circonstance particulière de l’Aufklärung, à savoir le changement qu’elle inaugure dans notre rapport au temps et à l’histoire. Voilà pourquoi il se concentre sur deux textes, celui de Kant, Réponse à la question : qu’est-ce que les lumières ? et celui de Baudelaire, Constantin Guys, peintre de la vie moderne. De ces deux écrits, Foucault extrait les éléments qui correspondent à sa préoccupation : dégager les conditions actuelles d’une attitude critique à l’égard de son propre temps - le temps qui est le nôtre. Son choix d’éléments hétérogènes sert une « pratique réglée et volontaire du disparate » pour le dire avec ses propres mots.
Après une exposition de ce qui, dans ces deux textes, est essentiel à sa recherche, il imbrique leurs considérations respectives d’une manière complètement nouvelle. Cette manière de disposer de la tradition est exactement celle que met en oeuvre le scripteur des hupomnêmata : « L’exercice personnel fait par soi et pour soi est un art de la vérité disparate ; ou, plus précisément, une manière réfléchie de combiner l’autorité traditionnelle de la chose déjà dite avec la singularité de la vérité qui s’y affirme et la particularité des circonstances qui en déterminent l’usage [7] ». Dans ce qui suit, il faut donc en premier lieu montrer quel usage singulier Foucault fait de ces deux auteurs.
Chez Kant, Foucault s’intéresse avant tout à sa façon de suspendre ses réflexions à l’urgence d’un maintenant. Kant considère la participation active à l’Aufklärung comme déterminante. Cette dernière n’est pas seulement un processus historique qu’on pourrait décrire de l’extérieur comme une victoire de la raison sur toutes les formes de préjugés. La raison de l’Aufklärung est et reste indissociable de son exercice au présent. Comment l’aujourd’hui peut-il produire une différence d’avec hier ? De quelle attitude courageuse notre pensée doit-elle faire preuve pour rompre avec l’immaturité dont elle s’est elle-même rendue coupable ? Ainsi s’énoncent les questions de Kant.
Le philosophe lie explicitement l’Aufklärung à une certaine disposition. C’est cette dernière qui importe hic et nunc, qui est exigée de la part de chacun de nous. En conséquence, la devise de l’Aufklärung est énoncée sous la forme d’une adresse urgente : « Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement [8] ». Même si, en propre, la maturité est conçue comme étant purement déterminée par la raison, elle est néanmoins toujours pensée eu égard à notre participation au temps donné. C’est l’activité par laquelle notre esprit trouve une issue actuelle à la doxa, ou encore rompt avec sa propre paresse de pensée.
Pour Kant lui-même il s’agit donc bien d’une expérience finie, mais celle-ci a pour tâche infinie de surmonter sa propre finitude. Il détermine l’issue à la l’immaturité dont nous nous sommes rendus coupables comme un accès à la maturité : à l’usage de son propre entendement sous la seule loi de la raison. De l’ensemble de cette démarche, Foucault retient d’abord ceci : l’attitude de l’Aufklärung exige une disposition à la crise, elle consiste en une expérience de la discontinuité de notre propre temps. Mais pour Foucault, au contraire de Kant, le discernement de la finitude n’oblige pas à repenser une nouvelle relation à la raison.
En effet, dans celle-ci, l’expérience se trouve en quelque sorte chargée de maîtriser ses propres inclinaisons au moyen d’une volonté purement morale. Mais pour le philosophe français, l’ancrage de l’expérience dans une césure temporelle engage à une confrontation avec la pléthore des intelligibilités qui constituent le présent, et partant avec la diversité des attitudes qui pourraient le transformer. Ce qu’exige une telle expérience n’est donc pas de la raison mais de la probité, et la probité exige qu’on se fabrique son propre esprit dans le matériau composite du sensible. Tout réaffirmation de l’Aufklärung est suspendue à une attitude simultanément morale et esthétique, et c’est précisément cette simultanéité qui aimante la réflexion baudelairienne sur la modernité.
Ce qui intéresse Foucault chez Baudelaire, c’est avant tout le fait qu’il conçoive la production de cette double attitude comme la nouvelle tâche de l’art. Selon Baudelaire, le rapport moderne à l’histoire procède d’un dédoublement temporel du beau. La beauté a deux aspects inséparables, un aspect fugitif, transitoire, et un aspect éternel. La constellation temporelle de la modernité naît de l’imbrication télescopée de ces deux aspects. Pour Baudelaire il ne s’agit donc plus, comme par le passé, de chercher l’éternel du beau au-delà du temps. Mais il ne s’agit pas plus de s’adapter à la fuite du temps, et donc de suivre la mode. Pour lui, l’enjeu consiste à extraire l’éternel de l’instant présent lui-même. L’artiste qui prend sur lui une telle tâche s’emploie en quelque sorte à « héroïser le présent ».
Le jour, l’artiste - Constantin Guys - court de-ci de-là dans la ville, happant au passage les multiples traits de son époque. La nuit venue, il compose, à partir des traits remémorés, un portrait du présent. Il jette en quelque sorte un regard distancié sur son propre temps. La forme esthétique qu’il imprime alors au familier du présent le fait apparaître comme bizarre : « Le beau est toujours bizarre. [...] C’est son immatriculation, sa caractéristique [9] ». L’art cristallise l’étrangeté d’une époque, et l’attitude vraiment moderne ne consiste pas en un rapport à des règles supposées, ni même en une adaptation au flux temporel, mais elle s’invente à partir de cette étrangeté elle-même.
Baudelaire considère cet art comme un art de vivre ; l’exemple par excellence en est le dandysme. Et pour le poète, cette figure a bel et bien une portée politique. Le dandy se consacre exclusivement à une frivolité radicale. La poussant jusqu’à l’ascèse, il se révolte ainsi contre la gravité bovine de la bourgeoisie et contre l’annexion de tous les domaines par la logique du travail.
De cette attitude esthétique, Foucault retient d’abord ceci : on ne peut se libérer des formes déjà données que si, incessamment, on invente son propre rapport à soi. Mais pour ce penseur de la fin du vingtième siècle, contrairement à Baudelaire, cette invention ne se déploie plus allégoriquement dans une série de figures. Son esthétique de l’existence est soucieuse des impulsions créatrices qui, même de façon tout à fait mineure, produisent des discontinuités, déplacent des attitudes. Il s’agit de l’invention et de la pratique d’attitudes discordantes et plurielles eu égard aux délimitations régulières du social. Pour le penseur français, l’attitude esthétique à l’égard de soi se déploie dans une transformation des technaï qui embrassent tous les aspects de la vie. La transformation créatrice de soi ne se représente pas dans une ou plusieurs figures, elle se joue dans un élargissement de l’espace conflictuel lui-même.
Partant de ces matériaux qu’il a repris et transformés, Foucault précise encore une fois l’ethos qui anime ses propres recherches. Ce qu’il pose comme détermination négative de cet ethos a déjà été maintes fois exposé ailleurs et appartient de ce fait au déjà dit de l’hupomnêmata. Il s’agit de l’explication de son entreprise, à savoir l’ancrage du philosophique dans l’histoire, le critique des formes du savoir, du pouvoir, de la relation subjectivante.
Le renversement créatif de cette répétition intervient au moment où Foucault caractérise son ethos comme une attitude limite. En ce point il ne procède plus à partir de ce qui est déjà-là, mais pense sa propre entreprise depuis le risque fou qui n’appartient pas en tant que tel à l’œuvre, mais la constitue néanmoins de manière essentielle. La manière qu’a Foucault de travailler est en effet une expérimentation osée, dangereuse, voire folle : il s’aventure à esquisser de nouvelles problématiques dans le matériau historique, il est prêt à risquer des acquis passés pour prendre de nouvelles directions, il se comporte de façon hétérodoxe aussi bien à l’égard des autres qu’à l’égard de lui-même. Il n’est pas seulement un penseur dangereux, mais il pense dangereusement.
La folie, ainsi Foucault, commence là où l’œuvre n’a plus lieu : la folie, c’est l’absence d’œuvre. Aussi longtemps qu’il y a oeuvre, il n’y a pas folie. Pour autant, ses oeuvres portent les traces des jeux dangereux du vrai et du faux à partir desquels elles s’inventent, un jeu qui est toujours à la limite de l’égarement. L’expérimentation de Foucault passe par des situations irrésolues, dangereuses ; il n’y a pas de chemin préétabli pour en sortir, pas d’issue certaine au risque encouru. Le frayage d’une sortie inédite met en jeu une pensée qui se diffracte dans une nouvelle invention de soi.
Cette analyse de la facture du texte amène enfin à l’hypothèse formulée plus haut concernant la présence clandestine de Nietzsche dans Qu’est-ce que les Lumières ? L’intention explicite de Foucault est de composer l’Aufklärung avec une critique généalogique. Implicitement, l’évocation d’une critique généalogique fait référence à Nietzsche. Le texte résume brièvement la double impulsion de cette critique : la généalogie ne questionne pas la vérité des choses, mais examine rétrospectivement comment s’est développée une certaine opposition entre le vrai et le faux. Sa question n’est pas : « Qu’est-ce qui est vrai ? », mais « Comment ce qui est vrai est-il devenu vrai ? » Cette critique historique s’excède dans une attitude anticipative. La dissolution d’une certaine opposition entre le vrai et le faux produit de la confusion. Ce qui est et ce qui aurait pu être autre se mélangent, leur distinction même devient un problème. La critique généalogique découvre l’arbitraire historique dans la vérité actuelle, et son émancipation de cet arbitraire retourne l’impossible en possible. C’est ce retournement que Nietzsche appelle un devenir, et c’est précisément l’appropriation de cette impulsion nietzschéenne qui importe ici à Foucault.
En cet endroit, le nom de Nietzsche ne peut qu’être impliqué, car justement il ne désigne rien en lui-même, rien sinon le devenir de Foucault. Grâce à l’omission notable d’un nom, Foucault joue encore une fois la différence entre sa propre oeuvre et son expérimentation. En tant que nommé, le nom de Nietzsche ne représenterait rien, et d’ailleurs il n’a nul besoin d’être nommé car il traverse déjà le texte comme une ligne de fracture irrégulière. Une fois elle émerge dans la disposition à la crise qui troue la conception kantienne de l’Aufklärung, une autre fois elle délite l’allégorisation baudelairienne, la transformant en un franchissement positif des limites.
Cette ligne de fracture est une force paradoxale : ses failles ajourent l’écriture et permettent ainsi l’irruption en elle de ce qui ne lui appartient pas, à savoir du corps. Le corps se constitue de manière proprement oxymorique : il court le long des brèches dans cette ligne. Sa force s’affirme dans les poussées discontinues qui font diverger le prévisible et le futur : surgissent alors ces « fragments d’avenir » qui se détachent comme des morceaux vagabonds pour pointer vers l’incertitude.
A travers l’omission du nom de Nietzsche, Foucault s’approprie son autorité en matière d’autoportrait philosophique - qu’on pense ici à Ecce Homo - à sa propre façon, une façon discrète. Ici, le philosophe français ne cherche plus à reconsidérer le travail déjà accompli, mais il s’attache bien plutôt au rapport à l’impossible que recèle ce passé, et donc à la fiction à partir de laquelle surgit son travail du vrai. Grâce à ce petit texte d’apparence neutre, Qu’est-ce que les Lumières ?, ce penseur nous fait cadeau d’un autoportrait clandestin, dans lequel il s’ébauche une fois encore depuis l’avenir, produisant une nouvelle combinaison de ses traits tout à la fois critiques, esthétiques et dangereux.
La revendication explicite de l’Aufklärung est sans doute ici le signe le plus manifeste du devenir de Foucault. Lui, qui pendant des années a réfléchi et écrit sur l’âge classique sans jamais prononcer le terme d’Aufklärung, reprend ici ce concept qui avait marqué ses débuts de recherche. Et sa détermination n’est pas restée inchangée par ce long détour.
La fidélité à l’Aufklärung passe en effet par un certain dévoiement de cette dernière. Pour Foucault, son affirmation actuelle dépend de son imbrication avec un devenir. C’est en ce sens que son déploiement s’avère incompatible avec l’idée d’une maturité régulatrice. Il affirme l’Aufklärung comme un travail sur les limites du soi, dont la devise téméraire pourrait être la suivante : « Sapere aude ! Ne cesse d’avoir le courage de penser et d’expérimenter toujours à nouveau ton propre être ».
Cette fermeté instable conditionne aussi bien l’ébauche de l’autoportrait philosophique. Seul celui qui ne se fixe pas absolument dans une composition unifiée de ses nombreux traits peut faire valoir son soi comme une invention. Si elle veut rendre manifeste une libre conjonction, l’esquiise d’un autoportrait doit toujours avérer un certain degré de sa propre mutabilité, osciller entre le pérenne et le temproaire. Qui veut se portraiturer philosophiquement ne cherche justement pas un trait dominant ou unifiant apte à se fixer dans l’identique.
Cette accentuation de la mobilité du portrait empêche de se concentrer exclusivement sur le visage. L’attention est déportée vers les gestes par lesquels s’indique l’implication sensible de celui qui pense dans le caractère aléatoire et indécis des choses. La différenciation de cette implication, ainsi que du portrait lui-même, aggrave l’instabilité du tracé. Les traits du portrait deviennent autres, ils passent d’une logique arrêtée, celle de la représentation, au répertoire fluctuant des gestes.
Le philosophe qui s’ébauche depuis l’avenir ne se définit pas, mais met à l’épreuve sa capacité paradoxale à devenir, selon une tournure particulière à chaque fois différente, indéterminée, imperceptible et impersonnelle, pour le dire dans le lexique de Nietzsche et de Deleuze. Voilà pourquoi les autoportraits philosophiques réussis sont sans doute ceux qui donnent le plus d’occasions au malentendu, et qui conduisent effectivement à de tels malentendus. Mais peut-être le plus grand malentendu consiste-t-il à vouloir comprendre un autoportrait philosophique. Toutes les tentatives de ressaisir la théorie, voire même l’identité d’un penseur dans un autoportrait sont condamnées à échouer, car elles ne prennent jamais vraiment en vue la facture d’un tel exercice.
Il n’y a aucune récognition possible de la pensée ou du penseur dans son autoportrait philosophique, car ce dernier cherche précisément à faire droit aux forces informulées de la pensée. A ce titre, la révélation dont il est porteur passe justement par l’abolition de toute image de la pensée orientée sur la forme du Même. Un penseur qui fait son autoportrait ne fait rien d’autre qu’inventer des gestes qui tendent à renverser cette image et qui se dessinent au point où pensée et existence, sans se confondre, se recoupent : dans l’articulation d’un élan de pensée à ce que la contraint, à l’effraction en elle de la matière conflictuelle du monde.
Ainsi, un autoportrait philosophique est fait de l’impossibilité de séparer la pensée des accidents dont elle procède. Simplement il renverse terme à terme la valeur de ces deux éléments : au lieu que ce soit la pensée qui réduise par sa détermination la contingence du sensible, c’est le caractère irréductible du fortuit qui provoque et contraint l’événement imprévisible de la pensée. Dans l’individuation en jeu dans l’autoportrait, l’individu monte à la surface sans pourtant prendre forme ou figure, sans se dégager du fond qui monte avec lui. Ou, pour le dire avec les mots de Deleuze : « L’individu se distingue [du fond sur lequel il surgit] sans que pourtant celui-ci se distingue de lui, continuant d’épouser ce qui divorce d’avec lui. Il est l’indéterminé, mais en tant qu’il continue d’embrasser sa détermination, comme la terre au soulier [10] ».
A ce titre, l’exercice philosophique de l’autoportrait est un exercice d’invention qui ne s’unifie jamais vraiment en une image, mais se recompose incessamment à partir de matériaux hétéroclites et à travers des changements de rythme. Au lieu de renvoyer à une doctrine théorique ou au penseur comme figure, l’autoportrait est ce par quoi un penseur fabrique les traits et gestes de sa pensée, en expérimente les différentes constellations, et ce faisant, s’invente. L’autoportrait ne ressemble à rien, car il déstabilise une pensée au lieu de la représenter, déporte l’existence au lieu de la fixer. Vouloir y apercevoir une image est aussi dénué de sens que de vouloir le juger. L’autoportrait soulève une tout autre question, à savoir la suivante : quelle relation veut-on s’inventer avec tel ou tel penseur, ou à l’égard de tel ou tel geste qui intervient dans sa pensée ? Ou préfère-t-on simplement l’ignorer ?
Il convient enfin attirer l’attention sur une étrange réversibilité que tient en réserve cet autoportrait clandestin. L’analyse a montré comment Foucault fait usage de l’autorité nietzschéenne en matière de devenir. Comme il a été suggéré, un tel usage ne fait d’ailleurs que répondre à une exigence formulée jadis par Nietzsche lui-même dans Ecce Homo. Dans ce texte, Nietzsche expose l’invention de son « je » comme un cas singulier du devenir qui se trouve articulé à l’indifférence d’un « on » : Comment on devient ce qu’on est, ainsi s’énonce le sous-titre de l’ouvrage.
Mais en quoi l’indifférenciation du« on » peut-elle tenir du devenir ? Ce « on » est situé à une limite qui se termine au point où tous les faits et tous les états sont égaux de droit, égaux dans l’indifférence où nous nous trouvons vis-à-vis d’eux. Tous sont également accidentels, de même qu’est accidentelle l’interprétation de leur hiérarchie et de leur subordination. Et en cette limite, tout un chacun se trouve également sollicité par la puissance de transformation dont son existence est dépositaire. Dans le « on » ainsi posé, la proposition concernant le devenir de Foucault devient réversible. Nous avons vu qu’en omettant le nom de Nietzsche, Foucault fait sienne la dynamique de l’œuvre nietzschéenne en tant qu’impetus de son propre devenir. Mais alors, Foucault est aussi bien un des destins de cette oeuvre, l’événement posthume par lequel s’affirme un devenir-foucaldien de Nietzsche. C’est de cette transformation rétrospective du style nietzschéen que je voudrais, pour terminer, donner un bref aperçu.
Nietzsche est un polémiste si extraordinaire parce qu’il dissocie complètement la forme de la dispute de la volonté d’avoir raison. Chez Nietzsche, la polémique ne relève jamais de l’échange d’opinion ou d’une discussion de valeurs. Il ne dispute pas pour avoir raison ou pour donner tort à d’autres thèses, mais pour déplacer le champ philosophique lui-même. Contre une systématisation de la théorie qui fait abstraction de l’expérience et ne se soucie que de la cohérence interne de sa propre argumentation, Nietzsche lutte pour le droit d’expérimenter la différence entre vrai et faux dans la vie elle-même. Et contre l’identification désormais convenue entre la philosophie et une discipline universitaire, il cherche à rétablir le lien entre l’exposition et la tenue que procure la pensée.
Les passes d’armes virtuoses de Nietzsche défont les limites arrêtées entre le vrai et le faux. Naît alors un seuil qui ouvre le chemin vers un avenir indéterminé. Ainsi sa destruction de vérités solides se transpose en une invention de « fragments d’avenir ». En même temps chemin et moyen d’une nouvelle attitude philosophique, le polémique s’avère exceptionnellement comme autre chose qu’une manière échauffée d’argumenter : dans ses propres termes, elle devient affaire de style.
Dans un temps où dominent les constructions philosophiques architectoniques, Nietzsche jette son nom à la figure du lecteur comme un soufflet : Nietzsche, Nietzsche, Nietzsche, ses passages à travers la maladie et la guérison, sa rupture avec la philologie, avec Wagner, son aversion pour le christianisme. Qui veut lire Nietzsche doit le fréquenter, qui conçoit la philosophie comme pure théorie peut simplement laisser ses livres de côté. Pour attirer l’attention sur l’élément vivant du philosophique, Nietzsche n’hésite pas à mettre en scène son propre devenir. Pour une part, il médie son expérimentation philosophique à travers une théâtralisation de son propre nom.
Les traits théâtraux de Nietzsche ont été plus fréquemment commentés que tous ses autres traits réunis. Mais surtout, sa théâtralité a été très souvent stigmatisée comme le trait dominant de sa pensée. Oui, il y a beaucoup de bruit et beaucoup de théâtre chez Nietzsche : mais pour autant, tous ses autres traits ne sont pas un simple décor de scène. Qui le fréquente dans la durée est de plus en plus confronté à l’hybris de son écriture comme de ses raisonnements. Non seulement Nietzsche n’est pas d’une pièce, mais en outre ses gestes de pensée ne se réduisent vraiment pas à la logique d’une mise en scène théâtrale.
Il cherche son espace de réflexion dans des intervalles, et danse les battements de sa pensée dans des rythmes irréguliers qui passent entre : entre le théâtre et la surface de la mer, entre cette surface et le dédale du labyrinthe. Nietzsche est parfois acteur, parfois nomade, parfois philologue grec, parfois stoïcien ou épicurien.
Sa pensée n’hésite pas à faire usage de tous les moyens de la tradition qui se présentent à elle : « Ce ne sont pas seulement les différentes connaissances qui ont été découvertes peu à peu, mais encore les moyens de connaissance en général, les états et les opérations, qui, dans l’homme, précèdent l’acte de connaître. Et toujours il semblait que l’opération nouvellement découverte, ou les états d’âme nouveaux ne fussent point les moyens pour arriver à toute connaissance, mais le but désiré, la teneur et la somme de ce qu’il faut connaître. Le penseur a besoin d’imagination, de l’élan, de l’abstraction, de la spiritualisation, du sens inventif, du pressentiment, de l’induction, de la dialectique, de la déduction, de la critique, de la réunion des matériaux, de la pensée impersonnelle, de la contemplation et de la vision synthétique, et non moins de justice et d’amour à l’égard de tout ce qui est, - mais, dans l’histoire de la vita contemplativa, tous ces moyens ont été considérés, chacun séparément, comme but et comme but ultime [...] [11]. »
La seule chose qui manquait parfois à Nietzsche était la tranquillité, si bien qu’il ne trouvait plus d’issue à ses propres paroxysmes. C’est alors qu’intervint d’abord le bruit, puis enfin la folie, l’absence d’œuvre. Ce dont Nietzsche était privé, c’était une certaine sérénité, et c’est justement de cette sérénité que se soucie Foucault : son silence affaiblit le bruit dans lequel sombra Nietzsche. Comme l’insensé qui interroge la provenance de l’éponge avec laquelle nous avons effacé l’horizon, comme Rauschenberg, dont l’hommage à De Kooning consiste en l’impression d’un geste d’effacement à l’un des ses dessins - To Erase De Kooning -, la retenue de Foucault efface une certaine violence qui adhère au nom de Nietzsche, et débarrasse ainsi le terrain pour un maniement plus prudent de son oeuvre. Elle ne satisfait pas de lassimilation hâtive de la différence nietzschéenne à un vitalisme, rouvre la question du rapport entre la généalogie et l’Aufklärung [12]
Avec ce trait reporté de la prudence, Foucault s’invente une relation idiosyncrasique à l’œuvre de Nietzsche : sa passion pour ce penseur est faite de discrétion. Et dans cette affinité étrange entre deux penseurs aussi opposés, ce qui les distingue l’un de l’autre devient momentanément indifférent. Foucault et Nietzsche deviennent pareils, non point par une ressemblance, mais parce que leurs multiples traits se mélangent jusqu’à devenir méconnaissables.
Ainsi naît le portrait anonyme d’un libre esprit impersonnel, héroïque et prudent, dont il est impossible de savoir s’il expose une image de Nietzsche ou de Foucault : « Il y a dans la manière [du libre esprit ] de vivre et de penser un héroïsme raffiné, qui a honte de s’offrir à la vénération des masses, comme fait son frère plus grossier, et qui suit silencieusement sa route par le monde et hors du monde. Quelques labyrinthes qu’il traverse, entre quelques rochers que son cours soit resserré momentanément - dès qu’il arrive à la lumière, il va son chemin dans la clarté, facilement et presque sans bruit, et laisse jouer les rayons du soleil jouer jusqu’en son fond [13]. »
Washington D.C., septembre 2002