"Aux origines de la philosophie politique islamique", par Agnès Devictor
Pour des penseurs de l’envergure d’Avicenne et d’Averroès, Alfarabi fut l’équivalent de Platon ou d’Aristote. Ce disciple de l’École d’Alexandrie réintroduisit dans le monde islamique médiéval du Xe siècle la philosophie platonico-aristotélicienne en démontrant qu’elle seule était apte à relever le défi qu’imposaient des religions révélées à la pensée philosophique. Ce fondateur de la philosophie politique islamique, qui laissa derrière lui une somme considérable d’ouvrages, est resté pourtant méconnu en Occident durant des siècles.
Muhsin Mahdi a consacré des années à rechercher des manuscrits, traduire, analyser et commenter l’œuvre de ce philosophe méconnu. Il en résulte un livre d’une grande érudition, rédigé avec une rigueur pédagogique exemplaire. La première partie resitue Alfarabi dans son contexte historique et philosophique. Puis, Mahdi commente l’œuvre politique du philosophe et notamment son ouvrage majeur, la Cité vertueuse. La dernière partie analyse la lecture de Platon et d’Aristote par Alfarabi lui-même et la postérité de sa démarche scientifique et de son œuvre, aussi bien dans la philosophie juive élaborée par Maïmonide au XIIe siècle, que dans la philosophie chrétienne occidentale développée par Saint Thomas au XIIIe siècle.
Les conceptions du bien et du mal, de la vertu et du vice, du public et du privé avaient été bouleversées depuis la victoire des religions révélées, et notamment de l’islam. Sur les grandes questions de la vie politique, les théologiens et les juristes avaient manifesté une indifférence totale depuis la naissance de la communauté islamique et ils ne pouvaient répondre à la question de l’adéquation entre communauté politique et religieuse pas plus qu’à celle sur le caractère des régimes politiques et de la diversité des formes qu’ils prenaient à mesure que l’islam se répandait.
C’était à la philosophie politique, occultée depuis des siècles, à répondre à ces questions. Mais, Alfarabi ne pouvait se satisfaire des travaux de ses prédécesseurs néoplatoniciens et des premiers philosophes de la période islamique qui s’étaient repliés sur l’individu au détriment du collectif. Il fallait revenir aux deux fondements de l’enquête philosophique classique pour introduire la politique dans la pensée islamique et tirer la philosophie classique vers l’islam. La philosophie politique devait permettre de réintroduire, « l’esprit philanthropique de la philosophie », selon l’expression de Muhsen Mahdi, en pensant la place de l’homme dans la cité, la nation ou la communauté religieuse, place qui devait privilégier le salut public sur le salut personnel ou privé. D’après Muhsin Mahdi, « au cours des dix siècles qui séparent Cicéron d’Alfarabi, aucun philosophe important n’a étroitement lié la philosophie à la philosophie politique, ni accordé dans ses écrits une position dominante, centrale et décisive à la philosophie politique ».
Si Alfarabi fut l’un des passeurs de la philosophie politique classique à l’Occident chrétien, il innova par ailleurs dans sa « relecture non platonicienne de Platon », en présentant « un Platon franchement politique dont le détachement à l’égard du monde serait accidentel ». Partant des Lois, et notamment du questionnement de l’origine divine ou terrestre des lois, Alfarabi pose la problématique, centrale en science politique, du meilleur régime. Pour aboutir au gouvernement vertueux, il articule la conception platonicienne du meilleur régime à la loi divine de l’islam, la communauté politique à la communauté des croyants. Le philosophe roi ou le prophète philosophe est l’être humain le plus à même de gouverner la cité suivant la vertu. Mais comme la coïncidence entre philosophie et prophétie est rare, l’art de gouverner suivant la jurisprudence devient un substitut à l’absence de la synthèse parfaite du souverain philosophe et prophète.
Alfarabi ne peut cependant faire l’économie de distorsions dans l’héritage. Par exemple, comme Aristote et Platon, il considère la cité comme l’unité politique de base dans laquelle l’homme peut accéder à une perfection politique. Mais, il est contraint de se dissocier d’eux, en affirmant que la cité n’est pas l’ultime entité, l’Islam tendant à l’universel. Il en existe pour lui de plus vastes et plus peuplées, recouvrant même la totalité du monde habité, susceptibles de conduire au gouvernement vertueux. Cette rupture sur la taille de la communauté est d’autant plus saillante qu’elle entraîne des conceptions différentes sur la guerre juste. En effet, en plus de la prophétie, de la philosophie, et de la maîtrise de la jurisprudence, le gouverneur vertueux devra posséder la vertu guerrière, pour forcer, le cas échéant, le citoyen récalcitrant à se ranger du côté de la vertu et de la loi divine. Et, si « la paix universelle constitue l’état de l’homme » et que la guerre n’est jamais une fin en soi, la guerre offensive entreprise par le gouvernement vertueux pour établir ou rétablir la vertu, peut alors devenir une guerre juste. Alfarabi justifie ainsi, suivant une démarche rationnelle, le concept de guerre sainte dont la finalité était de diffuser le message de l’Islam sur l’ensemble de la planète.
Par la présentation et le commentaire de l’œuvre politique d’Alfarabi, Muhsin Mahdi rend intelligible le statut de la philosophie, du droit et de la théologie en Islam, statuts qui participent de la complexité et de la richesse de la pensée islamique. Plus généralement, il éclaire l’histoire de la pensée politique médiévale de l’Orient islamique à l’Occident chrétien et tout en lui rendant sa juste place de fondateur de la philosophie politique islamique, il réintroduit Alfarabi dans le cortège des savants musulmans qui transmirent la philosophie classique à l’Occident.