Chapitre V : Appendice

7 janvier 2004

Nos moralistes sont gens bien modestes ; s’ils ont inventé le dogme du travail, ils doutent de son efficacité pour tranquilliser l’âme, réjouir l’esprit et entretenir le bon fonctionnement des reins et autres organes ; ils veulent en expérimenter l’usage sur le populaire "in anima vili", avant de le tourner contre les capitalistes, dont ils ont mission d’excuser et d’autoriser les vices.

Mais, philosophes à quatre sous la douzaine, pourquoi vous battre ainsi la cervelle à élucubrer une morale dont vous n’osez conseiller la pratique à vos maîtres ? Votre dogme du travail, dont vous faites tant les fiers, voulez-vous le voir bafoué, honni ? Ouvrons l’histoire des peuples antiques et les écrits de leurs philosophes et de leurs législateurs.

« Je ne saurais affirmer, dit le père de l’histoire, Hérodote, si les Grecs tiennent des Égyptiens le mépris qu’ils font du travail, parce que je trouve le même mépris établi parmi les Thraces, les Scythes, les Perses, les Lydiens ; en un mot parce que chez la plupart des barbares, ceux qui apprennent les arts mécaniques et même leurs enfants sont regardés comme les derniers des citoyens... Tous les Grecs ont été élevés dans ces principes, particulièrement les Lacédémoniens [1]. »

« À Athènes, les citoyens étaient de véritables nobles qui ne devaient s’occuper que de la défense et de l’administration de la communauté, comme les guerriers sauvages dont ils tiraient leur origine. Devant donc être libres de tout leur temps pour veiller, par leur force intellectuelle et corporelle, aux intérêts de la République, ils chargeaient les esclaves de tout travail. De même à Lacédémone, les femmes mêmes ne devaient ni filer ni tisser pour ne pas déroger à leur noblesse [2]. »

Les Romains ne connaissaient que deux métiers nobles et libres, l’agriculture et les armes ; tous les citoyens vivaient de droit aux dépens du Trésor, sans pouvoir être contraints de pourvoir à leur subsistance par aucun des "sordidoe artes" (ils désignaient ainsi les métiers) qui appartenaient de droit aux esclaves. Brutus, l’ancien, pour soulever le peuple, accusa surtout Tarquin, le tyran, d’avoir fait des artisans et des maçons avec des citoyens libres [3].

Les philosophes anciens se disputaient sur l’origine des idées, mais ils tombaient d’accord s’il s’agissait d’abhorrer le travail.

« La nature, dit Platon, dans son utopie sociale, dans sa "République" modèle, la nature n’a fait ni cordonnier, ni forgeron ; de pareilles occupations dégradent les gens qui les exercent, vils mercenaires, misérables sans nom qui sont exclus par leur état même des droits politiques. Quant aux marchands accoutumés à mentir et à tromper, on ne les souffrira dans la cité que comme un mal nécessaire. Le citoyen qui se sera avili par le commerce de boutique sera poursuivi pour ce délit. S’il est convaincu, il sera condamné à un an de prison. La punition sera double à chaque récidive [4]. »

Dans son "Économique", Xénophon écrit :

« Les gens qui se livrent aux travaux manuels ne sont jamais élevés aux charges, et on a bien raison. La plupart, condamnés à être assis tout le jour, quelques-uns même à éprouver un feu continuel, ne peuvent manquer d’avoir le corps altéré et il est bien difficile que l’esprit ne s’en ressente. »

« Que peut-il sortir d’honorable d’une boutique ? professe Cicéron, et qu’est-ce que le commerce peut produire d’honnête ? Tout ce qui s’appelle boutique est indigne d’un honnête homme [...], les marchands ne pouvant gagner sans mentir, et quoi de plus honteux que le mensonge ! Donc, on doit regarder comme quelque chose de bas et de vil le métier de tous ceux qui vendent leur peine et leur industrie ; car quiconque donne son travail pour de l’argent se vend lui-même et se met au rang des esclaves [5]. »

Prolétaires, abrutis par le dogme du travail, entendez-vous le langage de ces philosophes, que l’on vous cache avec un soin jaloux : un citoyen qui donne son travail pour de l’argent se dégrade au rang des esclaves, il commet un crime, qui mérite des années de prison. La tartuferie chrétienne et l’utilitarisme capitaliste n’avaient pas perverti ces philosophes des Républiques antiques ; professant pour des hommes libres, ils parlaient naïvement leur pensée. Platon, Aristote, ces penseurs géants, dont nos Cousin, nos Caro, nos Simon ne peuvent atteindre la cheville qu’en se haussant sur la pointe des pieds, voulaient que les citoyens de leurs Républiques idéales vécussent dans le plus grand loisir, car, ajoutait Xénophon, « le travail emporte tout le temps et avec lui on n’a nul loisir pour la République et les amis ». Selon Plutarque, le grand titre de Lycurgue, « le plus sage des hommes » à l’admiration de la postérité, était d’avoir accordé des loisirs aux citoyens de la République en leur interdisant un métier quelconque [6].

Mais, répondront les Bastiat, Dupanloup, Beaulieu et compagnie de la morale chrétienne et capitaliste, ces penseurs, ces philosophes préconisaient l’esclavage. -Parfait, mais pouvait- il en être autrement, étant donné les conditions économiques et politiques de leur époque ? La guerre était l’état normal des sociétés antiques ; l’homme libre devait consacrer son temps à discuter les affaires de l’État et à veiller à sa défense ; les métiers étaient alors trop primitifs et trop grossiers pour que, les pratiquant, on pût exercer son métier de soldat et de citoyen ; afin de posséder des guerriers et des citoyens, les philosophes et les législateurs devaient tolérer les esclaves dans les Républiques héroïques. -Mais les moralistes et les économistes du capitalisme ne préconisent-ils pas le salariat, l’esclavage moderne ? Et à quels hommes l’esclavage capitaliste fait-il des loisirs ? -À des Rothschild, à des Schneider, à des Mme Boucicaut, inutiles et nuisibles esclaves de leurs vices et de leurs domestiques.

« Le préjugé de l’esclavage dominait l’esprit de Pythagore et d’Aristote », a-t-on écrit dédaigneusement ; et cependant Aristote prévoyait que « si chaque outil pouvait exécuter sans sommation, ou bien de lui-même, sa fonction propre, comme les chefs-d’œuvre de Dédale se mouvaient d’eux-mêmes, ou comme les trépieds de Vulcain se mettaient spontanément à leur travail sacré ; si, par exemple, les navettes des tisserands tissaient d’elles-mêmes, le chef d’atelier n’aurait plus besoin d’aides, ni le maître d’esclaves ».

Le rêve d’Aristote est notre réalité. Nos machines au souffle de feu, aux membres d’acier, infatigables, à la fécondité merveilleuse, inépuisable, accomplissent docilement d’elles- mêmes leur travail sacré ; et cependant le génie des grands philosophes du capitalisme reste dominé par le préjugé du salariat, le pire des esclavages. Ils ne comprennent pas encore que la machine est le rédempteur de l’humanité, le Dieu qui rachètera l’homme des "sordidoe artes" et du travail salarié, le Dieu qui lui donnera des loisirs et la liberté.


[1Hérodote, t. ll, trad. Larcher, 1876.

[2Biot, "De l’abolition de l’esclavage ancien en Occident", 1840.

[3Tite-Live, livre premier.

[4Platon, "République", livre V.

[5Cicéron, "Des devoirs", I, tit. ll, chap. XLII.

[6Platon, "République", V, et les "Lois", III ; Aristote, "Politique", II et VII ; Xénophon, "Economique", IV et VI ; Plutarque, "Vie de Lycurgue".

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