Cogitor ergo sum
Entretien avec Peter Sloterdijk
Elisabeth Lévy : « Avant toute chose, pourriez-vous nous expliquer ce que signifie cette maxime latine : “Cogitor ergo sum” ? »
Peter Sloterdijk : « “Cogitor ergo sum”. Le fait d’ajouter la lettre “r” fait que l’on transforme la phrase cartésienne classique qui était active (“Cogito ergo sum”) en une phrase passive. “Cogitor ergo sum” signifie que l’on pense à moi, que je suis pensé par quelqu’un d’autre : quelqu’un s’adresse à moi, et c’est la raison pour laquelle je suis. »
Elisabeth Lévy : « Mais ne pourrait-on pas, en prenant cette phrase à un autre niveau, peut-être un peu moins philosophique, en faire une sorte de slogan du monde des médias aujourd’hui ? »
Peter Sloterdijk : « C’est une phrase qui nous aide à comprendre la nature extatique des processus médiateurs. Etre intégré dans une communication signifie que je suis à l’endroit où l’extase de l’autre s’adresse. Etre l’adresse de quelqu’un, être le point de l’extase, où une dépense de l’autre aboutit, c’est une manière de dire qu’exister signifie : être une adresse pour un autre. Le renversement de ce procédé m’amène à ce que nous connaissons très bien sous le titre d’une philosophie du dialogue qui a, d’une façon ou d’une autre, imprégné toute la philosophie du XXème siècle. »
Jean-François Colosimo : « On se souvient de toutes les batailles franco-allemandes qui furent d’abord philosophiques, d’ailleurs avant d’être militaires souvent, on se souvient peut-être du mot de Roger Limier qui pensait que « la philosophie c’est un peu comme la Russie, c’est plein de marécages, et c’est souvent envahi par les allemands », mais est-ce qu’on est toujours aujourd’hui, dans l’empire de la communication, face à ces guerres franco-allemandes ? Ou bien plutôt, est-ce que les philosophes français ou allemands, qui partagent aujourd’hui beaucoup de vocabulaire commun, ne sont pas pareillement menacés par le monde de la communication ?
Peter Sloterdijk : « Je ne pense pas que la communication en tant que telle soit une menace, mais ce qui nous menace c’est l’inondation de l’espace psychique par les communications non-voulues. La communication involontaire contribue à cette couche de misanthropie qui se cache en nous, plus ou moins profondément, et cette communication involontaire fait remonter la misanthropie de base. C’est là probablement une des raisons pour laquelle il faut se méfier de cette inondation médiatique, qui fait de nous dans l’avenir les voisins d’autres êtres humains avec lesquels pourtant nous n’avons pas de frontière commune. Il ne faut pas oublier qu’autrefois, le concept de voisin était approximativement synonyme de celui d’ennemi. A présent, par la force des télécommunications, il est devenu possible que des personnes qui n’ont rien en commun, surtout pas de mur commun ou de frontière commune, des personnes qui ne sont pas voisins immédiats peuvent, aujourd’hui, se rendre malheureux réciproquement, d’une façon qui était réservée pourtant autrefois au voisin immédiat. C’est là le résultat primordial de la communication, soit une sorte de harcèlement réciproque globalisé ou mondialisé.
Gilles Casanova : « Votre maxime latine “Cogitor ergo sum” semble aller un peu plus loin que vos derniers développements, puisqu’elle contient l’idée que j’existe parce que l’on pense à moi, et donc que je vis à travers celui qui pense à moi, que je vis à travers le média. Or, ce dialogue me transforme en l’autre, c’est-à-dire que je pense comme le média, et je finis par penser que c’est le média qui pense comme moi. »
Peter Sloterdijk : « Je deviens ce que j’écoute, et l’autre pense à moi. »
Elisabeth Lévy : « Il y a une époque, Peter Sloterdijk, où l’on a beaucoup pensé à vous, peut-être trop à votre goût, encore que je n’en suis pas si sûr. En tous cas, “l’affaire Sloterdijk” [1] vous a sans doute beaucoup appris sur l’arène médiatique. Le 17 juillet 1999 au cours d’un colloque sur Heidegger au château d’Elmau, en Haute-Bavière, vous prononcez cette conférence intitulée : « Des règles du parc humain. Une réponse à Lettre sur l’humanisme » [2]. Dans ce texte, qui reprend le concept platonicien de « parc humain » et l’idée nietzschéenne de « domestication », vous analysez la crise de l’humanisme lettré, non sans me semble t-il une certaine mélancolie - mais cette mélancolie votre auditeur ne voulait pas l’entendre. C’est que face à l’échec de l’éducation classique, vous vous demandez si les biotechnologies, et autres manipulations génétiques, seront appelées à l’avenir à corriger le fatalisme de la naissance ? Le scandale est tonitruant, mené notamment par Habermas qui vous traite de « révisionniste générationnel ». On vous accuse de prôner un nouvel eugénisme, de jouer avec le mythe du surhomme. Sans aller tout à fait à faire de vous un nostalgique du IIIème Reich, on vous reproche de ne pas fonder votre identité sur la mauvaise conscience. Cette polémique d’une grande brutalité confirme votre opinion sur une critique qui pense en troupeau : « elle cherche à remplacer l’auteur par le commentaire, ce qu’elle lit et ce qu’elle voit par ce qu’elle dit. » Mais, tout d’abord pour ceux qui n’auraient pas suivi l’affaire ou qui l’auraient oubliée, écoutons ce qu’en disait en février 2000, lorsqu’elle a rebondi en France, le philosophe Rainer Rochlitz [3] :
« Il y a un certain nombre de réflexions, qui ont l’air assez décousues, mais dont on peut dégager l’argument. Voici l’argument : l’humanisme - qui est un terme que Sloterdijk reprend en répondant à « La lettre sur l’humanisme » écrit par Heidegger - l’humanisme a été fondé sur « la république des lettres », c’est-à-dire sur une certaine culture humaniste, sur un système d’éducation, sur la volonté de civiliser les êtres humains par les lettres. La première thèse de Sloterdijk, qu’il partage jusqu’à un certain point avec Heidegger, est de dire que l’humanisme a échoué à civiliser l’humanité. Sloterdijk développe, en paraphrasant très largement Heidegger, la thèse selon laquelle les différentes formes d’humanisme moderne qui sont selon lui le christianisme, le marxisme et l’américanisme (qu’avec Heidegger, il semble mettre sur le même plan [4]) sont des systèmes qui, non seulement, ont échoué mais qui sont de plus porteur de violences effrayantes. De cette première thèse, Sloterdijk tire une conclusion : si l’on souhaite encore civiliser l’humanité, il faut employer d’autres moyens. »
C’est le début de cette fameuse “affaire Sloterdijk”, où vous êtes très violemment attaqué, notamment par Habermas, en Allemagne. On vous accuse quasiment d’être crypto-nazi, en tous cas votre refus de vous identifier à la génération de la mémoire horrifie. Est-ce que les journalistes et les personnes qui parlent de votre texte, durant toute cette polémique, l’ont lu, et bien lu ? »
Peter Sloterdijk : « Il faut comprendre que dans le système médiatique dans lequel nous vivons les non-lecteurs sont au pouvoir. La médiation précède l’intelligence. Avec l’installation d’un système de mass-média, qui fut accompli vers le milieu du XVIIème siècle, les conditions de formation de l’être humain ont changés dramatiquement. A partir de ce moment-là, l’écriture et la lecture ne peuvent plus servir de matrice de formation pour devenir un humain cultivé. En effet, la culture rime avec patience : il y a autant de culture qu’il y a de patience. Or, avec la civilisation de la communication de masse on assiste à l’irruption de l’esprit d’impatience. C’est aussi le moment où la propagande fait son entrée dans le commerce symbolique des êtres humains. La société de masse se définit par le fait que l’écriture se transforme en moyen de guerre des consciences. Cette guerre généralisée projette à une très grande échelle la phrase hobbesienne : « La langue de l’homme est une trompette de guerre et de sédition » [5]. Aujourd’hui, parler ressemble de plus en plus à faire la guerre contre quelqu’un. La modernité, c’est toujours cette psychose des masses engendrée de façon artificielle par l’omniprésence d’une communication mass-médiatisée. Cet hypnotisme de l’homme moderne, dont parlait Gabriel Tarde dans son livre : Les lois de l’imitation (1890) [6], ce somnambulisme social, qui serait selon lui l’état normal de l’homme socialisé, s’est manifesté d’une façon absolument ahurissante durant le XXème siècle. C’est la raison pour laquelle Karl Kraus a parlé du déclin ou de la fin du monde par les moyens de la magie noire. Pour lui, les termes de « magie noire » renvoyait tout simplement à la presse écrite.
Elisabeth Lévy : « Ce que l’on entend de votre texte, c’est qu’il y a d’abord le fait que certains mots visiblement empêchent de penser. Ce qui est très étonnant d’une certaine façon, c’est que personne, à l’époque, ne semble entendre l’inquiétude que vous manifestez devant un possible retour de l’animalisation. Est-ce que le problème n’est pas là : dans la confusion en permanence opérée, par la moulinette médiatique, entre la prescription et la description ? »
Peter Sloterdijk : « Cette confusion est constitutive du règne médiatique. Parce que le médiateur, celui qui fait la communication publique, est condamné à une provocation permanente. Il prête sa provocation à celui qui fournit, pour ainsi dire, la matière première de l’indignation. Il ne faut pas oublier qu’un journaliste c’est quelqu’un qui travaille dans cette carrière de pierre où se trouvent les matières premières de l’étoffe dont est issue la société. La société est mise en cohérence par un stress thématique qui crée une sorte de tension commune. Il y a là un miracle médiologique ou médiatique dont on ne s’étonne jamais suffisamment : il existe une sorte de cohérence symbolique parmi une population qui compte cinquante, soixante-dix ou même cent millions de personnes. Que faut-il faire pour injecter du sens et de la cohérence dans une société pareille ? Cela se fait normalement par le moyen des nouvelles excitantes. Ici, l’excitation correspond au ‘‘sang chaud’’ chez les mammifères, c’est-à-dire que la cohérence symbolique d’une société repose entièrement sur le pouvoir d’indignation partagée. C’est la raison pour laquelle, il faut constamment essayer de produire du scandale pour créer cette ambiance de cohérence symbolique sur laquelle repose la société moderne. »
Elisabeth Lévy : « J’aimerais rappeler cette phrase de Nietzsche, dont vous êtes un lecteur inlassable : ‘‘Nul ne ment autant qu’un homme indigné.’’ »
Gilles Casanova : « Vous qui avez analysé et perçu à quel point la cohésion dans nos sociétés médiatiques se réalise autour d’une émotion diffusée par les médias, largement construite comme émotion et avec la fonction d’être partagée globalement, vous qui avez étudié les ressorts de cette émotion, comment avez vous pu ne pas voir que certains des mots que vous avez utilisés étaient des pivots traditionnels de ces émotions ? Ou bien avez vous choisi d’en jouer ? »
Peter Sloterdijk : « Je ne suis pas sûr que je ne l’ai pas vu, mais je ne voulais pas me plier de façon a priori à cette censure absurde, à cette gestion de vocabulaire. S’il y a eu un élément de provocation dans mon texte, il se cachait peut-être dans le fait effectivement que j’ai choisi le vocabulaire que vous pointez. Mais ce qui a déclenché le scandale, c’est l’utilisation, l’instrumentalisation du texte par une volonté du scandale, volonté qui n’était pas la mienne, pour qu’ensuite une véritable surenchère advienne. Ce qui était absolument passionnant, c’était de voir comment la tempête s’engendre elle-même. Je crois que c’est une expérience qu’il faudrait souhaiter à chaque personne qui doit agir en public, et qui devrait être vécue au moins une fois dans sa vie. Etre au centre d’une tempête médiatique, c’est une expérience tellement riche, qu’il faut en conséquence vivement regretter que la grande indignation soit un bien aussi rare que cela. »
Elisabeth Lévy : « Vous dites d’ailleurs que ces scandales qui rythment notre vie publique sont précisément la démonstration du pouvoir des médias. Vous les avez évoqués tout à l’heure comme le véritable ciment qui offre la cohésion interne à nos sociétés. Est-ce que vous pensiez également en direction de ce phénomène, lorsque vous avez pu parler de « fascisme de divertissement » ? »
Peter Sloterdijk : « Oui. J’ai introduit cette idée lorsque j’ai voulu démontrer les liens qui existaient entre la société de masse actuelle et la première forme de culture de masse qui remonte à l’Empire romain. Je crois que le cirque romain est un phénomène entièrement sous-estimé. Pour tous ceux qui veulent comprendre ce qui se passe dans la société médiatisée aujourd’hui, il est absolument nécessaire de remonter au cirque romain pour comprendre les mécanismes des citations, les mécanismes d’amusement, qui sont au pouvoir. Dans ces sociétés où la nuit est le pouvoir, on y trouve en même temps, l’amusement et l’indignation au cœur des mécanismes du pouvoir, dans la mesure où ces grandes émotions livrent les énergies nécessaires pour synthétiser une grande foule. La raison pour laquelle la modernité rencontre l’antiquité au travers de ce système de l’arène peut être également compris sous l’angle d’une réflexion sur la tradition rhétorique propre à l’Antiquité. Chaque société, chaque civilisation hautement évoluée, produit sa propre forme rhétorique comme forme de gestion des émotions collectives. La modernité a développé sa propre forme de rhétorique qui est celle des mass-médias. L’art de bien gérer une foule à travers des émotions partagées a atteint certainement son sommet pendant la première guerre mondiale, où la presse écrite a libéré la preuve qu’il est possible de psychotiser les civilisations les plus avancées de l’histoire du monde. En effet, notre société pleinement alphabétisée, composée de cinquante millions de personnes, au bout seulement de quelques semaines ou de quelques mois d’une propagande néo-rhétorique moderne, est rentrée dans une transe collective, où après s’être reliée à son adversaire ou à son ennemi, s’est installé dans un délire inter-paranoïaque qui dura quatre ans et demi. On a toujours pas suffisamment éclairci les fondements psycho-dynamiques de ce phénomène. »
Jean-François Colosimo : « Je vous suis lorsque vous décrivez la rhétorique romaine, qui trouve son acmé dans la philanthropie et dans la religion impériale, et dont le cirque est l’endroit d’effervescence collective, je vous suis encore lorsque vous décrivez la propagande, durant la première guerre mondiale, qui fonctionne en tant qu’il y a là un pouvoir pyramidal qui détient encore l’information, mais lorsque aujourd’hui vous évoquez un « fascisme de divertissement », ou lorsque tout-à-l’heure vous rappeliez la volonté de faire scandale au sujet de votre intervention sur « le parc humain », qui détient alors cette volonté à l’ère démocratique ? Où est le pouvoir à l’ère de la démocratie ? Car, il n’y a plus de pouvoir pyramidal. A-t-on à faire à un pouvoir politique ? Qui organise le lynchage de Peter Sloterdijk ? Qui organise le « fascisme de divertissement » ? »
Elisabeth Lévy : « Qui est le premier pouvoir ? »
Peter Sloterdijk : « C’est une bonne question. Je crois que le titre de votre émission contient un programme de recherche. Il ne faut pas oublier que le terme de « fascisme d’entretien ou de divertissement » concernait d’abord exclusivement le système du cirque romain, et cette expression extrêmement dure de « fascisme » a été choisi pour indiquer que le cirque romain ne reculait pas devant la mort des participants. C’est cela le critère du fascisme. Et le « fascisme de divertissement » serait alors la transformation de la société en un festival permanent, mais en incluant, en même temps, la mise à mort dans le festival. Ainsi donc, on efface les frontières entre le cas critique et le système d’amusement. [7] Cela est un critère fort d’une dérive du système de communication moderne. On n’est jamais très éloigné de cette frontière-là. Ce qui est inquiétant, c’est de voir combien il est facile de transformer une société éclairée en une société qui se livre au plaisir de la chasse aux sorcières. Il n’y a qu’à penser à ce qui s’est produit aux Etats-Unis après le ‘‘11 Septembre’’. La psychotisation d’une grande civilisation s’est mis en place, simplement au bout de quelques semaines de communication dirigée en ce sens. Quelques semaines de communication dans ce style suffisent pour transformer la démocratie la plus avérée, la plus solide du monde, en un grand cirque où la chasse à l’homme, la chasse à l’ennemi, la chasse à la sorcière peuvent recommencer. C’est là, de mon point de vue, un phénomène tout-à-fait dramatique. »
Gilles Casanova : « Dans nos sociétés européennes, où l’on pratique beaucoup la mise à mort symbolique au travers des phénomènes appelés « lynchage médiatique », la mise à mort y est purement symbolique. A cet égard, on peut y être deux fois - trois fois pour les plus chanceux - victime d’une mise à mort symbolique dans le jeu médiatique, c’est-à-dire faire deux ou trois fois scandale, et du coup se mettre à exister par le scandale que représente sa vie ou ses positions. »
Peter Sloterdijk : « Vous avez raison. La possibilité de survivre à cette mise à mort symbolique offre un très grand avantage médiatique. Dans notre système, la différence entre la gloire et la honte est effacée, tout simplement parce que l’on vit sous le règne de la citation, or la fréquence de la citation est devenu un critère ontologique. Devenir l’objet d’un scandale veut dire avoir la capacité à forcer ton adversaire à nommer ton nom. La loi de la publicité passe ici par l’adversaire. Il n’y a personne qui parle aussi bien de soi que l’ennemi. Or pour combattre quelqu’un il faut le nommer, et le geste de nomination implique déjà une sorte de reconnaissance profonde. »
Jean-François Colosimo : « Lorsque vous évoquez une psychotisation potentielle de la foule, j’aurais voulu connaître, selon vous, les grands corps qui sont capables de psychotiser une foule ? Dans votre cas, par exemple, les premières audiences, les premières assemblées qui vous écoutent, ne produisent pas le scandale, les audiences vous sont acquises, la foule est passive - même s’il s’agit d’une petite foule, cela reste tout de même une foule. Et puis tout d’un coup, vous nous dîtes : « cela déclenche ... ». Qui déclenche le scandale ? Avec quelles fins ? Qui psychotise la foule, qui autrement serait passive ? Encore une fois, où se tient aujourd’hui ce pouvoir ? »
Peter Sloterdijk : « Pour expliquer ce genre de phénomène qui relève de la psychologie des masses il pourrait être utile de renvoyer à un phénomène qu’on a pu observer au XVIIème siècle au Pays Bas. Là, on a assisté à la première grande crise de bourse du monde moderne, connue sous le nom de « la folie des tulipes » [8]. Il n’y avait pas d’organisateur. Tout ce qu’il y avait c’était un climat chargé par l’hypothèse que dans les bulbes de cette sympathique plante se cachait des trésors immenses, et que cette fleur représentait une promesse de bonheur à tous ceux qui l’achetaient. Au bout de deux ans, la bulle spéculative a éclaté : les acheteurs sont revenus à un état plus ou moins sobre. Mais, dans cette histoire, il n’y avait aucun agitateur, il suffisait de l’existence d’une bourse de tulipes accueillant chaque jour les acheteurs pendant une très longue période. Revenons à votre question et transposons cette histoire à notre actualité. Aujourd’hui, chaque sujet ou thème qui peuvent provoquer l’indignation collective, sont à comprendre comme autant de tulipes. Et les journalistes, dans cette perspective, ne sont rien d’autre que des vendeurs de tulipes, qui vous proposent des tulipes chaque jour. Ainsi, ‘‘le 20 heures’’ avec ces informations est le moment critique de la journée où l’on propose à une population une dizaine de sujets sur lesquels elle pourrait facilement s’indigner. Les thèmes sont toujours choisis de telle sorte qu’ils contiennent un certain potentiel d’indignation. Et de temps à autre, l’affaire éclate. La plupart du temps on passe sur cette proposition d’excitation, sur cette proposition d’indignation, tout simplement parce que la population est fatiguée : on ne peut guère s’indigner tous les jours. Mais dans le même temps on apprécie vivement le fait que les journalistes fassent leur travail, lequel consiste précisément dans le fait de nous présenter continuellement un répertoire de possibilités de nous indigner. De sorte que la température d’indignation de la société reste toujours constante. »
Jean-François Colosimo : « Sur le marché d’Amsterdam, qui est Habermas, par rapport aux marchands de tulipes ? »
Peter Sloterdijk : « Habermas est certainement un grand marchand de tulipes, mais en même temps, il est surtout quelqu’un qui veut organiser la Bourse. Celui qui possède une théorie de la communication fait ses investissements non seulement dans les journaux que l’on achète et vend tous les jours, mais il exprime le désir de s’occuper de l’organisation de la Bourse elle-même, en contrôlant l’admission de certains sujets au trafic quotidien. »
Elisabeth Lévy : « Dans votre livre d’entretien avec Hans-Jürgen Heinrichs [9] vous parlez de nos sociétés comme des Bourses à thèmes : chaque soir on choisit nos thèmes d’indignation devant notre journal télévisé, nous votons sur les sujets, les propositions d’émotion qui nous sont faites. Loucatch disait à propos du nazisme qu’il y avait une fusion entre la philosophie de l’existence allemande et la technique américaine de la réclame. Alors aujourd’hui vivons-nous sous le règne du marketing ? »
Peter Sloterdijk : « Absolument. L’union soviétique était aussi une grande entreprise de ‘‘public relations’’ qui a vendu un produit qui s’appelait : « révolution russe ». Il était beaucoup plus facile de trouver des acheteurs en dehors de l’union soviétique, car le marché intérieur était inhibé par la brutalité que vivait la population. On peut observer que pendant quelques décades ce marketing révolutionnaire à très bien fonctionné. Les premiers à ne plus acheter des produits soviétiques on été traité de traître par leurs camarades. Pensez au cas d’Arthur Koestler, ou à celui d’André Gide de retour de l’U.R.S.S. : ces auteurs pour la première fois donnaient le conseil de ne plus acheter soviétique. »
Gilles Casanova : « Est-ce que l’on n’est pas aujourd’hui dans la mise en place du même type de phénomène lorsque des campagnes médiatiques sont organisées pour convaincre telle ou telle population qu’il faut absolument faire tel ou tel type de réforme, qui pourtant lui est très profondément défavorable, mais que l’on arrive néanmoins à faire passer, en la lui présentant dans un premier temps sous un jour chatoyant : cette réforme n’ayant pour le moment pas eu lieu, pour qu’ensuite, à l’aide des sondages qui permettent de dire que la population attend cette réforme, on finisse malgré tout par la réaliser, ce qui fait réagir la population concernée comme prévu par un grand regret. Mais en attendant, la reforme ou l’intervention militaire a bien été mise en place. Il semblerait donc que les grands événements structurant notre vie sociale soient l’objet d’une préparation minutieuse, par une opération médiatique qui consiste à vendre un produit qui n’existe pas encore, car s’il existait la population n’en voudrait pas. »
Peter Sloterdijk : « Il est sûr que nous sommes exposés à ce genre d’arrosage sur tous les claviers et les écrans, et dans tous les domaines possibles. Il ne faut pas oublier que le travail de dé-fascination n’est jamais fait une fois pour toutes, c’est là toujours une tâche à recommencer. Il est aussi vrai, surtout parmi les jeunes, que l’on observe de plus en plus une attitude avertie : ceux qui ont passé leur jeunesse en grand consommateur de la publicité sont capables de s’immuniser contre cette invasion permanente. Cette sous-culture de “l’attitude cool”, appartient aujourd’hui au courrant les Lumières - elle appartient à une certaine capacité critique - non pas par sa puissance argumentative, mais simplement par “son attitude” qui arrive à contenir l’effet de fascination, dans la mesure où elle refuse cette croyance en la séduction par les produits. Or, c’est là l’attitude de base de cette “méchanceté cool” qu’affiche une certaine partie de la jeunesse contemporaine. »
Jean-François Colosimo : « Ce qui caractérise l’invention par le système soviétique de la grande propagande, par rapport à la première guerre mondiale, c’est que durant la guerre de 14-18, l’ennemi est de l’autre côté de la frontière, alors qu’avec la propagande soviétique l’ennemi devient intérieur. Or, l’ennemi intérieur n’est autre que le pivot de la propagande : il faut le trouver, le démasquer. Est-ce que ce n’est pas là tout ce qui reste de la pensée progressiste, à savoir la nécessité pour se définir de se trouver un ennemi intérieur ? »
Peter Sloterdijk : « Ce diagnostic est tout simplement trop triste pour répondre par la positive. Mais je pense comprendre ce que vous désigner là. Finalement, les Lumières se poursuivent non seulement sous la forme des différentes attitudes émergentes (“l’attitude cool”, etc.) mais aussi et surtout sous la forme de l’analyse concrète des mécanismes psychiques sur lesquels reposent les interactions humaines. L’étude psycho-dynamique de la société a fait vraiment des progrès dans ce domaine. Il y a un nouveau savoir qu’il faut répandre, et ce savoir concerne les mécanismes inter-paranoïaques par lesquels sont reliés des adversaires, que l’on devrait plutôt appeler : « partenaires de conflits », partenaires qui se présupposent mutuellement pour se tenir dans leur bulle d’irréalité, laquelle est nourri par l’énergie paranoïaque. Il ne faut pas oublier qu’Homo sapiens est un animal, et qu’il est doté d’une grande capacité de combat et d’un mécanisme de stress inné. Le stress est un système endocrinologique qui est fondésurlefaitquel’onpeut libérer en quelques secondes d’énormes énergies en coupant tous les systèmes organiques dont on n’a pas besoin sur le moment : en neutralisant donc la sexualité, la digestion, les activités cérébrales qui sont de nature plutôt contemplative, etc. La quasi-totalité de l’énergie est mise alors à la disposition de l’impératif catégorique du stress qui s’énonce comme suit : « mobilise ton énergie pour combattre un danger imminent ». En tant qu’animaux, nous sommes des ontologues. L’ontologie, c’est la croyance en la présence de l’ennemi. »
Elisabeth Lévy : « Tout à l’heure vous nous avez parlé de messages non-désirés, mais ils sont d’autant moins désirés que nous voulons être tous messagers. C’est ce que vous écrivez dans votre livre d’entretien avec Hans-Jürgen Heinrichs : « Tout le monde veux assurer la régie, tout le monde veut s’emparer des porte-voix pour dire quelque chose. Mais personne ne fait l’effort de recevoir un message. Il n’y a rien à dire. Nous sommes à l’époque des anges vides. » [10] A l’époque des anges vides nous sommes tous journalistes, c’est cela ? »
Peter Sloterdijk : « Oui. Je crois qu’aujourd’hui le journaliste est le prototype de l’homme porteur d’un message Zéro. Le journaliste est précisément celui qui se déclare prêt à transporter une information : mais ce n’est pas la sienne. Cependant, il existe des exceptions : des journalistes qui font l’effort de produire le message dont il vont être le messager. Mais normalement ce sont des êtres médiatiques : d’un côté ils reçoivent, et de l’autre ils émettent. »
Elisabeth Lévy : « C’est-à-dire qu’ils n’ont rien à dire, mais ils veulent néanmoins le dire, absolument. »
Peter Sloterdijk : « Le “vouloir dire” est très prononcé chez eux, mais également “l’être prêt à dire”. Pour ainsi dire, ce sont des fonctionnaires de l’information ou des câbles vivants. »
Jean-François Colosimo : « Je crois que c’est cela la démocratie : le monde de la rumeur, où tout le monde est émetteur et récepteur en même temps, et où il n’y a plus qu’un grand bruit parasite. Vous seriez d’accord pour cette définition de la démocratie ? »
Peter Sloterdijk : « Je me demande comment il est possible de créer des processus qui mènent à un résultat majoritaire ? C’est tout de même une grande énigme, au moment où l’on critique assez durement les mécanismes de base de la démocratie, on s’étonne d’autant plus que tous ces mécanismes de base sont quand même créateurs de résultats moins indésirables que toutes autres sortes d’organisation de la vie publique. »
Gilles Casanova : « Les systèmes ont tendances à saturer leurs espaces, et une fois accompli la chose, ils ont tendance à étouffer. Partant de ce point, peut-on analyser le fait que progressivement l’information et la publicité se soient mêlées, d’abord par leurs méthodes, ensuite par le moment de leur diffusion, aujourd’hui par leur formes ? Et si l’indignation publicitaire et l’indignation informative sont maintenant mêlées dans leur diffusion par les programmes de radio ou de télévision, en revanche, les jeunes générations sont, elles, autant imperméables aux unes qu’aux autres. Comment analysez-vous la prochaine étape de l’indignation publicitaro-informativo-culturelle ?
Peter Sloterdijk : « J’adore le concept d’imperméabilité que vous venez d’utiliser, ainsi que celui de saturation. Je crois qu’il faudrait remonter dans l’histoire de l’humanité jusqu’à l’époque des tribus pour mieux comprendre ce qui se passe aujourd’hui. Sous un certain point de vue, la démocratie correspond à un retour du tribalisme à l’échelle de l’Etat-nation. Le tribalisme analysé en termes médiologiques, c’est le régime du commérage absolu. Une tribu c’est une entité ethnique qui est absolument incapable de produire de la nouveauté. La communication tribale c’est la narration des mythes. Ainsi, la seule forme de nouveau que l’on puisse produire dans ce cadre est liée à un éternel retour du même sous la forme du commérage. D’une certaine manière, on organise l’aveuglement et la surdité collective : c’est aussi cela le résultat de la communication par le Gossip. Le Gossip est une sorte de totalitarisme communicatif qui submerge tout l’espace public par ce que l’on a entendu dire. »
Elisabeth Lévy : « Pardonnez-moi de vous interrompre, mais je n’aimerais pas que nous nous séparions avant que les auditeurs sachent que vous aussi êtes un peu marchand de tulipe. »
Passe le générique de l’émission philosophique qui s’intitule « Das Philosophische Quartett » (sur la chaîne ZDF [11]) qui met en scène (six fois par an depuis Janvier 2002) Peter Sloterdijk et son confrère Rüdiger Safranski et des invités discutant autour d’un sujet d’actualité.
Peter Sloterdijk : « Aaaa ... cela correspond au générique de notre émission. Cela déclenche un réflexe chez moi : normalement, je prononce cette phrase introductive : “Bonsoir, Messieurs, Dames, je vous salue pour cette nouvelle émission du Quatuor Philosophique depuis l’Autostadt de Wolfsburg”, phrase qui s’adresse au public présent dans le studio, car nous avons choisi de ne pas produire l’émission “à sec”. La forme que prend l’émission est une rencontre entre deux philosophes ‘‘permanents’’, Rüdiger Safranski et moi-même, et des invités qui parlent pendant une heure sur des sujets d’actualité, avec néanmoins cette petite tendance à une transcendance atemporelle. En d’autres termes, nous faisons un effort pour désactualiser les sujets.
Elisabeth Lévy : « Mais tout de même, vous déplorez le coup d’Etat médiatique, soit la destitution des gens de plume par les gens de caméra et de micro, cependant qu’au final, en bon moderne, vous êtes sur les lieux du crime à l’heure du crime : en effet, on vous trouve à la télévision, où vous prétendez même parler de philosophie... N’est-ce pas un peu oxymorique ? »
Peter Sloterdijk : « Oui, ça l’est. Mais ce serait un signe de lâcheté de ne pas essayer. On ne peut pas lâcher prise sous l’influence d’une analyse pessimiste du règne médiatique. Il faut essayer de faire valoir d’autres tonalités au sein du système lui-même, sans quoi on abandonne des espaces libres sans véritable nécessité. »
Gilles Casanova : « Est-ce le fait d’avoir été projeté dans l’arène ou dans le cirque à la place du gladiateur qui vous a donné l’envie de vous tenir cette fois-ci aux côtés de l’Empereur ? »
Peter Sloterdijk : « La place de l’empereur est vide dans notre arène, car il a été remplacé par la foule elle-même. Il y a donc une foule impériale, avec laquelle on ne peut jamais espérer communiquer de façon directe. Cependant, il existe aussi des voies d’influences indirectes. »
Jean-François Colosimo : « Lorsque l’on pense à la réputation sulfureuse que l’on vous accorde - réputation nietzschéenne, heideggerienne -, et lorsque l’on entend la profession de foi que vous venez de faire pour une sorte de réformisme paisible et pacifique des médias à l’heure contemporaine, est-ce que vous admettrez que l’on puisse se sentir un peu déçu par ce réformisme que vous professez ? »
Peter Sloterdijk : « Réformisme ? Oui, pourquoi pas. Vous savez, ma radicalité se manifeste ailleurs. Je crois que pour être radical il ne s’agit plus de monter sur les barricades, et de rejouer pour la nième fois la révolte, ou de chanter l’hymne de la grève générale contre tout ce qui existe. Je crois qu’une analyse profonde des choses qui nous entourent contient beaucoup plus de radicalité qu’un radicalisme affiché. »