De la nature
Système de la nature ou des lois du monde physique et du monde moral, Première partie, chapitre 1
L’homme est l’ouvrage de la nature et ne peut en sortir
Les hommes se tromperont toujours quand ils abandonneront l’expérience pour des systèmes enfantés par l’imagination. L’homme est l’ouvrage de la nature, il existe dans la nature, il est soumis à ses lois, il ne peut s’en affranchir, il ne peut même par la pensée en sortir ; c’est en vain que son esprit veut s’élancer au-delà des bornes du monde visible, il est toujours forcé d’y rentrer. Pour un être formé par la nature et circonscrit par elle, il n’existe rien au-delà du grand tout dont il fait partie, et dont il éprouve les influences ; les êtres que l’on suppose au-dessus de la nature ou distingués d’elle-même seront toujours des chimères, dont il ne nous sera jamais possible de nous former des idées véritables, non plus que du lieu qu’elles occupent et de leur façon d’agir. Il n’est et il ne peut rien y avoir hors de l’enceinte qui renferme tous les êtres.
Que l’homme cesse donc de chercher hors du monde qu’il habite des êtres qui lui procurent un bonheur que la nature lui refuse : qu’il étudie cette nature, qu’il apprenne ses lois, qu’il contemple son énergie et la façon immuable dont elle agit ; qu’il applique ses découvertes à sa propre félicité, et qu’il se soumette en silence à des lois auxquelles rien ne peut le soustraire ; qu’il consente à ignorer les causes entourées pour lui d’un voile impénétrable ; qu’il subisse sans murmurer les arrêts d’une force universelle qui ne peut revenir sur ses pas, ou qui jamais ne peut s’écarter des règles que son essence lui impose.
Ce que nous sommes et ce que nous faisons est déterminé nécessairement, comme toutes les choses de la nature
On a visiblement abusé de la distinction que l’on a faite si souvent de l’homme physique et de l’homme moral . L’homme est un être purement physique ; l’homme moral n’est que cet être physique considéré sous un certain point de vue, c’est-à-dire, relativement à quelques-unes de ses façons d’agir, dues à son organisation particulière. Mais cette organisation n’est-elle pas l’ouvrage de la nature ? Les mouvements ou façons d’agir dont elle est susceptible ne sont-ils pas physiques ? Ses actions visibles ainsi que les mouvements invisibles excités dans son intérieur, qui viennent de sa volonté ou de sa pensée, sont également des effets naturels, des suites nécessaires de son mécanisme propre, et des impulsions qu’il reçoit des êtres dont il est entouré. Tout ce que l’esprit humain a successivement inventé pour changer ou perfectionner sa façon d’être et pour la rendre plus heureuse, ne fut jamais qu’une conséquence nécessaire de l’essence propre de l’homme et de celle des êtres qui agissent sur lui. Toutes nos institutions, nos réflexions, nos connaissances n’ont pour objet que de nous procurer un bonheur vers lequel notre propre nature nous force de tendre sans cesse. Tout ce que nous faisons ou pensons, tout ce que nous sommes et ce que nous serons n’est jamais qu’une suite de ce que la nature universelle nous a faits. Toutes nos idées, nos volontés, nos actions sont des effets nécessaires de l’essence et des qualités que cette nature a mises en nous, et des circonstances par lesquelles elle nous oblige de passer et d’être modifiés. En un mot, l’art n’est que la nature agissant à l’aide des instruments qu’elle a faits.
La nature envoie l’homme nu et destitué de secours dans ce monde qui doit être son séjour ; bientôt il parvient à se vêtir de peau ; peu à peu nous le voyons filer l’or et la soie. Pour un être élevé au-dessus de notre globe, et qui du haut de l’atmosphère contemplerait l’espèce humaine avec tous ses progrès et changements les hommes ne paraîtraient pas moins soumis aux lois de la nature lorsqu’ils errent tout nus dans les forêts, pour y chercher péniblement leur nourriture, que lorsque vivant dans des sociétés civilisées, c’est-à-dire enrichies d’un plus grand nombre d’expériences finissant par se plonger dans le luxe ils inventent de jour en jour mille besoins nouveaux et découvrent mille moyens de les satisfaire. Tous les pas que nous faisons pour modifier notre être ne peuvent être regardés que comme une longue suite de causes et d’effets, qui ne sont que les développements des premières impulsions que la nature nous a données. Le même animal, en vertu de son organisation, passe successivement de besoins simples à des besoins plus compliqués, mais qui n’en sont pas moins des suites de sa nature. C’est ainsi que le papillon, dont nous admirons la beauté, commence par être un œuf inanimé, duquel la chaleur fait sortir un ver, qui devient chrysalide, et puis se change en un insecte ailé, que nous voyons s’orner des plus vives couleurs : parvenu à cette forme, il se reproduit et se propage ; enfin dépouillé de ses ornements, il est forcé de disparaître après avoir rempli la tâche que la nature lui imposait, ou décrit le cercle des changements qu’elle a tracés aux êtres de son espèce.
Nous voyons des changements et des progrès analogues dans tous les végétaux. C’est par une suite de la combinaison, du tissu, de l’énergie primitive donnés à l’aloès par la nature, que cette plante insensiblement accrue et modifiée, produit au bout d’un grand nombre d’années des fleurs qui sont les annonces de sa mort.
Il en est de même de l’homme qui, dans tous ses progrès, dans toutes les variations qu’il éprouve, n’agit jamais que d’ après les lois propres à son organisation et aux matières dont la nature l’a composé. L’homme physique est l’homme agissant par l’impulsion de causes que nos sens nous font connaître ; l’homme moral est l’homme agissant par des causes physiques que nos préjugés nous empêchent de connaître. L’homme sauvage est un enfant dénué d’expérience, incapable de travailler à sa félicité. L’homme policé est celui que l’expérience et la vie sociale mettent à portée de tirer parti de la nature pour son propre bonheur. L’homme de bien éclairé est l’homme dans sa maturité ou dans sa perfection. L’homme heureux est celui qui sait jouir des bienfaits de la nature ; l’homme malheureux est celui qui se trouve dans l’incapacité de profiter de ses bienfaits.
L’expérience et la physique, seules garantes de vérité
C’est donc à la physique et à l’expérience que l’homme doit recourir dans toutes ses recherches : ce sont elles qu’il doit consulter dans sa religion, dans sa morale, dans sa législation, dans son gouvernement politique, dans les sciences et dans les arts, dans ses plaisirs, dans ses peines. La nature agit par des lois simples, uniformes, invariables que l’expérience nous met à portée de connaître. C’est par nos sens que nous sommes liés à la nature universelle, c’est par nos sens que nous pouvons la mettre en expérience et découvrir ses secrets ; dès que nous quittons l’expérience nous tombons dans le vide où notre imagination nous égare ?
Toutes les erreurs des hommes sont des erreurs de physique ; ils ne se trompent jamais que lorsqu’ils négligent de remonter à la nature, de consulter ses règles, d’appeler l’expérience à leur secours. C’est ainsi que faute d’expérience ils se sont formés des idées imparfaites de la matière, de ses propriétés, de ses combinaisons, de ses forces, de sa façon d’agir ou de l’énergie qui résulte de son essence ; dès lors tout l’univers n’est devenu pour eux qu’une scène d’illusions. Ils ont ignoré la nature, ils ont méconnu ses lois, ils n’ont point vu les routes nécessaires qu’elle trace à tout ce qu’elle renferme. Que dis-je ! Ils se sont méconnus eux-mêmes ; tous leurs systèmes, leurs conjectures, leurs raisonnements, dont l’expérience fut bannie ne furent qu’un long tissu d’erreurs et d’absurdités.
La religion, produit de l’ignorance et de l’imagination
Toute erreur est nuisible ; c’est pour s’être trompé que le genre humain s’est rendu malheureux. Faute de connaître la nature, il se forma des dieux, qui sont devenus les seuls objets de ses espérances et de ses craintes. Les hommes n’ont point senti que cette nature, dépourvue de bonté comme de malice, ne fait que suivre des lois nécessaires et immuables en produisant et détruisant des êtres, en faisant tantôt souffrir ceux qu’elle a rendu sensibles, en leur distribuant des biens et des maux, en les altérant sans cesse : ils n’ont point vu que c’était dans la nature elle-même et dans ses propres forces que l’homme devait chercher ses besoins, des remèdes contre ses peines et des moyens de se rendre heureux ; ils ont attendu ces choses de quelques êtres imaginaires qu’ils ont supposé les auteurs de leurs plaisirs et de leurs infortunes. D’où l’on voit que c’ est à l’ignorance de la nature que sont dues ces puissances inconnues, sous lesquelles le genre humain a si longtemps tremblé, et ces cultes superstitieux qui furent les sources de tous ses maux.
L’ignorance produit la servitude, le malheur, l’obscurantisme
C’est faute de connaître sa propre nature, sa propre tendance, ses besoins et ses droits que l’homme en société est tombé de la liberté dans l’esclavage. Il méconnut ou se crut forcé d’étouffer les désirs de son cœur, et de sacrifier son bien-être aux caprices de ses chefs ; il ignora le but de l’association et du gouvernement ; il se soumit sans réserve à des hommes comme lui, que ses préjugés lui firent regarder comme des êtres d’un ordre supérieur, comme des dieux sur la terre ; ceux-ci profitèrent de son erreur pour l’asservir, le corrompre, le rendre vicieux et misérable. Ainsi c’est pour avoir ignoré sa propre nature que le genre humain tomba dans la servitude, et fut mal gouverné.
C’est pour s’être méconnu lui-même et pour avoir ignoré les rapports nécessaires qui subsistent entre lui et les êtres de son espèce, que l’homme a méconnu ses devoirs envers les autres. Il ne sentit point qu’ils étaient nécessaires à sa propre félicité. Il ne vit pas plus ce qu’il se devait à lui-même, les excès qu’il devait éviter pour se rendre solidement heureux, les passions auxquelles il devait résister ou se livrer pour son propre bonheur ; en un mot il ne connut point ses véritables intérêts. De-là tous ses dérèglements, son intempérance, ses voluptés honteuses, et tous les vices auxquels il se livra aux dépens de sa conservation propre et de son bien-être durable. Ainsi c’est l’ignorance de la nature humaine qui empêcha l’homme de s’éclairer sur la morale. D’ailleurs les gouvernements dépravés auxquels il fut soumis l’empêchèrent toujours de la pratiquer quand même il l’aurait connue.
C’est encore faute d’étudier la nature et ses lois, de chercher à découvrir ses ressources et ses propriétés que l’homme croupit dans l’ignorance, ou fait des pas si lents et si incertains pour améliorer son sort. Sa paresse trouve son compte à se laisser guider par l’exemple, par la routine, par l’autorité plutôt que par l’expérience, qui demande de l’activité, et par la raison qui exige de la réflexion. De là cette aversion que les hommes montrent pour tout ce qui leur parait s’écarter des règles auxquelles ils sont accoutumés ; de là leur respect stupide et scrupuleux pour l’antiquité et pour les institutions les plus insensées de leurs pères ; de là les craintes qui les saisissent quand on leur propose les changements les plus avantageux ou les tentatives les plus probables. Voilà pourquoi nous voyons les nations languir dans une honteuse léthargie, gémir sous des abus transmis de siècle en siècle, et frémir de l’idée même de ce qui pourrait remédier à leurs maux. C’est par cette même inertie et par le défaut d’expérience que la médecine, la physique, l’agriculture, en un mot toutes les sciences utiles font des progrès si peu sensibles et demeurent si longtemps dans les entraves de l’autorité. Ceux qui professent ces sciences aiment mieux suivre les routes qui leur sont tracées que de s’en frayer de nouvelles. Ils préfèrent les délires de leur imagination et leurs conjectures gratuites à des expériences laborieuses, qui seules seraient capables d’arracher à la nature ses secrets.
L’imagination fait taire l’expérience, et produit crédulité et crainte
En un mot, les hommes, soit par paresse, soit par crainte, ayant renoncé au témoignage de leurs sens, n’ont plus été guidés dans toutes leurs actions et leurs entreprises que par l’imagination, l’enthousiasme, l’habitude, le préjugé et surtout par l’autorité, qui sut profiter de leur ignorance pour les tromper. Des systèmes imaginaires prirent la place de l’expérience, de la réflexion, de la raison : des âmes ébranlées par la terreur, et enivrées du merveilleux, ou engourdies par la paresse et guidées par la crédulité, que produit l’inexpérience, se créèrent des opinions ridicules ou adoptèrent sans examen toutes les chimères dont on voulut les repaître.
C’est ainsi que pour avoir méconnu la nature et ses voies, pour avoir dédaigné l’expérience, pour avoir méprisé la raison ; pour avoir désiré du merveilleux et du surnaturel ; enfin pour avoir tremblé, le genre humain est demeuré dans une longue enfance dont il a tant de peine à se tirer. Il n’eut que des hypothèses puériles dont il n’osa jamais examiner les fondements et les preuves ; il s’était accoutumé à les regarder comme sacrées, comme des vérités reconnues dont il ne lui était point permis de douter un instant. Son ignorance le rendit crédule ; sa curiosité lui fit avaler à longs traits le merveilleux ; le temps le confirma dans ses opinions et fit passer de race en race ses conjectures pour des réalités. La force tyrannique le maintint dans ses notions devenues nécessaires pour asservir la société ; enfin la science des hommes en tout genre ne fut qu’un amas de mensonges, d’obscurités, de contradictions, entremêlé quelquefois de faibles lueurs de vérité, fournies par la nature dont l’on ne put jamais totalement s’écarter, parce que la nécessité y ramena toujours.
Il faut prendre l’expérience pour guide, et consulter la nature
Élevons-nous donc au-dessus du nuage du préjugé. Sortons de l’atmosphère épaisse qui nous entoure pour considérer les opinions des hommes et leurs systèmes divers. Défions-nous d’une imagination déréglée, prenons l’expérience pour guide ; consultons la nature ; tâchons de puiser en elle-même des idées vraies sur les objets qu’elle renferme ; recourons à nos sens que l’on nous a faussement fait regarder comme suspects ; interrogeons la raison que l’on a honteusement calomniée et dégradée ; contemplons attentivement le monde visible, et voyons s’il ne suffit point pour nous faire juger des terres inconnues du monde intellectuel ; peut-être trouverons-nous que l’on n’a point eu de raisons pour les distinguer, et que c’est sans motifs que l’on a séparé deux empires qui sont également du domaine de la nature.
Le matérialisme
L’univers, ce vaste assemblage de tout ce qui existe, ne nous offre partout que de la matière et du mouvement : son ensemble ne nous montre qu’une chaîne immense et non interrompue de causes et d’effets : quelques-unes de ces causes nous sont connues parce qu’elles frappent immédiatement nos sens ; d’autres nous sont inconnues, parce qu’elles n’agissent sur nous que par des effets souvent très éloignés de leurs premières causes.
Des matières très variées et combinées d’une infinité de façons reçoivent et communiquent sans cesse des mouvements divers. Les différentes propriétés de ces matières, leurs différentes combinaisons, leurs façons d’agir si variées qui en sont des suites nécessaires, constituent pour nous les essences des êtres ; et c’est de ces essences diversifiées que résultent les différents ordres, rangs ou systèmes que ces êtres occupent, dont la somme totale fait ce que nous appelons la nature.
Le système de la nature : l’homme n’est pas « un empire dans un empire »
Ainsi la nature, dans sa signification la plus étendue, est le grand tout qui résulte de l’assemblage des différentes matières, de leurs différentes combinaisons, et des différents mouvements que nous voyons dans l’univers. La nature, dans un sens moins étendu, ou considérée dans chaque être, est le tout qui résulte de l’essence, c’est-à-dire, des propriétés, des combinaisons, des mouvements ou façons d’agir qui le distinguent des autres êtres. C’est ainsi que l’homme est un tout, résultant des combinaisons de certaines matières, douées de propriétés particulières, dont l’arrangement se nomme organisation, et dont l’essence est de sentir, de penser, d’agir, en un mot de se mouvoir d’une façon qui le distingue des autres êtres avec lesquels il se compare : d’ après cette comparaison l’homme se range dans un ordre, un système, une classe à part, qui diffère de celle des animaux dans lesquels il ne voit pas les mêmes propriétés qui sont en lui. Les différents systèmes des êtres, ou, si l’on veut, leurs natures particulières, dépendent du système général, du grand tout, de la nature universelle dont ils font partie, et à qui tout ce qui existe est nécessairement lié.
N B.
Après avoir fixé le sens que l’on doit attacher au mot nature, je crois devoir avertir le lecteur, une fois pour toutes, que lorsque dans le cours de cet ouvrage, je dis que la nature produit un effet, je ne prétends point personnifier cette nature, qui est un être abstrait ; mais j’entends que l’effet dont je parle est le résultat nécessaire des propriétés de quelqu’un des êtres qui composent le grand ensemble que nous voyons. Ainsi quand je dis la nature veut que l’homme travaille à son bonheur, c’est pour éviter les circonlocutions et les redites, et j’entends par-là qu’il est de l’essence d’un être qui sent, qui pense, qui veut, qui agit, de travailler à son bonheur. Enfin j’appelle naturel ce qui est conforme à l’essence des choses ou aux lois que la nature prescrit à tous les êtres qu’elle renferme, dans les ordres différents que ces êtres occupent, et dans les différentes circonstances par lesquelles ils sont obligés de passer. Ainsi la santé est naturelle à l’homme dans un certain état ; la maladie est un état naturel pour lui dans d’autres circonstances, la mort est un état naturel du corps privé de quelques-unes des choses nécessaires au maintien, à l’existence de l’animal etc. Par essence, j’entends ce qui constitue un être ce qu’il est, la somme de ses propriétés ou des qualités d’ après lesquelles il existe et agit comme il fait. Quand on dit qu’il est de l’essence de la pierre de tomber, c’est comme si l’on disait que sa chute est un effet nécessaire de son poids, de sa densité, de la liaison de ses parties, des éléments dont elle est composée. En un mot l’essence d’un être est sa nature individuelle et particulière.