Des modes du plaisir et de la douleur

18 septembre 2003

§ 1. PHILALÈTHE

Comme les sensations du corps de même que les pensées de (esprit sont ou indifférentes ou suivies de plaisir ou de douleur, on ne peut décrire ces idées non plus que toutes les autres idées simples ni donner aucune définition des mots dont on se sert pour les désigner.

THÉOPHILE

Je crois qu’il n’y a point de perceptions qui nous soient tout à fait indifférentes, mais c’est assez que leur effet ne soit point notable pour qu’on les puisse appeler ainsi, car le plaisir ou la douleur paraît consister dans une aide ou dans un empêchement notable. J’avoue que cette définition n’est point nominale, et qu’on n’en peut point donner.

§ 2. PHILALÈTHE

Le bien est ce qui est propre à produire et à augmenter le plaisir en nous, ou à diminuer et abréger quelque douleur. Le mal est propre à produire ou augmenter la douleur en nous ou à diminuer quelque plaisir.

THÉOPHILE

Je suis aussi de cette opinion. On divise le bien en honnête, agréable et utile, mais dans le fond je crois qu’il faut qu’il soit ou agréable lui-même, ou servant à quelque autre, qui nous puisse donner un sentiment agréable, c’est-à-dire le bien est agréable ou utile, et l’honnête lui-même consiste dans un plaisir d’esprit.

§ 4, 5. PHILALÈTHE

Du plaisir et de la douleur viennent les passions : on a de l’amour pour ce qui peut produire du plaisir, et la pensée de la tristesse ou de la douleur, qu’une cause présente ou absente peut produire, est la haine. Mais la haine ou l’amour qui se rapportent à des êtres capables de bonheur ou de malheur, est souvent un déplaisir ou un contentement que nous sentons être produit en nous par la considération de leur existence ou du bonheur dont ils jouissent.

THÉOPHILE

J’ai donné aussi à peu près cette définition de l’amour lorsque j’ai expliqué les principes de la justice, dans la préface de mon Codex juris gentium diplomaticus [1], savoir qu’aimer est être porté à prendre du plaisir dans la perfection, bien ou bonheur de l’objet aimé. Et pour cela on ne considère et ne demande point d’autre plaisir propre que celui-là même qu’on trouve dans le bien ou plaisir de celui qu’on aime ; mais dans ce sens nous n’aimons point proprement ce qui est incapable de plaisir ou de bonheur, et nous jouissons des choses de cette nature sans les aimer pour cela, si ce n’est par une prosopopée, et comme si nous imaginions qu’elles jouissent elles-mêmes de leur perfection. Ce n’est donc pas proprement de l’amour, lorsqu’on dit qu’on aime un beau tableau par le plaisir qu’on prend à en sentir les perfections. Mais il est permis d’étendre le sens des termes, et l’usage y varie. Les philosophes et théologiens même distinguent deux espèces d’amour, savoir l’amour qu’ils appellent de concupiscence, qui n’est autre chose que le désir ou le sentiment qu’on a pour ce qui nous donne du plaisir, sans que nous nous intéressions s’il en reçoit, et l’amour de bienveillance, qui est le sentiment qu’on a pour celui qui par son plaisir ou bonheur nous en donne. Le premier nous fait avoir en vue notre plaisir et le second celui d’autrui, mais comme faisant ou plutôt constituant le nôtre, car s’il ne rejaillissait pas sur nous en quelque façon, nous ne pourrions pas nous y intéresser, puisqu’il est impossible, quoi qu’on dise, d’être détaché du bien propre. Et voilà comment il faut entendre l’amour désintéressé ou non mercenaire, pour en bien concevoir la noblesse, et pour ne point tomber cependant dans le chimérique.

§ 6. PHILALÈTHE

L’inquiétude (uneasiness en anglais) qu’un homme ressent en lui-même par l’absence d’une chose qui lui donnerait du plaisir si elle était présente, c’est ce qu’on nomme désir. L’inquiétude est le principal, pour ne pas dire le seul aiguillon qui excite l’industrie et (activité des hommes ; car quelque bien qu’on propose à l’homme, si l’absence de ce bien n’est suivie d’aucun déplaisir ni d’aucune douleur et que celui qui en est privé puisse être content et à son aise sans le posséder, il ne s’avise pas de le désirer et mains encore de faire des efforts pour en jouir. Il ne sent pour cette espèce de bien qu’une pure velléité, terme qu’on a employé pour signifier le plus bas degré du désir, qui approche le plus de cet état où se trouve l’âme à l’égard d’une chose qui lui est tout à fait indifférente, lorsque le déplaisir que cause l’absence d’une chose est si peu considérable qu’il ne porte qu’à de faibles souhaits sans engager de se servir des moyens de l’obtenir. Le désir est encore éteint ou ralenti par (opinion où l’on est que le bien souhaité ne peut être obtenu à proportion que l’inquiétude de l’âme est guérie ou diminuée par cette considération. Au reste j’ai trouvé ce que je vous dis de l’inquiétude dans ce célèbre auteur anglais dont je vous rapporte souvent les sentiments. J’ai été un peu en peine de la signification du mot anglais uneasiness. Mais l’interprète français, dont l’habilité à s’acquitter de cet emploi ne saurait être révoquée en doute, remarque au bas de la page (chap. 20, § 6) que par ce mot anglais l’auteur entend l’état d’un homme qui n’est pas à son aise, le manque d’aise et de tranquillité dans l’âme, qui à cet égard est purement passive, et qu’il a fallu rendre ce mot par celui d’inquiétude, qui n’exprime pas précisément la même idée, mais qui en approche le plus près. Cet avis (ajoute-t-il) est surtout nécessaire par rapport au chapitre suivant, De la puissance, où l’auteur raisonne beaucoup sur cette espèce d’inquiétude, car si l’on n’attachait pas à ce mot l’idée qui vient d’être marquée, il ne serait pas possible de comprendre exactement les matières qu’on traite dans ce chapitre et qui sont des plus importantes, et des plus délicates de tout l’ouvrage.

THÉOPHILE

L’interprète a raison, et la lecture de son excellent auteur m’a fait voir que cette considération de l’inquiétude est un point capital, où cet auteur a montré particulièrement son esprit pénétrant et profond. C’est pourquoi je me suis donné quelque attention, et après avoir bien considéré la chose, il me paraît quasi que le mot d’inquiétude, s’il n’exprime pas assez le sens de l’auteur, convient pourtant assez à mon avis à la nature de la chose et celui d’uneasiness, s’il marquait un déplaisir, un chagrin, une incommodité, et en un mot quelque douleur effective, n’y conviendrait pas. Car j’aimerais mieux dire que dans le désir en lui-même il y a plutôt une disposition et préparation à la douleur que de la douleur même. Il est vrai que cette perception quelquefois ne diffère de celle qu’il y a dans la douleur que du moins au plus, mais c’est que le degré est de l’essence de la douleur, car c’est une perception notable. On voit aussi cela par la différence qu’il y a entre l’appétit et la faim, car quand l’irritation de l’estomac devient trop forte, elle incommode, de sorte qu’il faut encore appliquer ici notre doctrine des perceptions trop petites pour être aperçues, car si ce qui se passe en nous lorsque nous avons de l’appétit et du désir était assez grossi, il nous causerait de la douleur. C’est pourquoi l’auteur infiniment sage de notre être l’a fait pour notre bien, quand il a fait en sorte que nous soyons souvent dans l’ignorance et dans des perceptions confuses, c’est afin que nous agissions plus promptement par instinct, et nous ne soyons pas incommodés par des sensations trop distinctes de quantité d’objets, qui ne nous reviennent pas tout à fait, et dont la nature n’a pu se passer pour obtenir ses fins. Combien d’insectes n’avalons-nous pas sans nous en apercevoir, combien voyons-nous de personnes qui, ayant l’odorat trop subtil, en sont incommodées et combien verrions-nous d’objets dégoûtants, si notre vue était assez perçante ? C’est aussi par cette adresse que la nature nous a donné des aiguillons du désir, comme des rudiments ou éléments de la douleur ou pour ainsi dire des demi-douleurs, ou (si vous voulez parler abusivement pour vous exprimer plus fortement) des petites douleurs imperceptibles, afin que nous jouissions de l’avantage du mal sans en recevoir l’incommodité : car autrement, si cette perception était trop distincte, on serait toujours misérable en attendant le bien, au lieu que cette continuelle victoire sur ces demi-douleurs, qu’on sent en suivant son désir et satisfaisant en quelque façon à cet appétit ou à cette démangeaison, nous donne quantité de demi-plaisirs, dont la continuation et l’amas (comme dans la continuation de l’impulsion d’un corps pesant qui descend et qui acquiert de l’impétuosité) devient enfin un plaisir entier et véritable. Et dans le fond, sans ces demi-douleurs il n’y aurait point de plaisir, et il n’y aurait pas moyen de s’apercevoir que quelque chose nous aide et nous soulage, en ôtant quelques obstacles qui nous empêchent de nous mettre à notre aise. C’est encore en cela qu’on reconnaît l’affinité du plaisir et de la douleur, que Socrate remarque dans le Phédon de Platon [2] lorsque les pieds lui démangent. Cette considération de petites aides ou petites délivrances et dégagements imperceptibles de la tendance arrêtée, dont résulte enfin un plaisir notable, sert aussi à donner quelque connaissance plus distincte de l’idée confuse que nous avons et devons avoir du plaisir et de la douleur ; tout comme le sentiment de la chaleur ou de la lumière résulte de quantité de petits mouvements, qui expriment ceux des objets, suivant ce que j’ai dit ci-dessus (chap. 9, $ 13) et n’en diffèrent qu’en apparence et parce que nous ne nous apercevons pas de cette analyse : au lieu que plusieurs croient aujourd’hui que nos idées des qualités sensibles diffèrent toto genere [3] des mouvements et de ce qui se passe dans les objets, et sont quelque chose de primitif et d’inexplicable, et même d’arbitraire, comme si Dieu faisait sentir à l’âme ce que bon lui semble, au lieu de ce qui se passe dans le corps, ce qui est bien éloigné de l’analyse véritable de nos idées. Mais pour revenir à l’inquiétude, c’est-à-dire aux petites sollicitations imperceptibles qui nous tiennent toujours en haleine, ce sont des déterminations confuses, en sorte que souvent nous ne savons pas ce qui nous manque, au lieu que dans les inclinations et passions nous savons au moins ce que nous demandons, quoique les perceptions confuses entrent aussi dans leur manière d’agir, et que les mêmes passions causent aussi cette inquiétude ou démangeaison. Ces impulsions sont comme autant de petits ressorts qui tâchent de se débander et qui font agir notre machine. Et j’ai déjà remarqué ci-dessus que c’est par là que nous ne sommes jamais indifférents, lorsque nous paraissons l’être le plus, par exemple de nous tourner à droite plutôt qu’à gauche au bout d’une allée. Car le parti que nous prenons vient de ces déterminations insensibles, mêlées des actions des objets et de l’intérieur du corps, qui nous fait trouver plus à notre aise dans l’une que dans l’autre manière de nous remuer. On appelle Unruhe en allemand, c’est-à-dire inquiétude, le balancier d’une horloge. On peut dire qu’il en est de même de notre corps, qui ne saurait jamais être parfaitement à son aise : parce que quand il le serait, une nouvelle impression des objets, un petit changement dans les organes, dans les vases et dans les viscères changera d’abord la balance et les fera faire quelque petit effort pour se remettre dans le meilleur état qu’il se peut ; ce qui produit un combat perpétuel qui fait pour ainsi dire l’inquiétude de notre horloge, de sorte que cette appellation est assez à mon gré.

§ 7. PHILALETHE

La joie est un plaisir que l’âme ressent lorsqu’elle considère la possession d’un bien présent ou futur comme assurée, et nous sommes en possession d’un bien lorsqu’il est de telle sorte en notre pouvoir que nous en pouvons jouir quand nous voulons.

THÉOPHILE

On manque dans les langues de termes assez propres pour distinguer des notions voisines. Peut-être que le latin gaudium approche davantage de cette définition de la joie que laetitia, qu’on traduit aussi par le mot de joie ; mais alors elle me paraît signifier un état où le plaisir prédomine en nous, car pendant la plus profonde tristesse et au milieu des plus cuisants chagrins on peut prendre quelque plaisir comme de boire ou d’entendre la musique, mais le déplaisir prédomine ; et de même au milieu des plus aiguës douleurs l’esprit peut être dans la joie, ce qui arrivait aux martyrs.

§ 8. PHILALETHE

La tristesse est une inquiétude de l’âme lorsqu’elle pense à un bien perdu dont elle aurait pu jouir plus longtemps, ou quand elle est tourmentée d’un mal actuellement présent.

THÉOPHILE

Non seulement la présence actuelle, mais encore la crainte d’un mal à venir peut rendre triste, de sorte que, je crois, les définitions de la joie et de la tristesse que je viens de donner conviennent le mieux à l’usage. Quant à l’ inquiétude, il y a dans la douleur et par conséquent dans la tristesse quelque chose de plus : et l’inquiétude est même dans la joie, car elle rend l’homme éveillé, actif, plein d’espérance pour aller plus loin. La j oie a été capable de faire mourir par trop d’émotion, et alors il y avait en cela encore plus que de l’inquiétude.

§ 9. PHILALÈTHE

L’espérance est le contentement de l’âme qui pense à la jouissance qu’elle doit probablement avoir d’une chose propre à lui donner du plaisir. (§ 10) Et la crainte est une inquiétude de l’âme lorsqu’elle pense à un mal futur qui peut arriver.

THÉOPHILE

Si l’inquiétude signifie un déplaisir, j’avoue qu’elle accompagne toujours la crainte ; mais la prenant pour cet aiguillon insensible qui nous pousse, on peut l’appliquer encore à l’espérance. Les stoïciens prenaient les passions pour des opinions ainsi l’espérance leur était l’opinion d’un bien futur, et la crainte l’opinion d’un mal futur. Mais j’aime mieux dire que les passions ne sont ni des contentements ou des déplaisirs, ni des opinions, mais des tendances ou plutôt des modifications de la tendance, qui viennent de l’opinion ou du sentiment, et qui sont accompagnées de plaisir ou de déplaisir.

§ 11. PHILALÈTHE

Le désespoir est la pensée qu’on a qu’un bien ne peut être obtenu, ce qui peut causer de l’affliction et quelquefois le repos.

THÉOPHILE

Le désespoir pris pour la passion sera une manière de tendance forte qui se trouve tout à fait arrêtée, ce qui cause un combat violent et beaucoup de déplaisir. Mais lorsque le désespoir est accompagné de repos et d’indolence, ce sera une opinion plutôt qu’une passion.

§ 12. PHILALÈTHE

La colère est cette inquiétude ou ce désordre que nous ressentons après avoir reçu quelque injure, et qui est accompagné d’un désir présent de nous venger.

THÉOPHILE

Il semble que la colère est quelque chose de plus simple et de plus général, puisque les bêtes en sont susceptibles, à qui on ne fait point d’injure. Il y a dans la colère un effort violent qui tend à se défaire du mal. Le désir de la vengeance peut demeurer quand on est de sang-froid, et quand on a plutôt de la haine que de la colère.

§ 13. PHILALÈTHE

L’envie est l’inquiétude (le déplaisir) de l’âme qui vient de la considération d’un bien que nous désirons, mais qu’un autre possède, qui à notre avis n’aurait pas dû l’avoir préférablement à nous.

THÉOPHILE

Suivant cette notion l’envie serait toujours une passion louable et toujours fondée sur la justice, au moins suivant notre opinion. Mais je ne sais si on ne porte pas souvent envie au mérite reconnu, qu’on ne se soucierait pas de maltraiter si l’on en était le maître. On porte même envie aux gens d’un bien qu’on ne se soucierait point d’avoir. On serait content de les en voir privés sans penser à profiter de leurs dépouilles et même sans pouvoir l’espérer. Car quelques biens sont comme des tableaux peints in fresco qu’on peut détruire, mais qu’on ne peut point ôter.

§ 17. PHILALÈTHE

La plupart des passions font en plusieurs personnes des impressions sur le corps, et y causent divers changements, mais ces changements ne sont pas toujours sensibles : par exemple, la honte, qui est une inquiétude de l’âme qu’on ressent quand on vient à considérer qu’on a fait quelque chose d’indécent ou qui peut diminuer l’estime que d’autres font de nous, n’est pas toujours accompagnée de rougeur.

THÉOPHILE

Si les hommes s’étudiaient davantage à observer les mouvements extérieurs qui accompagnent les passions, il serait difficile de les dissimuler. Quant à la honte, il est digne de considération que des personnes modestes quelquefois ressentent des mouvements semblables à ceux de la honte, lorsqu’elles sont témoins seulement d’une action indécente.


[1Œuvre de Leiniz (1693) : Code diplomatique du droit des gens.

[2Platon, Phédon, 60 b-c : cet épisode vient après qu’on ait enlevé à Socrate les chaînes qu’il portait aux pieds.

[3C’est-à-dire complètement, ou de tout au tout.

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