Donna Haraway approfondit le champ des possibles

24 octobre 2008

Donna Haraway n’a pas eu de chance avec les Français. Formée aux sciences, puis devenue historienne et professeure au Centre pour l’histoire de la conscience à l’université de Santa Cruz en Californie, elle a formé des dizaines de chercheurs dans ce domaine hybride qu’on appelle encore d’un mot anglais les science studies. Très célèbre aux Etats-Unis, elle attire, pour chaque conférence, des foules d’amateurs d’idées originales dans une vie universitaire devenue terriblement convenue.

Mais à chaque fois qu’on a voulu la traduire on s’est heurté à la difficulté de son style et à la dispersion apparente de ses centres d’intérêt : la vie des singes et de leurs primatologues, la science-fiction, la politique radicale aux Etats-Unis, la question du genre et de ses liens avec la vie des sciences, la biopolitique, la collaboration entre les espèces, le posthumain, les cyborgs, etc. C’est pourquoi on ne peut que se réjouir de voir six de ses articles enfin traduits, qui permettent de comprendre, en un sens, que Haraway n’a jamais vraiment poursuivi qu’un seul sujet : comprendre la biologie hors de tout réductionnisme biologique.

Chaudron de sorcière. Les articles réunis ici sont de deux types : trois portent sur l’histoire culturelle des sciences biologiques (et sur les problèmes de méthode que peut poser une telle histoire) et sont d’une facture tout à fait classique que reconnaîtront sans peine les amateurs des cultural studies. Ils montrent à merveille que le développement des sciences naturelles a toujours servi de chaudron de sorcière pour y mélanger bien d’autres ingrédients, l’empire et la race parmi bien d’autres.

Les trois autres portent sur la question clé de Donna Haraway : peut-on parvenir à réintéresser la gauche à la question de la vie, sans tomber aussitôt dans des versions simplificatrices de la nature ? Question triplement importante.

Pour les féministes d’abord. Haraway est en effet l’une des rares chercheuses qui ait pris sérieusement la biologie non pas pour montrer combien le devenir femme « échappait » à ses déterminations, mais, tout au contraire, pour montrer qu’il fallait d’abord libérer la biologie des conceptions trop étroites qu’elle se fait d’elle-même. En un sens, le projet de Donna Haraway est de toujours « biologiser » davantage le devenir-femme, à ceci près que la biologie dont elle dessine l’histoire ne ressemble en rien à cette destinée inéluctable dont il faudrait savoir s’extirper. D’où les difficultés de situer ses positions dans les traditions féministes françaises, qui se sont plutôt développées dans une relation de rejet à l’égard de toutes les prétentions biologiques assimilées à la « naturalisation ». Paradoxalement le biologique, pour Haraway, c’est l’antidestin.

Prothèses. Même chose avec la question épineuse des « cyborgs » introduits en philosophie par son Manifeste Cyborg et reproduit dans ce recueil. Pas plus qu’elle n’associe biologie et déterminisme, Donna Haraway ne se complaît dans une description « posthumaniste » des cyborgs. Elle ne cherche pas du tout - même si le vocabulaire déjà un peu daté peut le laisser croire par moments - à célébrer la confusion introduite par les prothèses dans les barrières entre l’humain et le mécanique. Ce qu’elle cherche à renouveler, une fois encore, c’est la notion même de mécanique.

Même chose dans son intérêt passionné pour la science-fiction, qui ne lui sert pas à développer une sorte de technophilie, mais, au contraire, à explorer de combien de façons possibles on peut enfin séparer les questions de technique et de nécessité. Plus on introduit d’artifices, plus on introduit de possibles. Et pourtant, troisième élément important à prendre en compte, sa célébration des possibles ne rend pas Haraway insensible au radicalisme politique. Mais, là encore, elle se méfie des automatismes.

Son personnage favori, c’est le Trickster, sorte d’Hermès qui fait bifurquer, au coin des rues, les habitudes les mieux établies. C’est ce qui a conduit Haraway, depuis une dizaine d’années, à une enquête étonnante dans l’analyse des attachements innombrables entre les humains et les chiens. Après les singes en effet (auxquels elle a consacré un livre important, Primate Visions), c’est en s’entraînant à sauter des obstacles avec son chien qu’elle affirme pouvoir renouveler les questions du vivre ensemble. Et, sous la plume de Donna Haraway, le mot « vivre » prend un sens qui n’est en rien familier, mais qui entraîne dans tous les méandres associés dorénavant à la biopolitique.

On voit qu’une auteure capable de prendre à contre-pied tellement de réflexes automatiques de la pensée méritait d’être traduite. Donna Haraway nous apprend qu’il y a bien d’autres tâches politiques que de chercher à s’échapper des mécanismes vivants, puisqu’il y a « beaucoup de demeures différentes dans le royaume de la vie ».

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