Cournot

Du contraste de l’histoire et de la science, et de la philosophie de l’histoire

301. Lorsque le génie de Bacon entreprit de résumer dans une table encyclopédique la classification des connaissances humaines, et d’en indiquer les principales connexions, il les rangea d’abord sous trois grandes catégories ou rubriques : l’histoire, la poésie, la science, correspondant à trois facultés principales de l’esprit humain, la mémoire, l’imagination, la raison. Nous aurons à revenir plus loin sur cette classification célèbre, tant préconisée et tant critiquée, et sur les modifications que d’Alembert y a apportées dans le discours mis en tête de l’encyclopédie française du XVIIIè siècle : citons-la seulement ici en preuve du contraste de deux éléments, l’un historique, l’autre scientifique ou théorique, qui entrent dans la composition du système général de nos connaissances, et tâchons d’en saisir avec précision la nature et les traits distinctifs. Ce n’est pas d’ailleurs uniquement dans le système de nos connaissances que ces deux éléments se combinent : nous les retrouvons encore en combinaison et en contraste lorsque nous quittons la spéculation littéraire ou philosophique, pour entrer dans le domaine des applications pratiques et des réalités de la vie. Au point où l’on en est arrivé de nos jours dans l’intelligence des institutions sociales et des conditions de la vie des peuples, on reconnaît bien qu’une part revient à des influences traditionnelles, à des particularités d’origine, en un mot à des faits dont l’histoire seule donne la clef, tandis qu’une autre part revient à des conditions prises dans la nature permanente des choses, et qui sont pour la raison un objet d’études indépendantes de tout précédent historique. Ce contraste est si frappant dans tout ce qui a trait au droit et aux institutions juridiques, qu’il a naturellement amené la formation et l’antagonisme de deux écoles de jurisconsultes : l’école que l’on appelle historique ou traditionnelle, et l’école que, par opposition, l’on appelle rationnelle ou théorique. Ce qui s’est manifesté le plus clairement, dans les crises révolutionnaires des temps modernes, c’est une tendance de la société à s’organiser sur un plan systématique et régulier, d’après des conceptions théoriques, et une lutte contre les obstacles que les précédents historiques mettent à la réalisation des systèmes et des théories. Tantôt on a vu la société tout à fait livrée à l’esprit de système ; tantôt des réactions inévitables ont rendu l’ascendant aux gardiens des précédents historiques et des traditions du passé ; tantôt enfin ceux-ci ont voulu pactiser avec l’esprit nouveau, en soutenant à titre de théorie ce qui ne pouvait avoir de force réelle que par l’influence des précédents historiques. Les excès de la pensée (pour ne point parler d’excès d’une autre nature et plus regrettables) ont consisté surtout dans un culte intolérant, dans une prédilection exclusive pour l’un ou pour l’autre des deux éléments dont il faut tenir compte et auxquels reviendra toujours une part légitime d’influence dans l’organisation des sociétés. Du reste, il est évident que, plus les existences individuelles se rapetissent, absolument ou par comparaison, plus les inégalités de toute sorte se nivellent, plus les idées et les passions se généralisent, et plus l’influence des précédents historiques doit aller en s’affaiblissant ; plus la marche des événements doit se conformer à un certain ordre théorique, que ne troublent plus au même degré les accidents qui naissent de la supériorité des rangs, des talents et du génie. Mais par histoire on ne doit pas seulement entendre le récit des événements politiques, le tableau des destinées des nations et des révolutions des empires. Il n’est pas de l’essence de l’histoire que l’intervention des causes morales, le jeu de la liberté et des passions humaines aux prises avec la fatalité extérieure, viennent échauffer l’imagination de l’historien, colorer ses tableaux et donner à ses récits un intérêt dramatique. Les sciences, les arts, la littérature ont aussi leur histoire ; les grands objets de la nature, les phénomènes de l’ordre physique comportent de même, dans une foule de cas, une chronologie, des annales, une narration historique. On peut faire, par exemple, l’histoire d’un volcan, comme l’histoire d’une ville. Cherchons donc ce qui caractérise essentiellement l’élément historique, sans craindre la sécheresse des conceptions abstraites, et en tâchant de dégager l’idée fondamentale des accessoires qui la compliquent ou l’embellissent.

302. Prenons, dans l’ordre des phénomènes purement mécaniques, l’exemple le plus simple, celui du mouvement d’une bille qui roule sur un tapis, en vertu de l’impulsion qu’elle a reçue. Si l’on considère cette bille à un instant quelconque de son mouvement, il suffira de connaître sa position, sa vitesse actuelle, la nature des frottements et des autres résistances auxquels elle est soumise, pour être en état d’assigner, ou bien sa position et sa vitesse à une époque qui a précédé celle que l’on considère, ou bien sa position et sa vitesse à une époque postérieure, et finalement le lieu et l’instant où le frottement et les autres résistances l’auront ramenée à un état de repos d’où elle ne devra plus sortir, à moins que de nouvelles forces ne viennent à agir sur elle. Mais, si l’on prenait pour point de départ un des instants qui suivent celui où la bille est arrivée au repos, il est clair que, ni son état actuel, ni même l’état des corps environnants qui ont pu lui communiquer l’impulsion initiale, n’offriraient plus de traces des phases qu’elle a traversées dans son état de mouvement : tandis qu’on serait encore à même d’assigner les phases de repos et de mouvement par lesquelles elle passera dans l’avenir, d’après la connaissance de l’état actuel, tant de la bille que des autres corps qui peuvent, en vertu du mouvement qui actuellement les anime, venir plus tard la choquer et lui communiquer une nouvelle impulsion. En général, et sans nous arrêter plus longtemps aux termes de cet exemple, peut-être grossier, l’on conçoit que les conditions de la connaissance théorique ne sont pas les mêmes pour les événements passés et pour les événements à venir ; ce qui tient essentiellement à ce que, parmi les séries de phénomènes qui s’enchaînent, en devenant successivement effets et causes les uns des autres, il y a des séries qui s’arrêtent et d’autres qui se prolongent indéfiniment ; de même que, dans l’ordre des générations humaines, il y a des familles qui s’éteignent et d’autres qui se perpétuent . Afin de ne pas nous jeter de prime abord dans les disputes de l’école sur ce que l’on a appelé le libre arbitre de l’homme, bornons-nous d’abord à considérer les phénomènes naturels où les causes et les effets s’enchaînent, de l’aveu de tout le monde, d’après une nécessité rigoureuse ; alors il sera certainement vrai de dire que le présent est gros de l’avenir, et de tout l’avenir, en ce sens que toutes les phases subséquentes sont implicitement déterminées par la phase actuelle, sous l’action des lois permanentes ou des décrets éternels auxquels la nature obéit ; mais on ne pourra pas dire sans restriction que le présent est de même gros du passé, car il y a eu dans le passé des phases dont l’état actuel n’offre plus de traces, et auxquelles l’intelligence la plus puissante ne saurait remonter, d’après la connaissance théorique des lois permanentes et l’observation de l’état actuel ; tandis que cela suffirait à une intelligence pourvue de facultés analogues à celles de l’homme, quoique plus puissantes, pour lire dans l’état actuel la série de tous les phénomènes futurs, ou du moins pour embrasser une portion de cette série d’autant plus grande que ses facultés iraient en se perfectionnant davantage. Ainsi, quelque bizarre que l’assertion puisse paraître au premier coup d’œil, la raison est plus apte à connaître scientifiquement l’avenir que le passé. Les obstacles à la prévision théorique de l’avenir tiennent à l’imperfection actuelle de nos connaissances et de nos instruments scientifiques, et peuvent être surmontés par suite du progrès des observations et de la théorie : il s’est écoulé dans le passé une multitude de faits que leur nature soustrait essentiellement à toute investigation théorique fondée sur la constatation des faits actuels et sur la connaissance des lois permanentes, et qui dès lors ne peuvent être connus qu’historiquement, ou qui, à défaut de tradition historique, sont et seront toujours pour nous comme s’ils ne s’étaient jamais produits. Or, si la connaissance théorique est susceptible de progrès indéfinis, les renseignements de la tradition historique, quant au passé, ont nécessairement une borne que toutes les recherches des antiquaires ne sauraient reculer : de là un premier contraste entre la connaissance théorique et la connaissance historique, ou, si l’on veut, entre l’élément théorique et l’élément historique de nos connaissances.

303. Les tables astronomiques nous mettent à même de prédire, pour une époque très éloignée de la nôtre, les éclipses, les conjonctions, les oppositions des planètes, et toutes les circonstances des mouvements des astres dont se compose notre système planétaire. à mesure que l’on perfectionnera les tables, nous pourrons étendre plus loin dans l’avenir et rendre plus précis le calcul des phénomènes futurs ; et à cet égard nous avons sur le passé le même pouvoir que sur l’avenir. Quand une fois les tables auront toute la perfection qu’elles comportent, il ne sera plus question de faire, dans cet ordre de phénomènes, aucun emprunt à la connaissance historique. Au contraire, on pourra appliquer, et déjà l’on applique la science à l’histoire, en se servant, par exemple, du calcul d’une ancienne éclipse pour fixer la date précise d’un événement que les historiens nous rapportent comme ayant été contemporain de cette éclipse. Mais s’il s’agit d’un phénomène astronomique, tel que l’apparition de l’étoile de 1572, qui bientôt a disparu sans laisser de traces, il faut bien que l’histoire vienne à notre aide : et la théorie la plus perfectionnée, lors même qu’elle nous instruirait des causes d’un pareil phénomène, et qu’elle nous mettrait à même de dire quelles sont, parmi les étoiles qui brillent aujourd’hui, celles à qui un pareil sort est réservé, et à quelle époque elles le subiront, ne nous révélerait point, sans les témoignages historiques, l’existence d’étoiles autrefois brillantes, maintenant éteintes et soustraites pour toujours à nos regards. Peut-être connaîtra-t-on un jour assez bien la constitution du globe terrestre et la théorie des forces qui le travaillent, pour assigner à l’avance l’époque et les phases d’un phénomène géologique, tel qu’une éruption de volcan, un tremblement de terre, une grande fonte de glaces polaires, comme on prédit l’époque et les phases d’une éclipse ; mais cette connaissance théorique, si parfaite qu’on la suppose, nous laissera toujours, en l’absence de témoignages historiques, dans une ignorance invincible sur une foule de phénomènes géologiques qui n’ont pas laissé de traces, ou qui n’ont laissé que des traces insuffisantes pour manifester toutes les particularités essentielles des révolutions dont notre globe a été le théâtre.

304. Il ne saurait être donné à une intelligence telle que la nôtre, ni même à aucune intelligence finie, d’embrasser dans un seul système les phénomènes et les lois de la nature entière ; et lors même que nous en serions capables, nous distinguerions encore dans cet ensemble des parties qui se détachent et qui font l’objet de théories indépendantes les unes des autres, quoique pouvant se rattacher à une commune origine . De là une autre cause d’insuffisance de la connaissance théorique, et une autre part nécessairement réservée à l’élément historique de la connaissance. Par exemple, le système planétaire, en y comprenant les comètes dont le retour périodique est constaté, fait l’objet d’une théorie si perfectionnée, que nous pouvons, comme on le disait tout à l’heure, calculer les actions que tous les corps qui le composent exercent les uns sur les autres, de manière à prédire l’avenir et à remonter dans le passé sans le secours des documents historiques. Mais supposons qu’une comète ait dans des temps reculés traversé ce système, en apportant dans les mouvements des corps qui le constituent un trouble sensible, et qu’ensuite elle se soit dissipée dans les espaces célestes, ou que, sans se dissiper, elle se soit soustraite pour toujours à nos regards et à l’influence du système planétaire en décrivant une courbe hyperbolique : ni la théorie ni l’observation de l’état actuel du système planétaire ne pourront nous apprendre quand et comment une telle perturbation a eu lieu, ni même nous faire soupçonner l’intervention de cette cause perturbatrice ; et tous les calculs que nous pourrons faire relativement à des époques antérieures à celle où la perturbation a eu lieu, seront, à notre insu, en l’absence de renseignements historiques, entachés d’erreurs inévitables. De même, l’exactitude des applications que nous pourrons faire de la théorie aux phénomènes à venir sera subordonnée à l’hypothèse qu’un événement imprévu, du genre de celui que nous venons d’indiquer, ne viendra pas troubler l’état du système. à la vérité, si nous connaissions parfaitement l’état présent de l’univers entier, et non plus seulement celui des corps qui composent notre système planétaire, nous serions à même de prédire théoriquement une pareille rencontre, ou d’affirmer qu’elle n’aura pas lieu ; mais, outre qu’il serait chimérique de prétendre à une connaissance universelle, on serait encore fondé à considérer le système planétaire comme formant dans l’univers un système à part, qui a sa propre théorie ; et l’on ne devrait pas confondre les événements dont la série est déterminée par les lois et par la constitution propre du système, avec les perturbations accidentelles, adventices, dont la cause est en dehors de ce système. Ce sont ces influences externes, irrégulières et fortuites, qu’il faut considérer comme entrant dans la connaissance à titre de données historiques, par opposition avec ce qui est pour nous le résultat régulier des lois permanentes et de la constitution du système. Remarquons bien que le contraste que nous signalons ici est bien moins fondé sur la nature des facultés par lesquelles nous acquérons la connaissance historique et scientifique, que sur la nature même des objets de la connaissance. Les influences externes, irrégulières et fortuites dont il vient d’être question, n’en conserveraient pas moins ce triple caractère, lors même que nous aurions quelque moyen de les prévoir et d’en calculer les effets a priori, sans le secours de l’observation et des témoignages historiques ; et d’après ce triple caractère, elles ne pourraient, même alors, être considérées comme faisant l’objet d’une science proprement dite, c’est-à-dire d’un corps de doctrine systématique et régulier.

305. En effet, nous avons une multitude de connaissances, venant de sources diverses, auxquelles on ne donne pas et auxquelles on ne doit pas donner le nom de sciences. Les procédés de la métallurgie et de bien d’autres industries dont les découvertes de la chimie moderne ont donné le secret, étaient déjà fort avancés bien avant que la chimie méritât le nom de science. à peine la météorologie commence-t-elle à prendre une consistance scientifique : et depuis bien des siècles les habitants des campagnes ont leurs pronostics, leurs adages météorologiques, que les savants ne dédaigneront plus quand ils les pourront expliquer. La science n’est qu’une forme de la connaissance ou du savoir, et elle n’apparaît que comme le fruit tardif d’une civilisation avancée, après la poésie, après les arts, après les compositions historiques, morales et philosophiques. Elle est contemporaine de l’érudition ; mais l’érudition ne doit pas non plus être confondue avec la science, quoique le monde décore souvent du même nom et traite à peu près sur le même pied les érudits et les savants. Qu’un homme possède parfaitement la topographie de l’Attique au temps de Périclès, ou qu’il ait débrouillé la généalogie d’une dynastie médique, on aura raison de le priser plus que si son savoir avait pour objet le plan d’une capitale moderne ou les alliances d’une maison régnante, car l’un est plus difficile que l’autre et suppose une réunion bien plus rare de connaissances préalables ; mais pourtant ce n’est point parce que des connaissances sont plus pénibles à acquérir, ou parce qu’elles s’appliquent à des objets éloignés ou à des faits anciens, qu’on doit les considérer comme essentiellement différentes des connaissances analogues concernant des faits contemporains ou des objets rapprochés de nous. On peut avoir rassemblé dans sa mémoire un grand nombre de faits historiques, avoir recueilli dans ses voyages une foule de notions sur les mœurs et les coutumes des peuples qu’on a visités, s’être rendu familiers les vocabulaires et les tournures d’un grand nombre d’idiomes : on aura acquis par là une grande érudition, et l’on saura beaucoup, sans pour cela prendre rang parmi ceux qui cultivent les sciences, quoiqu’un bon nombre de faits recueillis soient de nature à entrer comme matériaux dans la construction du système scientifique. Dans l’étude d’une langue ou d’un art, tel que la musique, on distingue très bien ce qui fait l’objet d’une théorie scientifique, ayant ses principes, ses règles et ses déductions, d’avec ce qui n’admet pas un exposé scientifique, bien que ce soit encore un objet d’étude, de connaissance ou de savoir.

306. C’était une maxime reçue chez les philosophes de l’antiquité, qu’il n’y a point de science de l’individuel, du particulier, du contingent, du variable ; que l’idée de la science est l’idée de la connaissance, en tant qu’elle s’applique à des notions générales, à des conceptions nécessaires, à des résultats permanents. Mais, dans l’état présent des sciences, nous ne saurions nous contenter de ces lieux communs ; il faut examiner plus à fond et établir par des exemples comment, dans quelles circonstances, à la faveur de quelles conditions, s forment et s’organisent ces corps de doctrine qui méritent vraiment le nom de sciences. Et d’abord est-il vrai que la science n’ait pour objet que des vérités immuables et des résultats permanents ? En aucune façon. Il y a des sciences, comme la géologie et l’embryogénie, qui portent au contraire essentiellement sur une succession d’états variables et de phases transitoires. Et lors même que nous considérons les objets de la nature dans un état que nous qualifions de stable et de permanent, tout nous porte à croire qu’il ne s’agit encore que d’une stabilité relative, et que nous prenons pour permanent ce qui ne s’altère qu’avec une grande lenteur, de manière à n’offrir de variations appréciables que dans des périodes de temps qui surpassent ceux que nous pouvons embrasser. Ainsi les étoiles que nous appelons fixes ont en réalité des mouvements propres qui altèrent leurs distances mutuelles et la configuration des groupes qu’elles nous paraissent former sur la sphère céleste ; quoique ces mouvements propres, appréciables seulement au moyen d’observations scrupuleusement discutées et faites avec des instruments d’une délicatesse extrême, n’aient pas altéré sensiblement l’aspect du ciel depuis les temps historiques les plus reculés. Il en est vraisemblablement de même dans tout ordre de phénomènes. Les types spécifiques de la nature sauvage et libre, dont on n’a pas jusqu’ici constaté la variabilité depuis l’origine des temps historiques, pourraient bien être sujets à de lentes modifications, qui au fond ne nuiraient pas plus à la dignité des sciences naturelles que les lentes perturbations du système planétaire, ou les déplacements plus lents encore des systèmes stellaires, ne nuisent à la perfection scientifique de l’astronomie. Les rapides changements que le temps apporte dans les faits qui sont du ressort de l’économie sociale, en rendant plus difficile l’étude des sciences économiques dans ce qu’elles ont de positif et de déterminable par l’observation, ne leur enlèvent pas le caractère de sciences ; et en un mot rien n’exige que les objets d’une théorie scientifique soient fixes, invariables, appropriés à tous les temps et à tous les lieux.

307. Quoique l’on ne conçoive pas d’organisation scientifique sans règles, sans principes, sans classification, et par conséquent sans une certaine généralisation des faits et des idées, il ne faudrait pas non plus prendre à la lettre cet aphorisme des anciens : que l’individuel et le particulier ne sont point du domaine de la science. Rien de plus inégal que le degré de généralité des faits sur lesquels portent des sciences, d’ailleurs susceptibles au même degré de l’ordre et de la classification qui constituent la perfection scientifique. En zoologie, en botanique, on considère des types spécifiques, susceptibles de comprendre des myriades d’individus, tous différents les uns des autres et dont la science ne s’occupe pas ; du point de vue de la chimie, chaque corps simple ou chaque combinaison définie est un objet particulier ou individuel, absolument identique dans toutes les particules de la même matière, simple ou composée. La nature n’aurait façonné qu’un seul échantillon d’un cristal, qu’il figurerait parmi les espèces minéralogiques, au même titre que l’espèce la plus abondante en individus. En astronomie, l’on considère les corps célestes comme autant d’objets individuels : quelques-uns, tels que l’anneau de saturne, paraissent être jusqu’ici uniques dans leur espèce ; notre lune pouvait passer pour telle, jusqu’à la découverte des satellites de Jupiter ; et les recherches les plus profondes de la mécanique céleste ne portent que sur les mouvements d’un système borné à un petit nombre de corps. Enfin la géologie n’est que l’étude approfondie de la figure et de la structure de l’un de ces corps dont l’astronomie décrit les mouvements et trace sommairement les principaux caractères physiques. Ce n’est pas à dire pour cela que la zoologie ou la botanique l’emportent en dignité et en perfection scientifique sur la chimie ou la physique, sur l’astronomie ou la géologie ; mais il est incontestable que, dans un ordre quelconque de connaissances empiriques, la forme scientifique ne peut se dessiner qu’après que des faits ont été recueillis en assez grand nombre pour que, de leur rapprochement, puisse sortir quelque généralité et quelque principe régulateur. Les déviations mêmes des règles ordinaires, lorsqu’on les compare entre elles, manifestent une tendance à s’opérer d’après certaines lois ; et c’est ainsi que l’apparition des monstruosités organiques, après n’avoir été pendant longtemps qu’une cause de terreurs superstitieuses pour le vulgaire, puis un objet de curiosité pour les érudits, a fini par donner lieu à une théorie scientifique qui, sous le nom de tératologie, rentre aujourd’hui dans le cadre des sciences naturelles.

308. La science est la connaissance logiquement organisée. Or, l’organisation ou la systématisation logique se résume sous deux chefs principaux :
1 la division des matières et la classification des objets quelconques sur lesquels porte la connaissance scientifique ; 2 l’enchaînement logique des propositions, qui fait que le nombre des axiomes, des hypothèses fondamentales ou des données de l’expérience se trouve réduit autant que possible, et que l’on en tire tout ce qui peut en être tiré par le raisonnement, sauf à contrôler le raisonnement par des expériences confirmatives. Il suit de là que la forme scientifique sera d’autant plus parfaite, que l’on sera en mesure d’établir des divisions plus nettes, des classifications mieux tranchées, et des degrés mieux marqués dans la succession des rapports. D’où il suit aussi qu’accroître nos connaissances et perfectionner la science ne sont pas la même chose : la science se perfectionnant par la conception d’une idée heureuse qui met dans un meilleur ordre les connaissances acquises, sans en accroître la masse ; tandis qu’une science, en s’enrichissant d’observations nouvelles et de faits nouveaux, incompatibles avec les principes d’ordre et de classification précédemment adoptés, pourra perdre quant à la perfection de la forme scientifique. Ordinairement cette rétrogradation n’est que passagère ; c’est le premier symptôme d’une crise ou d’une révolution scientifique : et de même que le perfectionnement de la forme provoque des recherches nouvelles et une augmentation de ce qu’on pourrait appeler les matériaux scientifiques, de même l’augmentation des matériaux donne lieu à de nouveaux rapprochements qui suggèrent d’autres principes d’ordre et de classification. L’expérience révélant de nouveaux faits qui sont en contradiction avec quelqu’une des hypothèses fondamentales, on est conduit à imaginer d’autres hypothèses, en accord avec tous les faits connus, et quelquefois plus simples que l’hypothèse abandonnée. Néanmoins, pour être autorisé à affirmer que le progrès des découvertes amènera toujours finalement le perfectionnement de la forme scientifique ou le perfectionnement de l’organisation logique de la connaissance, il faudrait pouvoir affirmer que les conditions du développement artificiel de notre intelligence sont en parfaite harmonie avec celles de l’arrangement de l’univers : supposition que beaucoup de philosophes n’hésitent pas à se permettre, mais qui paraîtra toujours téméraire à une raison circonspecte ; et il y aurait d’autant plus de témérité dans une telle assertion, que, lorsqu’il s’agit de sciences abstraites et rationnelles, que l’intelligence humaine semble tirer de son propre fonds, comme les mathématiques, nous remarquons que l’arrangement qui satisfait le mieux aux conditions de l’ordre logique, qui rend les divisions plus nettes ou plus symétriques, les démonstrations plus rapides ou plus rigoureuses, n’est pas toujours celui qui rend le mieux raison des vérités découvertes, de leur filiation et de leurs connexions .

309. Il y a des sciences, comme les sciences abstraites, dont l’objet n’a rien de commun avec l’ordre chronologique des événements, et qui n’ont, par conséquent, aucun emprunt à faire à l’histoire, aucune donnée historique à accepter. Les théorèmes de géométrie, les règles du syllogisme, sont de tous les temps et de tous les lieux : et il est clair qu’il ne s’y mêle aucun élément historique, quoique d’ailleurs ces sciences, aussi bien que les autres, aient, en tant que produits de l’activité humaine, leur histoire propre, qui sert à rendre raison de leur nomenclature et de leurs formes extérieures. Parmi les sciences qui ont pour objet les phénomènes naturels, plusieurs sont encore dispensées, dans leur construction théorique, de l’appui nécessaire d’une base ou d’une donnée historique. Telles sont la chimie et la physique proprement dites, qui traitent de lois que nous considérons comme immuables, et de propriétés que nous supposons avoir toujours été inhérentes à la matière ; de sorte qu’à cet égard il n’y a pas lieu de chercher, dans le mode de succession et d’enchaînement des phénomènes qui ont précédé les phénomènes actuels, la raison des particularités que nous présente l’ordre actuel des choses. Ainsi, pour expliquer notre pensée par des exemples, il faut, en chimie, que l’observation nous donne les valeurs des équivalents chimiques de chacun des corps simples, après quoi la théorie en conclut les valeurs des équivalents chimiques des corps composés : et tant que la théorie ne nous aura pas donné, d’une manière satisfaisante pour tout le monde, la clef des relations qui existent entre les équivalents chimiques des divers corps réputés simples, il faudra accepter comme un fait et comme une donnée empirique la table des nombres qui mesurent ces équivalents. Mais nous n’en admettons pas moins que les rapports entre ces nombres doivent avoir une explication théorique (prise dans la nature permanente des corps), qu’on découvrirait si cette nature des corps nous était mieux connue, et pour laquelle il ne serait point nécessaire de connaître les phases par lesquelles ont passé jadis les portions de la matière sur lesquelles se font nos expériences : car la même explication doit valoir pour d’autres portions, chimiquement identiques quoique individuellement distinctes, et dont l’histoire est tout autre, ou qui ont passé par des phases toutes différentes. De même les divers rayons du spectre solaire ont chacun leur indice de réfraction pour chaque matière réfringente, et l’expérience seule, dans l’état actuel de la théorie, peut nous fournir les valeurs numériques de ces indices ; mais nous n’en admettons pas moins que les causes d’inégale réfrangibilité tiennent aux conditions permanentes de la constitution des rayons lumineux ; tellement qu’une théorie plus profonde en donnerait la raison, sans qu’il fût besoin de joindre à la connaissance théorique de la constitution de la lumière et des corps matériels la connaissance historique des phases par lesquelles le monde a passé. On dirait la même chose à l’égard d’une foule de constantes ou de cœfficients numériques, ou même plus généralement (et sans distinguer entre les choses qui peuvent et celles qui ne peuvent pas s’exprimer en nombres) à l’égard d’une multitude de faits qui figurent à titre de données expérimentales dans les sciences telles qu’elles sont aujourd’hui constituées, sans qu’il vienne à personne l’idée de les confondre avec des données historiques, pour lesquelles l’histoire des faits passés, et non la théorie des faits permanents, pourrait seule remplacer l’observation des phénomènes actuels.

310. Au contraire, dans une multitude d’autres cas, les données que la science accepte et sur lesquelles elle s’appuie nécessairement, n’ont et ne peuvent avoir qu’une raison historique. Par exemple, la mécanique céleste nous donne la théorie des perturbations du système planétaire, et nous démontre la stabilité de ce système en assignant des limites, dans un sens et dans l’autre, aux oscillations très lentes et très petites que subissent les éléments des orbites ; mais elle ne nous fait point connaître les causes qui ont établi entre les corps du système de tels rapports de distances et de masses, que l’ordre une fois établi tendît de lui-même à se perpétuer. La raison physique et la cause immédiate de ce fait si singulier, l’une des marques les plus frappantes d’une intelligence ordonnatrice , se trouvent certainement dans la série des phases que le monde a traversées avant d’arriver à cet ordre final et stable dont nous admirons la simplicité majestueuse. La théorie nous explique les causes des marées et de leurs inégalités périodiques et régulières, d’après le cours de la lune et du soleil ; elle nous permet, à l’aide de certaines données empiriques, d’assigner pour chaque point des côtes l’heure de la marée et à peu près sa hauteur en chaque jour de l’année et bien des années à l’avance ; elle nous enseigne que, d’après le mode de distribution des eaux de l’océan, leur profondeur moyenne et leur volume total, la stabilité de l’équilibre des mers est assurée dans l’ordre actuel des choses, en sorte que les oscillations que l’attraction des corps célestes leur imprime ne peuvent aller jusqu’à produire la submersion des continents. Mais quelles sont les causes qui ont déterminé, de manière à satisfaire à cette condition, la profondeur moyenne et les irrégularités du bassin des mers, le volume des eaux qui le remplissent, et cette constante empirique, propre à chaque localité, qu’on nomme dans la théorie des marées l’établissement du port ? l’histoire des phénomènes passés pourrait seule nous le dire : dans l’état présent des choses, la théorie accepte ces faits comme autant de données de l’observation, et il n’y a pas de branche des sciences naturelles qui n’offre des exemples de contrastes analogues. Dans les langues, la structure grammaticale est l’objet d’une théorie vraiment scientifique ; à part quelques irrégularités qu’il faut imputer au caprice de l’oreille ou de l’usage, le raisonnement, l’analogie rendent compte des lois et des formes syntaxiques ; tandis que la composition matérielle des mots et les liens de parenté des idiomes ne peuvent en général s’expliquer que par des précédents historiques, pour quelques-uns desquels nous possédons effectivement les renseignements de l’histoire, et dont les autres se perdent dans les ténèbres qui enveloppent l’origine des races et des peuples. Au défaut de renseignements historiques, ce sont pour nous autant de faits que l’observation constate, que la théorie accepte et sur lesquels s’appuie la science grammaticale. On peut dire la même chose au sujet des mesures que les peuples et les générations se transmettent en leur faisant subir parfois des altérations lentes et progressives que l’usage amène, d’autres fois de brusques réformes dues à l’intervention de la puissance publique. Chez toutes les nations civilisées, les diverses mesures usuelles ont offert un mode quelconque de coordination systématique qui s’explique par les convenances de la numération et par d’autres considérations théoriques. Mais le système d’arrangement et de subordination des parties laisse toujours arbitraire le choix de certains étalons fondamentaux ; et la diversité de ceux-ci chez les divers peuples ne peut avoir sa raison que dans des précédents historiques dont la trace ne s’efface jamais complètement. Ainsi, jusque dans le système métrique que les législateurs français ont construit avec l’intention proclamée d’offrir à tous les peuples un système dont tous les éléments fussent pris dans la science, et qui ne portât l’empreinte d’aucune nationalité particulière, il n’est pas difficile de reconnaître l’influence d’une tradition nationale qui a fait préférer, dans la série des multiples ou sous-multiples décimaux de telles grandeurs physiques, ceux qui se rapprochaient davantage des étalons employés dans un système antérieur, afin de ménager, pour le peuple à qui l’autorité l’imposait, la transition d’un système à l’autre. C’est encore ainsi que la carte moderne de nos départements, faite avec le dessein d’abolir l’influence des habitudes nées des précédents historiques, offre une multitude de singularités qui ne peuvent s’expliquer que par l’ancienne carte provinciale, et l’on pourrait faire des remarques analogues sur tout ce qui a trait aux sciences économiques et à l’organisation des sociétés . Partout on observerait l’association et le contraste de la donnée historique avec la donnée théorique ou scientifique.

311. Pour que la part de l’une s’efface ou tende à s’effacer devant la part de l’autre, tant dans les phénomènes naturels que dans les choses où intervient l’activité humaine, il faut que l’influence des particularités individuelles et accidentelles, dont l’histoire seule rend raison, soit de nature à s’affaiblir graduellement, comme dans les exemples physiques rapportés ailleurs , et finalement à disparaître, pour ne plus laisser d’influence sensible qu’aux conditions permanentes, prises dans la nature intrinsèque de l’objet auquel s’applique la science ou la théorie : ou bien il faut que, les particularités individuelles ou accidentelles agissant en divers sens, leurs effets se compensent et se détruisent en ce qui touche aux résultats moyens et généraux, qui sont alors les seuls objets dont la science s’occupe. Or, ils s’en faut de beaucoup que de telles conditions soient toujours remplies. La secousse imprimée accidentellement à quelques parties de la masse d’un corps considérable n’ébranle pas la masse entière, et tous les effets se bornent à des vibrations intérieures et de peu de durée, au voisinage de la partie qui a reçu le choc ; tandis que, dans le phénomène de la fermentation, il suffit que le phénomène commence sur un point de la masse, pour qu’il se propage dans la masse entière dont la constitution moléculaire éprouvera une révolution complète. Le temps, loin d’amortir l’influence de certaines causes historiques, en étend et en consolide les effets. Le calendrier des européens, dont l’usage est aujourd’hui répandu sur toute la surface du globe, est plein d’irrégularités et de bizarreries qu’une rédaction scientifique aurait proscrites, et pour l’explication desquelles il faut remonter jusqu’aux origines les plus obscures d’une petite cité du Latium. Mais la destinée a voulu que le calendrier des prêtres de cette cité devînt celui des peuples du midi et du centre de l’Europe, soumis plus tard à son empire ; que des croyances religieuses, toutes contraires à celles qui avaient présidé à la rédaction primitive, le fissent ensuite adopter par les autres nations européennes que Rome, dans sa puissance, n’avait pu dompter, et qu’enfin les développements de la civilisation européenne portassent ce calendrier par toute la terre. Il est clair que plus l’institution (arbitraire, frêle et circonscrite à son origine) a duré et s’est propagée, plus il y a de raisons pour qu’elle dure et se propage encore davantage, et que même, toutes les causes initiales ayant disparu, les raisons de son existence et de sa durée ne se tirent plus maintenant que de l’existence et de la durée antérieures. C’est ainsi, en quelque sorte, qu’une variété individuelle, due originairement à un concours fortuit de causes extérieures, a pu se consolider en se transmettant d’une génération à l’autre, devenir un caractère de race, ou peut-être même acquérir la valeur d’un caractère spécifique, et se perpétuer indépendamment de l’influence des causes extérieures, ou même en vertu d’une force propre qui résiste à l’action des forces extérieures.

312. D’après tout cela nous pouvons juger que la distinction de l’histoire et de la science, de l’élément historique et de l’élément scientifique, est bien plus essentielle que ne semble le penser Bacon , et qu’elle ne tient pas précisément à la présence dans l’esprit humain de deux facultés, dont l’une s’appellerait la mémoire et l’autre la raison. Les hommes n’auraient jamais fait usage de leur mémoire et de leur raison pour écrire l’histoire et des traités sur les sciences, qu’il n’y en aurait pas moins, dans l’évolution des phénomènes, une part faite à des lois permanentes et régulières, susceptibles par conséquent de coordination systématique, et une part laissée à l’influence des faits antérieurs, produits du hasard ou des combinaisons accidentelles entre diverses séries de causes indépendantes les unes des autres. La notion du hasard, comme nous nous sommes efforcé de l’établir ailleurs , a son fondement dans la nature, et n’est pas seulement relative à la faiblesse de l’esprit humain. Il faut en dire autant de la distinction entre la donnée historique et la donnée théorique. Une intelligence qui remonterait bien plus haut que nous dans la série des phases que le système planétaire a traversées, rencontrerait comme nous des faits primordiaux, arbitraires et contingents (en ce sens que la théorie n’en rend pas raison), et qu’il lui faudrait accepter à titre de données historiques, c’est-à-dire comme les résultats du concours accidentel de causes qui ont agi dans des temps encore plus reculés. Supposer que cette distinction n’est pas essentielle, c’est admettre que le temps n’est qu’une illusion, ou c’est s’élever à un ordre de réalités au sein desquelles le temps disparaît. Mais notre philosophie ne prend pas un vol si hardi. Nous tâchons de rester dans la sphère des idées que la raison de l’homme peut atteindre, tout en conservant la capacité de distinguer ce qui tient à des particularités de l’esprit humain, et ce qui tient à la nature des choses plutôt qu’au mode d’organisation de nos facultés.

313. Ce qui fait la distinction essentielle de l’histoire et de la science, ce n’est pas que l’une embrasse la succession des événements dans le temps, tandis que l’autre s’occuperait de la systématisation des phénomènes, sans tenir compte du temps dans lequel ils s’accomplissent. La description d’un phénomène dont toutes les phases se succèdent et s’enchaînent nécessairement selon des lois que font connaître le raisonnement ou l’expérience, est du domaine de la science et non de l’histoire. La science décrit la succession des éclipses, la propagation d’une onde sonore, le cours d’une maladie qui passe par des phases régulières, et le nom d’histoire ne peut s’appliquer qu’abusivement à de semblables descriptions ; tandis que l’histoire intervient nécessairement (lorsque à défaut de renseignements historiques il y a lacune inévitable dans nos connaissances) là où nous voyons, non seulement que la théorie, dans son état d’imperfection actuelle, ne suffit pas pour expliquer les phénomènes, mais que même la théorie la plus parfaite exigerait encore le concours d’une donnée historique. S’il n’y a pas d’histoire proprement dite là où tous les événements dérivent nécessairement et régulièrement les uns des autres, en vertu des lois constantes par lesquelles le système est régi, et sans concours accidentel d’influences étrangères au système que la théorie embrasse, il n’y a pas non plus d’histoire, dans le vrai sens du mot, pour une suite d’événements qui seraient sans aucune liaison entre eux. Ainsi les registres d’une loterie publique pourraient offrir une succession de coups singuliers, quelquefois piquants pour la curiosité, mais ne constitueraient pas une histoire : car les coups se succèdent sans s’enchaîner, sans que les premiers exercent aucune influence sur ceux qui les suivent, à peu près comme dans ces annales où les prêtres de l’antiquité avaient soin de consigner les monstruosités et les prodiges à mesure qu’ils venaient à leur connaissance. Tous ces événements merveilleux, sans liaison les uns avec les autres, ne peuvent former une histoire, dans le vrai sens du mot, quoiqu’ils se succèdent suivant un certain ordre chronologique. Au contraire, à un jeu comme celui de trictrac, où chaque coup de dés, amené par des circonstances fortuites, influe néanmoins sur les résultats des coups suivants ; et à plus forte raison au jeu d’échecs, où la détermination réfléchie du joueur se substitue aux hasards du dé, de manière pourtant à ce que les idées du joueur, en se croisant avec celles de l’adversaire, donnent lieu à une multitude de rencontres accidentelles, on voit poindre les conditions d’un enchaînement historique. Le récit d’une partie de trictrac ou d’échecs, si l’on s’avisait d’en transmettre le souvenir à la postérité, serait une histoire tout comme une autre, qui aurait ses crises et ses dénouements : car non seulement les coups se succèdent, mais ils s’enchaînent, en ce sens que chaque coup influe plus ou moins sur la série des coups suivants et subit l’influence des coups antérieurs. Que les conditions du jeu se compliquent encore, et l’histoire d’une partie du jeu deviendra philosophiquement comparable à celle d’une bataille ou d’une campagne, à l’importance près des résultats. Peut-être même pourrait-on dire sans boutade qu’il y a eu bien des batailles et bien des campagnes dont l’histoire ne mérite guère plus aujourd’hui d’être retenue que celle d’une partie d’échecs.

314. La liaison historique consiste donc dans une influence exercée par chaque événement sur les événements postérieurs, influence qui peut s’étendre plus ou moins loin, mais qui doit au moins se faire sentir dans le voisinage de l’événement que l’on considère, et qui, en général, est d’autant plus grande qu’elle agit plus immédiatement sur des événements plus rapprochés. Le propre d’une telle liaison est d’introduire une certaine continuité dans la succession des faits, comme celle dont le tracé d’une courbe, dans la représentation graphique de certains phénomènes, nous donnerait l’image , ou bien encore comme celle que nous figure le tracé du cours d’un fleuve sur une carte géographique. Cela suffit pour que, malgré le désordre et l’enchevêtrement des causes fortuites et secondaires dans les accidents de détail, nous puissions, en l’absence de toute théorie, saisir une allure générale des événements, distinguer des périodes d’accroissement et de décroissement, de progrès, de station et de décadence, des époques de formation et de dissolution, pour les nations et pour les institutions sociales, comme pour les êtres à qui la nature a donné une vie propre et individuelle. La tâche de l’historien qui aspire à s’élever au-dessus du rôle de simple annaliste consiste à mettre dans un jour convenable, à marquer sans indécision comme sans exagération ces traits dominants et caractéristiques, sans se méprendre sur le rôle des causes secondaires, lors même que des circonstances fortuites leur impriment un air de grandeur et un éclat en présence duquel semble s’effacer l’action plus lente ou plus cachée des causes principales. Il faut ensuite, et ceci est bien autrement difficile, que l’historien rende compte de l’influence mutuelle, de la pénétration réciproque de ces diverses séries d’événements qui ont chacune leurs principes, leurs fins, leurs lois de développement et pour ainsi dire leur compte ouvert au livre des destinées. Il faut qu’il démêle, dans la trame si complexe des événements historiques, tous ces fils qui sont sujets à tant d’entre-croisements et de flexuosités.

315. Mais cela même n’indique-t-il pas en quoi l’histoire traitée de la sorte diffère essentiellement d’une théorie scientifique ? Supposons (pour poursuivre la comparaison indiquée tout à l’heure) qu’on demande de marquer par un trait, sur une carte géographique, la direction d’un grand cours d’eau ou d’une chaîne de montagnes, et qu’on veuille parler de cette direction générale qui domine les irrégularités, les flexuosités locales et accidentelles. Il y a, disons-nous, une grande analogie entre ce problème et ceux que se propose l’historien philosophe. En effet, tout le monde sait que pour avoir une juste idée du relief d’un pays de montagnes, il faut l’étudier d’un point de vue d’où s’effacent les irrégularités sans nombre, les contournements bizarres que des accidents locaux ont accumulés, de manière à ne présenter d’abord aux yeux du voyageur étonné qu’un inextricable dédale ; tandis que, d’une station plus élevée ou plus distante, d’où l’on peut embrasser à la fois un plus grand nombre d’objets, on voit se dessiner ces grands alignements, témoins irrécusables d’un principe dominant de régularité, et d’un ordre dans le désordre. Si ces lignes de soulèvement (comme on les appelle maintenant) viennent à se rencontrer, il faut s’attendre, d’une part à un surcroît d’embrouillement et de désordre de détails vers les points où la rencontre s’opère ; d’autre part et dans l’ensemble, à un surcroît d’exhaussement, résultant des concours de deux systèmes de causes, dont les effets moyens et généraux ont eu en cela une tendance commune. Bien décrire un pays de montagnes, ce sera donc marquer aussi nettement et surtout aussi justement que possible les grands traits auxquels se subordonnent toutes les irrégularités de détail. Il ne faut pas que ces irrégularités fassent illusion, et que, par exemple, on méconnaisse la juste place du point culminant d’un soulèvement, parce que, dans telle autre partie de la chaîne où sa hauteur moyenne a visiblement diminué, des accidents locaux auront redressé un pic qui surpasse en hauteur les cimes même les plus élevées de la portion culminante. Reste à savoir si tous ces problèmes orographiques sont du nombre de ceux qui peuvent être géométriquement définis, et qui comportent une solution technique et rigoureuse. Or, il n’en est rien ; et les formules géométriques qu’il plairait d’imaginer à cet effet auraient toutes le défaut radical d’être arbitraires, au point de s’appliquer également bien au cas où le fait d’une direction générale et constante est le plus frappant, comme à ceux où il y a plusieurs déviations successives bien marquées dans la direction générale, et comme à ceux enfin où des flexions continuelles excluent par leur irrégularité et leur amplitude toute idée d’une direction générale et dominante. D’ailleurs, le passage d’un cas à l’autre pouvant se faire par des nuances et des dégradations continues, la logique est visiblement inhabile à distinguer les cas extrêmes : cette distinction ne saurait résulter que d’une appréciation instinctive qui perd progressivement de sa netteté et de sa sûreté à mesure que l’on s’éloigne des termes extrêmes de la série ; et lors même que le fait d’une direction générale n’est pas contestable, la ligne idéale qui accuse cette direction n’est pas une ligne scientifiquement définie ; l’orientation de la chaîne n’est pas un angle qu’on puisse assigner avec tel degré voulu d’approximation, ou dont la détermination ne soit affectée que des erreurs inhérentes à toute opération de mesure. S’il plaît de tracer effectivement la ligne sur une carte, ou de coter quelque part la valeur numérique de l’angle d’orientation, il y aura dans le choix du tracé ou de la cote quelque chose d’arbitraire, ou quelque chose dont on ne pourra pas rendre un compte rigoureux. Il en faut dire autant au sujet des limites où commencent et où finissent les chaînes, les massifs de montagnes, que l’on connaît aussi sous la dénomination de systèmes orographiques. Le plus souvent, il n’y a pas entre eux de solutions de continuité tellement tranchées, qu’on ne puisse à la rigueur les rattacher les uns aux autres par quelques-uns de leurs rameaux, de manière à abolir finalement les distinctions les plus naturelles ; et d’autres fois au contraire, des solutions de continuité matériellement très prononcées, comme celles qui tiendraient à l’interposition d’un bras de mer, doivent être rejetées sur le compte des accidents locaux, et ne doivent pas faire méconnaître l’unité systématique des parties disjointes. Pour l’appréciation de la valeur intrinsèque de tous ces liens systématiques, et pour la conception même de l’unité systématique, interviennent donc à tous égards des jugements où la raison ne procède point par voie de définition et de déduction logique, et dont la probabilité ne comporte pas d’évaluation rigoureuse. De telles conceptions systématiques, introduites dans la description des faits naturels, non seulement pour la commodité de l’esprit, mais encore pour donner la clef et la saine intelligence des faits en eux-mêmes, ne doivent pas être confondues avec les théories vraiment scientifiques, encore moins avec la partie positive des sciences, qui admet le contrôle continuel de l’expérience. Elles ont au contraire tous les caractères de la spéculation philosophique, caractères sur lesquels nous n’avons cessé d’insister dans tout le cours de cet ouvrage, et sur lesquels nous devons encore revenir dans le chapitre suivant, spécialement consacré à marquer le contraste de la philosophie et de la science proprement dite.

316. Or, n’est-il pas clair que toutes ces réflexions s’appliquent, mutatis mutandis, à l’histoire philosophiquement traitée, au tableau des événements historiques, quand on se propose d’y mettre en relief les traits dominants, et d’y prévenir la confusion des détails par la distinction des masses et la subdivision des groupes principaux ? Cet art de pénétrer dans la raison intime des faits, d’en démêler l’ordonnance, d’y saisir les fils conducteurs, peut-il se ramener à des règles fixes, conduit-il à des distinctions catégoriques, projette-t-il partout une lumière égale ? Non, sans aucun doute. Toutes les conceptions systématiques sur lesquelles se fonde l’histoire philosophique peuvent être plus ou moins contestées, et aucune ne comporte de démonstration proprement dite ou de confirmation expérimentale et positive : quoiqu’il y en ait que tout esprit éclairé et impartial n’hésite pas à accepter, comme donnant de la raison essentielle des choses et du développement progressif des événements une expression aussi fidèle, aussi exempte de partialité et d’arbitraire, et aussi complètement dégagée des accidents fortuits, que le permettent, dans des choses si compliquées, les moyens imparfaits dont notre art dispose. Effectivement, l’historien n’a pas, comme le géographe, pour peindre sa pensée, la ressource du signe graphique et sensible ; il est comme ce voyageur à qui manquent les ressources du dessin, et qui doit y suppléer par la force de la mémoire et de l’imagination et par le pittoresque du style. Il est enfin, comme le philosophe, sans cesse assujetti à employer un langage métaphorique dont sans cesse il reconnaît l’insuffisance . Aussi la composition historique tient-elle plus de l’art que de la science, lors même que l’historien se propose bien moins de plaire et d’émouvoir par l’intérêt de ses récits, que de satisfaire notre intelligence dans le désir qu’elle éprouve de connaître et de comprendre. L’historien, même philosophe, ou plutôt par cela même qu’il est ou qu’il veut être philosophe, a besoin, comme le peintre philosophe de la nature, de ces dons de l’imagination, qu’on suspecte à bon droit lorsqu’il s’agit d’une œuvre purement scientifique ; et suivant la juste expression de l’un des maîtres de la critique littéraire, " on peut dire en ce sens qu’il " a besoin d’être poète, non seulement pour être éloquent, " mais pour être vrai " . De telle sorte que l’histoire, dont nous venons de voir les connexions avec la science et la philosophie, en a pareillement avec la poésie et l’art, et que par là les trois membres de la division tripartite de Bacon tendent à s’unir, sans toutefois se confondre. Au reste, si l’historien est artiste, et jusqu’à un certain point poète, par cela seul qu’il a une physionomie à saisir, et que c’est en toutes choses une œuvre d’art, non de science, que de saisir et de rendre une physionomie , il est clair que sa composition devra participer à un bien plus haut degré des caractères de la composition poétique, lorsque l’intérêt dramatique du récit, la grandeur des actions, la forte unité du sujet, le placeront, pour ainsi dire, malgré qu’il en ait, sur le trépied du poète. Aussi Voltaire a-t-il dit : " il faut une exposition, un nœud et un dénouement dans une histoire, comme dans une tragédie " ; sentence qu’on ne doit pas trop généraliser, puisque, dans les choses qui n’ont pas une fin nécessaire, et qui comportent au contraire un perfectionnement continu, comme les sciences, la civilisation, il peut y avoir une forte unité historique sans nœud ni dénouement. Mais au moins l’on peut dire que la composition historique, susceptible d’autant de variétés de genres qu’il y a de tempéraments divers et de proportions entre les principales facultés de l’âme humaine, est singulièrement propre à en faire ressortir les harmonies et les contrastes.

317. L’histoire, par son côté poétique, a toujours le privilège d’exciter l’intérêt, quelque faible que soit l’importance des événements racontés ; et ce que la science négligerait comme trop particulier ou trop individuel, est souvent ce qui se prête le mieux à l’art. D’ailleurs des événements qui n’ont laissé aucune trace après eux peuvent encore intéresser le philosophe, s’ils viennent à l’appui de quelque maxime générale de morale ou de politique, qu’on ne saurait trop inculquer et justifier par des exemples. Mais, dans le système général de la connaissance humaine, et en tant qu’auxiliaire obligé de la connaissance scientifique, il semble que l’histoire ne doive figurer que tout autant qu’elle apprend des choses nécessaires ou utiles à l’explication des phénomènes et des faits actuels et de ceux qui doivent suivre. Tout ce qui a passé sans laisser de traces et sans influer sur l’ordre de choses actuellement subsistant, n’a point, pour ainsi dire, sa raison d’être connu, et devient du ressort d’une curiosité vague, que rien ne limite et ne détermine. L’histoire notera le débordement impétueux d’un fleuve qui a rompu ses anciennes digues et s’est frayé un lit nouveau dans lequel il coule encore, mais elle négligera la description de ses crues annuelles ou périodiques après lesquelles il reprend son cours ordinaire ; et si les débordements annuels ont pour effet permanent l’exhaussement progressif d’une terre d’alluvion, elle indiquera le résultat général, sans entrer dans l’énumération détaillée de phases qui se ressemblent toutes, et dont les différences n’offrent aucune particularité digne d’intérêt, puisque toutes ces différences doivent se compenser à la longue. Grâce au perfectionnement que comporte la forme scientifique, le domaine des sciences peut s’étendre de plus en plus sans que l’esprit humain cesse de l’embrasser et d’en être maître ; il faut que des conditions d’un autre genre limitent l’accumulation indéfinie des matériaux historiques : sans quoi toute proportion serait rompue ; et l’on n’en voit pas de plus propre à définir et à circonscrire l’objet des recherches et des traditions historiques, lorsque la force des choses fera sentir le besoin d’une règle dans ces matières.

[…]

337. Si l’on prend la peine de rapprocher toutes les observations répandues dans ce chapitre et dans le précédent, on sera amené, je pense, à discerner clairement, dans la nature intellectuelle et morale de l’homme, non plus, comme l’entendait Bacon , trois facultés principales (logiquement et, pour ainsi dire, anatomiquement distinctes), mais plutôt cinq formes principales de développement, appropriées à autant de syncrasies ou de tempéraments divers, et correspondant à autant d’idées générales, de rubriques ou de catégories, qu’on peut désigner ainsi : religion, -art, -histoire, -philosophie, -science, en les énonçant dans l’ordre qui rappelle assez bien leurs alliances, et qui est conforme à ce que nous savons de la marche générale de la civilisation. En effet, toute civilisation a commencé par la religion et s’y est d’abord concentrée tout entière ; l’art et la poésie sont nés à l’ombre et sous l’influence de la religion ; l’histoire de la nature et de l’homme s’est dégagée plus tard des enveloppes mythologiques et poétiques ; et partout la philosophie, en se rattachant d’abord aux symboles de la religion et de l’art, a devancé la science, qui semble la dernière conquête de l’esprit de l’homme et le produit d’une civilisation parvenue à toute sa maturité. L’histoire fait appel à l’art et à la philosophie ; la science peut rarement s’isoler de la philosophie et de l’histoire ; mais les alliances et les combinaisons de principes divers ne doivent pas être une raison de les confondre. Tous les efforts qu’on a pu faire pour les mettre en antagonisme n’ont jamais réussi à les déraciner de l’esprit humain, parce qu’ils tiennent essentiellement à sa nature et à la nature de ses rapports avec les objets extérieurs. On l’a dit maintes fois de la religion et de la philosophie, de la poésie et de la science : il faut le dire pareillement de la science et de la philosophie. Insistons donc sur ce point capital que nous avons eu surtout en vue : à savoir, que la philosophie n’est point une science, comme on le dit souvent, et que c’est pourtant quelque chose dont la nature humaine, pour être complète, ne peut pas plus se passer qu’elle ne pourrait se passer de la science et de l’art. Si nous avions réussi à mettre cette vérité dans un jour nouveau, nous croirions avoir quelque peu contribué, pour notre part, au redressement de certains préjugés et au progrès général de la raison.

A. A. Cournot, Essai sur les fondements de nos connaissances
et sur les caractères de la critique philosophique
, CHAPITRE XX, "Du contraste de l’histoire et de la science, et de la philosophie de l’histoire". §§301-317 et 337