Guerre et propriété
Qu’il puisse exister des guerres justes, voilà une question dont il n’est pas besoin de souligner l’actualité. Or c’est exactement ce que se demande Hugo Grotius dans son célèbre De jure pacis et belli. Dès les premières pages de cet ouvrage fondateur du droit international, nous sommes invités « à rechercher d’abord s’il y a quelque guerre qui soit juste, et ensuite ce qu’il y a de juste dans la guerre ». Paru en 1625 et dédié à Louis XIII, « le plus éminent des Rois », le traité sera traduit du latin en français une première fois d’une manière assez libre et plutôt fallacieuse par J. de Barbeyrac en 1724. La version de Pradier-Fodéré, publiée en 1867, est plus fidèle. Mais elle était devenue introuvable. La voici rééditée aujourd’hui telle quelle. Un énorme volume de 868 pages. On regrettera l’absence de tout index, même si Grotius a l’art d’ouvrir chaque chapitre par un résumé succinct. Une préface introductive sur l’auteur aurait été elle aussi bienvenue. Mais on sait combien les temps sont durs pour les éditeurs de ce genre d’ouvrage.
Rappelons donc que, né à Delft en 1583, Grotius s’est révélé enfant prodige dès ses premières années. À onze ans, ce surdoué, comme on dirait aujourd’hui, entre à l’université de Leyde. À quinze, lors d’une mission en France, il est remarqué par Henri IV, qui le surnomme le « miracle de Hollande ». À seize ans, il publie son premier ouvrage de philosophie, faisant démonstration d’une immense érudition. En 1607, le voici « agent général du fisc » près la cour de Hollande. Ensuite, conseiller de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales, il mène une vie mondaine et aventureuse. N’hésitant pas à prendre fait et cause dans les querelles qui divisent son pays, il connaîtra la prison politique et l’exil. À la suite d’un naufrage en vue de la côte de Poméranie, il meurt à Rostock le 28 août 1645, laissant une œuvre gigantesque de philosophe et de juriste dont l’influence demeure encore aujourd’hui considérable.
Dans les deux traductions françaises du De jure, l’ordre du titre a été inversé, la guerre venant en premier, la paix en second. La cohabitation de la paix et du droit ne surprendra pas le vulgaire. Mais que la guerre puisse se soumettre au droit, voilà qui étonne peut-être plus encore aujourd’hui qu’au début du XVIIe siècle. D’où la notion de guerre juste. Mais qu’est-ce qui est juste ?
« La nature ne peut distinguer ce qui est injuste de ce qui est juste », écrit Horace [1]. En tant que théoricien du droit naturel, Grotius s’inscrit évidemment en faux contre cette assertion du poète latin. Animal d’une nature supérieure, l’homme a besoin de vivre avec les êtres de son espèce dans un « état paisible organisé suivant les données de son intelligence ». Ce « soin de la vie sociale » est pour Grotius la source du droit proprement dit. Certes, il existe d’autres sources, telles la volonté de Dieu ou la volonté humaine, mais les droits positifs qui en sont issus ne peuvent entrer en contradiction avec le droit naturel, c’est-à-dire conforme à la nature humaine - droit immuable, commun à toutes les époques et à toutes les régions du monde. Même les brigands, selon un paradoxe déjà mis en avant par Aristote, puis Chrysostome, recourent entre eux au droit pour partager leur butin. Il s’ensuit cette définition canonique : « Le droit naturel est une règle que nous suggère la droite raison, qui nous fait connaître qu’une action, suivant qu’elle est ou non conforme à la nature raisonnable, est entachée de difformité morale, ou qu’elle est moralement nécessaire. » Notons tout de suite que, selon le droit naturel, à suivre Grotius, un père peut vendre son fils « du moment où il n’a pas d’autre moyen de le nourrir », que la femme est sous la garde de son mari, et que, s’il est permis à tout homme de se réduire en esclavage au profit de qui bon lui semble (« ainsi que cela ressort de la loi hébraïque », précise Grotius), on ne voit pas ce qui empêcherait un peuple d’en faire autant. Où l’on vérifie une fois encore que le jusnaturalisme sert à justifier tout ce que l’on veut.
Poursuivons : ce que nous suggère la droite raison, c’est que le premier devoir est « de se conserver en l’état où la nature vous a mis ». Une guerre sera dite juste si son but est d’assurer la conservation de sa vie et de son corps, de conserver ou d’acquérir les choses utiles à l’existence. La définition de la guerre juste implique donc au moins une définition de la propriété. Or, contrairement à ce que pensent nombre de théoriciens libéraux aujourd’hui, le droit de propriété n’est pas pour Grotius un droit naturel. En effet, aussitôt après la création du monde, Dieu conféra au genre humain un droit général sur les choses. Mais la pression démographique, ajoutée à l’ambition des hommes qui ne se contentaient plus de se nourrir des fruits des arbres et de vivre nus « comme des sauvages », obligea à partager les terres et à définir le droit de propriété à la suite d’une convention expresse ou tacite. Le droit de propriété est donc issu de la volonté humaine, mais du moment où il est introduit, « c’est le droit naturel lui-même, indique Grotius, qui m’apprend que c’est un crime pour moi de m’emparer, contre ton gré, de ce qui est l’objet de ta propriété ». Dans certaines circonstances (une pressante nécessité, une famine généralisée), il est permis de revenir au « droit ancien de se servir des choses comme si elles étaient demeurées communes ». Ici prend place un raisonnement qui rappelle étrangement la « position originelle » de John Rawls (qui pourtant ne cite pas une seule fois Grotius dans sa Théorie de la justice) : « les biens ne paraissent avoir été distribués à des propriétaires que sous la réserve favorable d’un retour au droit primitif ; si, en effet, les premiers distributeurs avaient été interrogés sur ce qu’ils pensaient à cet égard, ils auraient répondu ce que nous disons. "La nécessité, dit Sénèque le père, qui est la grande justification de la faiblesse humaine, anéantit toute loi." » Mais ne pourrait-on pas en dire autant des prétendues lois de la guerre ?
La place manque ici pour rendre compte des autres sujets traités par le De jure, notamment la souveraineté, le droit familial, le droit des gens (jus gentium). Mais le cœur de l’ouvrage est bien cette question de la guerre et de la propriété, avec les intéressantes contradictions que lui impose l’option jusnaturaliste.