Hasard et monotonie du travail à l’usine
La monotonie d’une journée de travail à l’usine, même si aucun changement de travail ne vient la rompre, est mélangée de mille petits incidents qui peuplent chaque journée et en font une histoire neuve ; mais, comme pour le changement de travail, ces incidents blessent plus souvent qu’ils ne réconfortent. Ils correspondent toujours à une diminution de salaire dans le cas du travail aux pièces, de sorte qu’on ne peut les souhaiter. Mais souvent ils blessent aussi par eux-mêmes ; l’angoisse répandue diffuse sur tous les moments de travail s’y concentre, l’angoisse de ne pas aller assez vite, et quand, comme c’est souvent le cas, on a besoin d’autrui pour pouvoir continuer, d’un contremaître, d’un magasinier, d’un régleur, le sentiment de la dépendance, de l’impuissance, et de compter pour rien aux yeux de qui on dépend, peut devenir douloureux au point d’arracher des larmes aux yeux des hommes comme des femmes. La possibilité continuelle des incidents, machine arrêtée, caisse introuvable, et ainsi de suite, loin de diminuer le poids de la monotonie, lui ôte le remède qu’en général elle porte en elle-même, le pouvoir d’assoupir et de bercer les pensées de manière à cesser, dans une certaine mesure, d’être sensible ; une légère angoisse empêche cet effet d’assoupissement et force à avoir conscience de la monotonie, bien qu’il soit intolérable d’en avoir conscience. Rien n’est pire que le mélange de la monotonie et du hasard ; ils s’aggravent l’un l’autre, du moins quand le hasard est angoissant. Il est angoissant, dans l’usine, du fait qu’il n’est pas reconnu ; théoriquement, bien que tout le monde sache qu’il n’en est rien, les caisses où mettre les pièces usinées ne manquent jamais, les régleurs ne font jamais attendre, et tout ralentissement dans la production est une faute de l’ouvrier. La pensée doit constamment être prête à la fois à suivre le cours monotone des gestes indéfiniment répétés et à trouver en elle-même des ressources pour remédier à l’imprévu. Obligation contradictoire, impossible, épuisante. Le corps est parfois épuisé, le soir, au sortir de l’usine, mais la pensée l’est toujours davantage. Quiconque a éprouvé cet épuisement et ne l’a pas oublié peut le lire dans les yeux de presque tous les ouvriers qui défilent le soir hors de l’usine.