Le langage ne se distingue pas de la reconnaissance de l’existence d’autrui.

14 septembre 2005

On dira que ces diverses tentatives d’expression supposent le langage. Nous n’en disconviendrons pas ; nous dirons mieux : elles sont le langage ou, si l’on veut, un mode fondamental du langage. Car, s’il existe des problèmes psychologiques et historiques touchant l’existence, l’apprentissage et l’utilisation de telle langue particulière, il n’y a aucun problème particulier touchant ce qu’on nomme l’invention du langage. Le langage n’est pas un phénomène surajouté à l’être-pour-autrui : il est originellement l’être-pour-autrui, c’est-à-dire le fait qu’une subjectivité s’éprouve comme objet pour l’autre. Dans un univers de purs objets, le langage ne saurait en aucun cas être « inventé », puisqu’il suppose originellement un rapport à un autre sujet ; et dans l’intersubjectivité des pour-autrui, il n’est pas nécessaire de l’inventer, car il est déjà donné dans la reconnaissance de l’autre. Du seul fait que, quoi que je fasse, mes actes librement conçus et exécutés, mes pro-jets vers mes possibilités ont dehors un sens qui m’échappe et que j’éprouve, je suis langage. C’est en ce sens - et en ce sens seulement - que Heidegger a raison de déclarer que : je suis ce que je dis [1]. Ce langage n’est pas, en effet, un instinct de la créature humaine constituée, il n’est pas non plus une invention de notre subjectivité ; mais il ne faut pas non plus le ramener au pur « être-hors-de-soi » du « Dasein ». Il fait partie de la condition humaine, il est originellement l’épreuve qu’un pour-soi peut faire de son être-pour-autrui et ultérieurement le dépassement de cette épreuve et son utilisation vers des possibilités qui sont mes possibilités, c’est-à-dire vers mes possibilités d’être ceci ou cela pour autrui. Il ne se distingue donc pas de la reconnaissance de l’existence d’autrui. Le surgissement de l’autre en face de moi comme regard fait surgir le langage comme condition de mon être [2]. Ce langage primitif n’est pas forcément la séduction ; nous en verrons d’autres formes ; nous avons d’ailleurs marqué qu’il n’y a aucune attitude primitive en face d’autrui et qu’elles se succèdent en cercle, chacune impliquant l’autre. Mais, inversement, la séduction ne suppose aucune forme antérieure du langage : elle est toute entière réalisation du langage ; cela signifie que le langage peut se révéler entièrement et d’un coup par la séduction comme mode d’être primitif de l’expression. Il va de soi que par langage nous entendons tous les phénomènes d’expression et non pas la parole articulée qui est un monde dérivé et secondaire dont l’apparition peut faire l’objet d’une étude historique. En particulier, dans la séduction, le langage ne vise pas à donner à connaître, mais à faire éprouver.


[1La formule est de A. de Waehlens.

[2Voyez « la honte » : L’être et le néant, Gallimard, coll. TEL, pp.305 et suiv. : Je suis ce moi qu’un autre connaît..

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