Descartes

Les moyens de se fortifier l’entendement pour discerner ce qui est le meilleur

A ÉLISABETH
Egmond, 15 septembre 1645.

MADAME,

Votre Altesse a si exactement remarqué toutes les causes qui ont empêché Sénèque de nous exposer clairement son opinion touchant le souverain bien, et vous avez pris la peine de lire son livre avec tant de soin, que je craindrais de me rendre importun, si je continuais ici à examiner par ordre tous ses chapitres, et que cela me fît différer de répondre à la difficulté qu’il vous a plu me proposer, touchant les moyens de se fortifier l’entendement pour discerner ce qui est le meilleur en toutes les actions de la vie. C’est pourquoi, sans m’arrêter maintenant à suivre Sénèque, je tâcherai seulement d’expliquer mon opinion touchant cette matière.

Il ne peut, ce me semble, y avoir que deux choses qui soient requises pour être toujours disposé à bien juger : l’une est la connaissance de la vérité, et l’autre, l’habitude qui fait qu’on se souvient et qu’on acquiesce à cette connaissance, toutes les fois que l’occasion le requiert. Mais, parce qu’il n’y a que Dieu seul qui sache parfaitement toutes choses, il est besoin que nous nous contentions de savoir celles qui sont le plus à notre usage.

Entre lesquelles la première et la principale est qu’il y a un Dieu, de qui toutes choses dépendent, dont les perfections sont infinies, dont le pouvoir est immense, dont les décrets sont infaillibles : car cela nous apprend à recevoir en bonne part toutes les choses qui nous arrivent, comme nous étant expressément envoyées de Dieu ; et parce que le vrai objet de l’amour est la perfection, lorsque nous élevons notre esprit à le considérer tel qu’il est, nous nous trouvons naturellement si enclins à l’aimer, que nous tirons même de la joie de nos afflictions, en pensant que sa volonté s’exécute en ce que nous les recevons.

La seconde chose, qu’il faut connaître, est la nature de notre âme, en tant qu’elle subsiste sans le corps, et est beaucoup plus noble que lui, et capable de jouir d’une infinité de contentements qui ne se trouvent point en cette vie : car cela nous empêche de craindre la mort, et détache tellement notre affection des choses du monde, que nous ne regardons qu’avec mépris tout ce qui est au pouvoir de la fortune.

A quoi peut aussi beaucoup servir qu’on juge dignement des oeuvres de Dieu, et qu’on ait cette vaste idée de l’étendue de l’univers, que j’ai tâché de faire concevoir au 3e livre de mes Principes : car si on s’imagine qu’au-delà des cieux, il n’y a rien que des espaces imaginaires, et que tous ces cieux ne sont faits que pour le service de la terre, ni la terre que pour l’homme, cela fait qu’on est enclin à penser que cette terre est notre principale demeure, et cette vie notre meilleure ; et qu’au lieu de connaître les perfections qui sont véritablement en nous, on attribue aux autres créatures des imperfections qu’elles n’ont pas, pour s’élever au-dessus d’elles, et entrant en une présomption impertinente, on veut être du conseil de Dieu, et prendre avec lui la charge de conduire le monde, ce qui cause une infinité de vaines inquiétudes et fâcheries.

Après qu’on a ainsi reconnu la bonté de Dieu, l’immortalité de nos âmes et la grandeur de l’univers, il y a encore une vérité dont la connaissance me semble fort utile : qui est que, bien que chacun de nous soit une personne séparée des autres, et dont, par conséquent, les intérêts sont en quelque façon distincts de ceux du reste du monde, on doit toutefois penser qu’on ne saurait subsister seul, et qu’on est, en effet, l’une des parties de l’univers, et plus particulièrement encore l’une des parties de cette terre, l’une des parties de cet État, de cette société, de cette famille, à laquelle on est joint par sa demeure, par son serment, par sa naissance. Et il faut toujours préférer les intérêts du tout, dont on est partie, à ceux de sa personne en particulier ; toutefois avec mesure et discrétion, car on aurait tort de s’exposer à un grand mal, pour procurer seulement un petit bien à ses parents ou à son pays ; et si un homme vaut plus, lui seul, que tout le reste de sa ville, il n’aurait pas raison de se vouloir perdre pour la sauver. Mais si on rapportait tout à soi-même, on ne craindrait pas de nuire beaucoup aux autres hommes, lorsqu’on croirait en retirer quelque petite commodité, et on n’aurait aucune vraie amitié, ni aucune fidélité, ni généralement aucune vertu ; au lieu qu’en se considérant comme une partie du public, on prend plaisir à faire du bien à tout le monde, et même on ne craint pas d’exposer sa vie pour le service d’autrui, lorsque l’occasion s’en présente ; voire on voudrait perdre son âme, s’il se pouvait, pour sauver les autres. En sorte que cette considération est la source et l’origine de toutes les plus héroïques actions que fassent les hommes ; car, pour ceux qui s’exposent à la mort par vanité, parce qu’ils espèrent en être loués, ou par stupidité, parce qu’ils n’appréhendent pas le danger, je crois qu’ils sont plus à plaindre qu’à priser. Mais, lorsque quelqu’un s’y expose, parce qu’il croit que c’est de son devoir, ou bien lorsqu’il souffre quelque autre mal, afin qu’il en revienne du bien aux autres, encore qu’il ne considère peut-être pas avec réflexion qu’il fait cela parce qu’il doit plus au public, dont il est une partie, qu’à soi-même en son particulier, il le fait toutefois en vertu de cette considération, qui est confusément en sa pensée. Et on est naturellement porté à l’avoir, lorsqu’on connaît et qu’on aime Dieu comme il faut : car alors, s’abandonnant du tout à sa volonté, on se dépouille de ses propres intérêts, et on n’a point d’autre passion que de faire ce qu’on croit lui être agréable ; en suite de quoi on a des satisfactions d’esprit et des contentements, qui valent incomparablement davantage que toutes les petites joies passagères qui dépendent des sens.

Outre ces vérités, qui regardent en général toutes nos actions, il en faut aussi savoir plusieurs autres, qui se rapportent plus particulièrement à chacune d’elles. Dont les principales me semblent être celles que j’ai remarquées en ma dernière lettre : à savoir que toutes nos passions nous représentent les biens, à la recherche desquels elles nous incitent, beaucoup plus grands qu’ils ne sont véritablement ; et que les plaisirs du corps ne sont jamais si durables que ceux de l’âme, ni si grands, quand on les possède, qu’ils paraissent, quand on les espère. Ce que nous devons soigneusement remarquer, afin que, lorsque nous nous sentons émus de quelque passion, nous suspendions notre jugement, jusques à ce qu’elle soit apaisée ; et que nous ne nous laissions pas aisément tromper par la fausse apparence des biens de ce monde.

A quoi je ne puis ajouter autre chose, sinon qu’il faut aussi examiner en particulier toutes les mœurs des lieux où nous vivons, pour savoir jusques où elles doivent être suivies. Et bien que nous ne puissions avoir des démonstrations certaines de tout, nous devons néanmoins prendre parti, et embrasser les opinions qui nous paraissent les plus vraisemblables, touchant toutes les choses qui viennent en usage, afin que, lorsqu’il est question d’agir, nous ne soyons jamais irrésolus. Car il n’y a que la seule irrésolution qui cause les regrets et les repentirs.

Au reste, j’ai dit ci-dessus qu’outre la connaissance de la vérité, l’habitude est aussi requise, pour être toujours disposé à bien juger. Car, d’autant que nous ne pouvons être continuellement attentifs à même chose, quelque claires et évidentes qu’aient été les raisons qui nous ont persuadé ci-devant quelque vérité, nous pouvons, par après, être détournés de la croire par de fausses apparences, si ce n’est que, par une longue et fréquente méditation, nous l’ayons tellement imprimée en notre esprit, qu’elle soit tournée en habitude. Et en ce sens on a raison, dans l’École, de dire que les vertus sont des habitudes ; car, en effet, on ne manque guère, faute d’avoir, en théorie, la connaissance de ce qu’on doit faire, mais seulement faute de l’avoir en pratique, c’est-à-dire faute d’avoir une ferme habitude de la croire. Et parce que, pendant que j’examine ici ces vérités, j’en augmente aussi en moi l’habitude, j’ai particulièrement obligation à Votre Altesse, de ce qu’elle permet que je l’en entretienne, et il n’y a rien en quoi j’estime mon loisir mieux employé, qu’en ce où je puis témoigner que je suis, Madame,

de Votre Altesse
le très humble et très obéissant serviteur,

DESCARTES.

R. Descartes, Lettre à Elisabeth, le 15 septembre 1645.

Un fragment de cette lettre a été donné comme sujet au baccalauréat 2004, série ES.