Lettre sur le corps

11 décembre 2008

15 décembre 1999

Cher Raúl,

Après dix ans, tu me demandes de reprendre le fil de mon discours sur l’art ; bien plus, de me risquer à nouveau dans le labyrinthe des rapports entre l’art et la multitude. Si j’accepte de te répondre, c’est pour la simple raison qu’aujourd’hui, j’éprouve une force de connaissance (une volonté de puissance ?) qui, bien qu’elle n’ajoute peut-être pas grand chose à ce qui avait été dit il y a dix ans, est pour moi nouvelle. Une nouvelle volonté et une nouvelle puissance : l’une et l’autre ont surgi là où il est peut-être désormais possible d’entrevoir le sens d’une nouvelle époque. Après si longtemps, ma conscience va donc essayer de se confronter utilement à ce temps neuf.

Permets-moi quelques anecdotes. La semaine dernière, pendant les heures que ma condition de prisonnier en semi-liberté m’autorise à utiliser presque à ma guise grâce à différents stratagèmes, j’ai assisté à un spectacle de Pina Bausch et au Macbeth de Shakespeare monté par le metteur en scène lituanien Eimuntas Nekrosius. J’y ai pris énormément de plaisir : l’un et l’autre étaient formidables de puissance innovatrice. Mais ce que j’y ai surtout perçu - en particulier dans la distance que j’éprouvais soudain par rapport à ce que j’avais aimé dans le passé -, c’est une métamorphose. Une métamorphose que nous avions autrefois attendue, tapis comme des bêtes sauvages, palpitants, affamés, aux aguets, et qui s’était finalement produite. J’ai pensé : la transition est finie. La passion ne repose plus sur l’attente, elle ne s’écorche ni ne se blesse plus en tentant de traverser les barbelés du futur, comme cela arrivait si souvent. La passion gît peut-être déjà dans le futur, et se reflète dans une aube qui la révèle dans sa métamorphose matérielle, ou plus exactement qui la fait exploser : boum ! (comme disaient les futuristes, autres experts d’un monde implosé qui, frustré, suffoqué, réprimé, attendait de pouvoir s’exprimer et qui pourtant était déjà métamorphosé dans cette attente - et ne pouvait s’exprimer que de manière révolutionnaire)... Voilà donc mon fil rouge, celui qui me pousse à reprendre le discours et à m’aventurer à nouveau dans le labyrinthe.

Cher Raúl, cette lettre suppose donc la métamorphose achevée : c’est une lettre sur le corps. En effet, où mieux que sur le corps, de l’intérieur même du corps - presque comme s’il s’agissait d’un corps connaissant parce que dansant -, pourrais-je faire l’expérience de cette mutation ? Comment puis-je la percevoir, si je ne saisis pas l’augmentation (et la métamorphose) de la puissance du corps ? Certes, les modernes savaient déjà que le corps est à la fois le point central et le point final de toute constitution du monde, sa seule entéléchie... Spinoza, dans sa stupeur de la puissance du corps, et avant lui Machiavel et Galilée quand ils parcouraient les géométries de la cité et du cosmos, sans parler des poètes et des peintres, des architectes et des éditeurs de la Renaissance (en Méditerranée ou en Europe du nord) - tous nous avaient conté la fable d’un « créé » par l’homme. Mais aujourd’hui, le corps n’est plus seulement un sujet qui produit et qui - parce qu’il produit de l’art - nous montre le paradigme de la production en général, la puissance de la vie : le corps est désormais une machine dans laquelle s’inscrivent la production et l’art. Voilà ce que nous, les postmodernes, nous savons.

Mais examinons la question de plus près. En quoi consiste cette métamorphose du corps que l’art rend paradigmatique et exalte ? Que signifie inscrire dans le corps l’action de la métamorphose ? Cela consiste en ceci que cet abstrait que nous avons revendiqué (et dont les lettres des années 80 sont un témoignage fort) est devenu la matière vive(c’est-à-dire le contenu et le moteur) de chacune de nos expressions, déterminées et concrètes. Là où l’abstrait subsumait la vie, la vie a subsumé l’abstrait. Le capitalisme nous avait enlevé le concret de la vie ; aujourd’hui, le concret, le singulier, se réapproprient l’abstraction, la marchandise, la valeur. Ils les arrachent au capital, et c’est à travers l’ingénuité des corps puissants qu’ils le font. Certains (Foucault le premier, Deleuze par la suite, et d’autres encore) appellent « biopolitique » cette inversion de la subsomption : avec raison, puisqu’en vérité l’opération par laquelle la production, après avoir été happée vers l’abstrait, a désormais la capacité de le bouleverser et de l’enserrer dans la singularité est absolument biopolitique (c’est-à-dire ancrée dans les corps et dans les relations qu’ils instaurent au sein de la multitude). C’est ici que les vraies mutations, les métamorphoses se donnent à voir : ce sont celles qui se présentent sous la forme de prothèses, c’est-à-dire comme un surplus de puissance physique des corps obtenu à travers l’acquisition de nouveaux outils ; celles qui s’étendent sous la forme de réseaux, c’est-à-dire qui se fixent dans la communication et dans la coopération des corps ; et enfin celles qui se constituent dans l’exode, dans la mobilité spatiale et dans la flexibilité temporelle, dans la capacité de métisser les corps et les langues, pour la dignité de l’animal-homme.

Le corps de la métamorphose est donc celui qui s’est réapproprié l’outil, l’a fait sien à travers le réseau et l’exode, sous la forme de la prothèse. L’histoire de l’homme est une succession de constructions d’instruments et, à travers ces derniers, l’histoire de l’articulation pratique de sa misérable existence déplumée d’être très singulier et sans défense. Aujourd’hui, l’outil - l’instrument qui lie l’homme à la nature - est toujours davantage construit par l’homme lui-même, absorbé dans/par son action. Histoire d’instruments, histoires de travail : Quand, dans le passage du moderne au postmoderne, le travail devient toujours plus immatériel, l’outil se métamorphose et devient plus mental. La faucille et le marteau, la bêche et la plume, mais aussi désormais - toujours plus - la littérature et les arts plastiques (les outils à travers lesquels ils s’expriment) sont médiés par des instruments (linguistiques ?) que l’homme singulier promeut et incorpore à sa propre existence. L’abstraction de la fonction est ainsi soumise à la singularité de l’action ; mieux : à la puissance très déterminée du corps. Et, comme nous l’avons dit, à celle du langage, à son expansivité.

Or, pour peu qu’on les observe, ces passages, marqués par une puissance abstraite qui devient prothèse du corps, donnent lieu à des difficultés importantes - précisément quand on se rend pleinement compte de la mutation qui a eu lieu et quand on constate de fait les capacités du corps à se produire poiétiquement dans chacune de ses fonctions expressives. Difficultés ? Peut-être le terme est-il impropre, et vaudrait-il mieux parler de paradoxes : des paradoxes complexes, difficiles à décrire et encore plus à résoudre. Nous nous arrêterons ici sur deux d’entre eux qui concernent les nouvelles prothèses des corps.

Le premier paradoxe est celui d’une esthétique, c’est-à-dire d’un discours sur le beau, qui, quand il se confronte à cette concrétude des corps, ne peut plus se donner - car il ne le peut vraiment plus. Une condition humaine qui réalise dans l’expression du corps l’appropriation de l’outil ne permet en effet pas à un discours esthétique (séparé de l’action de production du beau) de subsister. Seule une poétique pourra donc exister, se donner, consister : une poétique comme poétique artistique très singulière, comme action exprimant de l’intérieur de l’agir une pratique du beau. Aucun discours ne pourra la décrire - seul un discours participant de la poétique sera susceptible de s’exprimer. Mais c’est précisément là que surgit le paradoxe : cette pratique très singulière a déjà dominé l’abstrait et concerne à présent la multitude. Cette poétique que nous analysons est un terrain embrouillé de manière inextricable - comme un champ de bataille où cette très concrète poétique du corps réémerge et vaut désormais pour la multitude. Cette action poétique très singulière a l’expressivité de la parole, la puissance de coopération du langage, un usage universel. On pourrait dire qu’à différents moments - et pourtant avec une continuité indéniable -, les avant-gardes de la modernité ont voulu que l’esthétique se dissolve dans une poétique universelle des corps, ou dans une politique de l’art : une volonté vaine, cependant. Aujourd’hui, au contraire, dans notre époque postmoderne, cette mutation est en train de se produire : la poétique devient une puissance ontologique, un outil du devenir-concret de l’abstrait.

Tout se passe comme si nous étions au bord de cet acte d’« amour intellectuel » que Spinoza prescrivait au sage afin de parachever sa recherche de la vérité : une production éthique singulière du vrai, une appropriation déterminée de la totalité abstraite, un devenir-amoureux du plus haut désir intellectuel.

Même dans ce cas d’un renversement du rapport entre l’esthétique et la poétique, nous assistons donc (et vivons paradoxalement) cette histoire que nous sommes en train de décrire depuis le début : quand l’abstrait est subsumé par le concret et n’est capable de se dire qu’à cette condition, un peu comme le moderne ne l’est qu’au sein du postmoderne. Et alors, Raúl mon ami, mon jeune frère, à quoi nous sert encore l’esthétique ? Et je serais bien stupide d’essayer de te l’expliquer - à toi qui as, pour le peu que j’en sais, précisément essayé de transformer ta vie en une poétique de la métamorphose. Rien d’« esthétique », donc, aucun dandysme, aucun spleen - ni Oscar Wilde, ni Baudelaire ; mais au contraire une poétique qui traverse le squattering et navigue sur la Toile, peint comme Basquiat sur les transports publiques et fait de la poésie à la manière de Seattle... - bref, qui propose dans le social, dans la métropole, la lutte des classes et la libération. Une lutte pour l’appropriation d’outils toujours plus puissants, pour l’expression de désirs toujours plus riches et de langages toujours plus efficaces, pour la jouissance d’une communication toujours plus abstraite et d’une poétique toujours plus singulière.

Mais il existe un autre paradoxe dès lors que nous sommes confrontés à l’impact de la poétique sur les corps - c’est-à-dire à l’assujettissement de l’universel de la part du singulier et de la multitude (comme multitude de singularités). Que peuvent bien vouloir dire ces affirmations, qu’y trouve-t-on de sensé... et n’est-ce pas un paradoxe insoluble que de prétendre que l’universel soit assujetti par une puissance corporelle singulière ? Mon cher Raúl, ce n’est pas ici le lieu ni le moment d’évoquer à nouveau les problématiques du singulier, de l’hecceitas, de l’existence en ce qu’elle a de « propre » - nous en avons vu de toutes les couleurs dans ce débat qui avait commencé par la perception du choc des atomes, de leur chute verticale sur le clinamen matérialiste de la singularisation, c’est-à-dire donc de la perception à la fois violente et paradoxale de la transversalité/hasard de toute puissance créative, et de sa liberté... irréductible. Et nous voilà à présent dans une situation analogue : une situation que nous appelons « post moderne ». Le postmoderne n’est finalement que cela : la singularité qui s’impose sur l’universalité, la corporéité qui émerge comme multitude irréductible, détentrice (et productrice) de sa propre loi. C’est cette corporéité singulière que l’art de la multitude (c’est-à-dire le caractère raisonnable des corps qui se sont réapproprié l’outil et qui en ont fait - à travers la pratique du réseau et de l’exode - leur prothèse) exalte. Ici, la singularité est plus importante que l’universel (que dis-je ? elle est bien autre chose autrement plus valorisante) ; et cette multitude qui prend la place de l’universel - et les corps qui la constituent - sont bien plus puissants que n’importe quelle forme de l’universel (l’universel : l’« humanité », le « droit », la « loi », le « Gattungs Wesen », et toutes les belles histoires qu’on a bien voulu nous raconter afin d’adapter les vieilles valeurs du pouvoir à la nouvelle expérience de la vie). Pourtant, il n’était pas difficile de dépasser ces positions, il n’était pas impossible de vivre ces paradoxes de manière positive... Si je repense à ma vie, à la vie de ma génération et à celle des générations qui se sont succédé autour de 1968 et après, je m’aperçois que toute notre expérience - dans le bien comme dans le mal - peut être résumée de la manière suivante : la tentative extrême et toujours recommencée de creuser dans l’expérience le sillon de la singularité contre l’universel, et de faire valoir les corps contre toute ascension vide, contre les déclarations misérables - et aujourd’hui vides - des « droits de l’homme » et de toute autre essence universelle qui sont immanquablement au fondement des guerres et des destructions en tout genre. Si ce paradoxe qui est au cœur de notre discussion existe donc, et s’il représente dans tous les cas un coup de poing dans la figure de tous ceux qui se placent dans l’« ancient rule », don’t worry ... c’est à nous qu’il revient de le résoudre - toujours à nouveau. Et c’est possible !

Mais la manière dont on vit et dont on produit de l’art aujourd’hui n’a-t-elle pas déjà dépassé tout cela ? L’hégémonie des corps ne s’est-elle pas imposée en première ligne ? Mon impression est à tel point vraie que ceux qui cherchaient une figure différente de l’art (c’est-à-dire une esthétique et non une poétique, un pouvoir sur le beau en lieu et place d’un discours productif de corps beaux et puissants) - ceux-là se cachent désormais et ne se reconnaissent plus que dans ces recoins obscurs que l’on appelle des musées, dans ces foires à l’empoigne que l’on appelle les marchés de l’art - salles de ventes et bordels -, et dans l’impressionnant narcissisme du monde des collectionneurs. La prostitution universelle de l’argent et de la spéculation contre la singularité de la production...

Raúl, mon ami, un dernier argument. Je crains que tu ne le prennes pour un discours romantique - moi je ne crois pas du tout qu’il le soit, tu vas voir pourquoi... L’argument est le suivant : dans la mesure où la nouvelle singularité construite devient un producteur singulier qui s’est incorporé les outils de la métamorphose du monde, elle n’a plus rien à faire avec l’universel, et plus généralement encore avec la nature. L’art, la poétique postmoderne des corps, est nécessairement contrenature. Non pas qu’elle le devienne : non pas qu’il faille donc suivre en la matière les diktats ambigus des avant-gardes, se gargariser de mots en -isme, déclamer des manifestes futuristes ou utopistes : non, la poétique postmoderne des corps est déjà contre nature. La nature, c’est la fatigue, la mort, la dépendance, la répétition : rien de cela ne correspond à la libre poésie de la création qui est celle de l’homme métamorphosé. Dans notre poésie, il y a également la tentative de vivre plus longtemps et de vaincre la mort - c’est-à-dire d’exalter la vie à travers des investissements plus importants dans les politiques de santé, dans le Welfare en général, dans les politiques écologiques... car ces « banalités » sont belles, alors que les « coupes budgétaires dans les dépenses publiques », les « équilibres monétaires et budgétaires » sont horribles... Voilà donc ce que signifie entre autres être contre la nature : contre cette maudite nature constituée d’atomes qui pleuvent tranquillement et répétitivement (bien que toujours accompagnés de la police, qu’elle soit laïque ou cléricale)... jusqu’à ce qu’une force poétique, un clinamen de multitudes très singulières prises dans une très singulière révolte ne casse tout avec des actes poétiques et ne transforme cette chute d’atomes en un acte d’amour. Amour pour les autres, amour de tout et pour tous. L’amour est le contraire de la nature. L’amour est une poésie collective, un produire et un aimer qui caractérise la multitude, un art. Et l’art est une multitude de singularités en mouvement, l’infinitude des mouvements qui poussent un corps dans les bras d’un autre ; et il en va toujours ainsi, car c’est comme cela, avec des accélérations indicibles qui accroissent la puissance de la mondanité, que s’accroît aussi celle de l’être singulier dans le monde productif.

Cher Raúl, je ne sais pas si j’ai réussi à te transmettre le sens de la révolution que nous avons vécue dans ces dernières décennies. Si l’art n’existe plus, c’est seulement dans la mesure où les corps se le sont réapproprié : car il est désormais vraiment partout dans les pratiques de la multitude. C’est dans les corps que l’art expérimente de nouvelles compositions métamorphiques - car qui sait ce que peut un corps ! L’art a donc cessé d’être une consolation et de représenter une polarité transcendante ou transcendantale - quelle qu’elle soit... L’art est la vie, l’incorporation, le travail... L’art n’est plus une conclusion ; c’est au contraire une prémisse. Sans joie, sans poésie, il n’y aura plus de révolution. Parce qu’encore une fois, l’art a anticipé la révolution.

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