Modèle de contrainte ou modélisation créative

24 mai 2004

Après Michel Foucault, et sans prétendre donner une interprétation historique générale des formations de pouvoir, on peut distinguer les sociétés de souveraineté, les sociétés de discipline et les sociétés de contrôle. Le souverain prélevait sa part sur les produits du travail humain à partir d’instances de pouvoir surplombant et surcodant des ensembles sociaux ayant conservé une certaine identité et autonomie territoriale- ethnies, villages, corporations.

La modélisation sociale restait ainsi relativement extérieure aux outils et aux dispositifs d’exploitation économique. Avec la discipline capitaliste la division du travail, le poids grandissant des machines énergétiques, les instruments sémiotiques régissant l’économie « déterritorialisent » les anciens groupes sociaux pour constituer des espaces productifs constituant autant de dispositifs d’enfermement matériels, institutionnels et mentaux. Le capitalisme remodélise le social dans ses moindres détails, depuis les appareils d’état, les équipements collectifs jusqu’aux comportements et affects individuels.

Pour sa part, la machine urbaine fonctionne comme une sorte de proto-ordinateur qui sécrète, au fur et à mesure de l’évolution des besoins du système, des oppositions duelles entre ses classes exploitées et ses « élites », ses citoyens garantis et ses exclus, ses normaux et ses fous.

A l’âge du contrôle généralisé, la modélisation se fait plus totalitaire et hégémonique. La production de subjectivité ne procède plus seulement par grands ensembles et par masses mais par une programmation moléculaire. Le catéchisme du nouveau Dieu logiciel ne se fait plus de bouche à oreille, mais directement sur les structures modulaires nerveuses et psychiques ? L’enfant tétant dès le berceau les schémas pilotes qui lui sont transmis par la télé et qui modélisent aussi bien sa perception, son imaginaire que ses valeurs de référence ; l’ouvrier étant pris dans les rouages de sites productifs assistés par ordinateur, par des commandes numériques de toutes sortes ; les comportements du consommateur et de l’électeur étant téléguidés en boucle de rétroaction par la publicité, les sondages et l’hypnose télévisuelle.

La société de contrôle est dominée par une sorte de pulsion déterministe collective qui, paradoxalement, n’en est pas moins minée de l’intérieur par une nécessité impérieuse de préserver un minimum de degrés de liberté, de créativité, d’inventivité, dans le domaine des sciences, des techniques, des arts, faute de quoi le système s’affaisserait dans une sorte d’inertie entropique.

Ce régime de modélisation programmée de l’extérieur n’est peut être qu’une phase appelée à s’effacer devant une modélisation réassumée de l’intérieur par des agencements collectifs d’énonciation qui développeraient svstématiquement cette dimension de créativité. Une telle évolution dépend, d’une part, du développement des sciences, des techniques et des arts et, d’autre part de la recomposition de pratiques sociales adéquates.

Prenons deux exemples. La théorie scientifique, conçue comme un corps de contraintes fermé sur lui-même, a déjà tendance à laisser place à des systèmes de modélisation évolutifs laissant totalement ouverts la définition de ses objets et le statut de ses procédures. Dans le domaine du film, de nouvelles technologies conduiront peut-être le spectateur à prendre une part active au spectacle, en commandant lui-même son angle de vue, sa position, ses gros plans, ses zooms, ses plongées. Ultérieurement il se positionnera comme spectateur-narrateur de l’action. Par exemple, il pourra, à son gré, changer de camp au cours d’un western ou d’une guerre comme celle du Golfe.