Deleuze

Morale, ou Ethique ?

« Voilà donc que l’Éthique, c’est-à-dire une typologie des modes d’existence immanents, remplace la Morale, qui rapporte toujours l’existence à des valeurs transcendantes. La morale, c’est le jugement de Dieu, le système du Jugement. Mais l’Éthique renverse le système du jugement. A l’opposition des valeurs (Bien-Mal), se substitue la différence qualitative des modes d’existence (bon-mauvais). L’illusion des valeurs ne fait qu’un avec l’illusion de la conscience : parce que la conscience est essentiellement ignorante, parce qu’elle ignore l’ordre des causes et des lois, des rapports et de leurs compositions, parce qu’elle se contente d’en attendre et d’en recueillir l’effet, elle méconnaît toute la Nature. Or il suffit de ne pas comprendre pour moraliser. Il est clair qu’une loi, dès que nous ne la comprenons pas, nous apparaît sous l’espèce morale d’un « Il faut ». Si nous ne comprenons pas la règle de trois, nous l’appliquons, nous l’observons comme un devoir. Si Adam ne comprend pas la règle du rapport de son corps avec le fruit, il entend la parole de Dieu comme une défense. Bien plus, la forme confuse de la loi morale a tellement compromis la loi de nature que le philosophe ne doit pas parler de loi de nature, mais seulement de vérités éternelles : « C’est par analogie que le mot de loi se voit appliqué aux choses naturelles, et communément, par loi, on n’entend pas autre chose qu’un commandement... . [1] » Comme dit Nietzsche à propos de la chimie, c’est-à-dire de la science des antidotes et des poisons, il faut se garder du mot loi, il a un arrière-goût moral. »

[1Spinoza, Traité théologico-politique, chap.4

Gilles Deleuze, Spinoza, philosophie pratique, pp.35-36