Désir, plaisir et manque
En parlant de désir, nous ne pensions pas plus au plaisir et à ses fêtes. Certainement le plaisir est agréable, certainement nous y tendons de toutes nos forces. Mais, sous la forme la plus aimable ou la plus indispensable, il vient plutôt interrompre le processus du désir comme constitution d’un champ d’immanence. Rien de plus significatif que l’idée d’un plaisir-décharge ; le plaisir obtenu, on aurait au moins un peu de tranquillité avant que le désir renaisse : il y a beaucoup de haine, ou de peur à l’égard du désir, dans le culte du plaisir. Le plaisir est l’assignation de l’affect, l’affection d’une personne ou d’un sujet, il est le seul moyen pour une personne de « s’y retrouver » dans le processus de désir qui la déborde. Les plaisirs, même les plus artificiels, ou les plus vertigineux, ne peuvent être que de re-territorialisation. Si le désir n’a pas le plaisir pour norme, ce n’est pas au nom d’un Manque intérieur qui serait impossible à combler, mais au contraire en vertu de sa positivité, c’est-à-dire du plan de consistance qu’il trace au cours de son procès. C’est la même erreur qui rapporte le désir à la Loi du manque et à la Norme du plaisir. C’est quand on continue de rapporter le désir au plaisir, à un plaisir à obtenir, qu’on s’aperçoit du même coup qu’il manque essentiellement de quelque chose. Au point que, pour rompre ces alliances toutes faites entre désir-plaisir-manque, nous sommes forcés de passer par de bizarres artifices, avec beaucoup d’ambiguïté. Exemple, l’amour courtois, qui est un agencement de désir lié à la fin de la féodalité. Dater un agencement, ce n’est pas faire de l’histoire, c’est lui donner ses coordonnées d’expression et de contenu, noms propres, infinitifs-devenirs, articles, heccéités. (Ou bien c’est cela, faire de l’histoire ?) Or il est bien connu que l’amour courtois implique des épreuves qui repoussent le plaisir, ou du moins repoussent la terminaison du coït. Ce n’est certes pas une manière de privation. C’est la constitution d’un champ d’immanence, où le désir construit son propre plan, et ne manque de rien, pas plus qu’il ne se laisse interrompre par une décharge qui témoignerait de ce qu’il est trop lourd pour lui-même. L’amour courtois a deux ennemis, qui se confondent : la transcendance religieuse du manque, l’interruption hédoniste qu’introduit le plaisir comme décharge. C’est le processus immanent du désir qui se remplit de lui-même, c’est le continuum des intensités, la conjugaison des flux, qui remplacent et l’instance-loi, et l’interruption-plaisir. Le processus du désir est nommé « joie », non pas manque ou demande. Tout est permis, sauf ce qui viendrait rompre le processus complet du désir, l’agencement. Qu’on ne dise pas que c’est de la Nature : il faut au contraire beaucoup d’artifices pour conjurer le manque intérieur, le transcendant supérieur, l’extérieur apparent. Ascèse, pourquoi pas ? L’ascèse a toujours été la condition du désir, et non sa discipline ou son interdiction. Vous trouverez toujours une ascèse si vous pensez au désir. Or il a fallu « historiquement » qu’un tel champ d’immanence soit possible à tel moment, à tel endroit. L’amour proprement chevaleresque n’avait été possible que lorsque deux flux s’étaient conjugués, flux guerrier et érotique, au sens où la vaillance donnait droit à l’amour. Mais l’amour courtois exigeait un nouveau seuil où la vaillance devenait elle-même intérieure à l’amour, et où l’amour incluait l’épreuve [1].