Autrui est l’expression d’un monde possible.

3 décembre 2007

Le premier effet d’autrui, c’est, autour de chaque objet que je perçois ou de chaque idée que je pense, l’organisation d’un monde marginal, d’un manchon, d’un fond, où d’autres objets, d’autres idées peuvent sortir suivant des lois de transition qui règlent le passage des uns aux autres. Je regarde un objet, puis je me détourne, je le laisse rentrer dans le fond, en même temps que sort du fond un nouvel objet de mon attention. Si ce nouvel objet ne me blesse pas, s’il ne vient pas me heurter avec la violence d’un projectile (comme lorsqu’on se cogne contre quelque chose qu’on n’a pas vu), c’est parce que le premier objet disposait de toute une marge où je sentais déjà la préexistence des suivants, de tout un champ de virtualités et de potentialités que je savais déjà capable de s’actualiser. Or un tel savoir ou sentiment de l’existence marginale n’est possible que par autrui. « Autrui est pour nous un puissant facteur de distraction, non seulement parce qu’il nous dérange sans cesse et nous arrache à notre pensée intellectuelle, mais aussi parce que la seule possibilité de sa survenue jette une vague lueur sur un univers d’objets situés en marge de notre attention, mais capable à tout instant d’en devenir le centre. » [1] La partie de l’objet que je ne vois pas, je la pose en même temps comme visible pour autrui ; si bien que, lorsque j’aurai fait le tour pour atteindre à cette partie cachée, j’aurai rejoint autrui derrière l’objet pour en faire une totalisation prévisible. Et les objets derrière mon dos, je les sens qui bouclent et forment un monde, précisément parce que visibles et vus par autrui. Et cette profondeur pour moi, d’après laquelle les objets empiètent ou mordent les uns sur les autres ; et se cachent les uns derrière les autres, je la vis aussi comme étant une largeur possible pour autrui, largeur où ils s’alignent et se pacifient (du point de vue d’une autre profondeur). Bref, autrui assure les marges et transitions dans le monde. Il est la douceur des contiguïtés et des ressemblances. Il règle les transformations de la forme et du fond, les variations de profondeur. Il empêche les assauts par-derrière. Il peuple le monde d’une rumeur bienveillante. Il fait que les choses se penchent les unes vers les autres, et de l’une à l’autre trouvent des compléments naturels. Quand on se plaint de la méchanceté d’autrui, on oublie cette autre méchanceté plus redoutable encore, celle qu’auraient les choses s’il n’y avait pas d’autrui. Il relativise le non-su, le non-perçu ; car autrui pour moi introduit le signe du non-perçu dans ce que je perçois, me déterminant à saisir ce que je ne perçois pas comme perceptible pour autrui. En tous ces sens, c’est toujours par autrui que passe mon désir, et que mon désir reçoit un objet. Je ne désire rien qui ne soit vu, pensé, possédé par un autrui possible. C’est là le fondement de mon désir. C’est toujours autrui qui rabat mon désir sur l’objet.

Que se passe-t-il quand autrui fait défaut dans la structure du monde ? Seule règne la brutale opposition du soleil et de la terre, d’une lumière insoutenable et d’un abîme obscur : « la loi sommaire du tout ou rien ». Le su et le non-su, le perçu et le non-perçu s’affrontent absolument, dans un combat sans nuances ; « ma vision de l’île est réduite à elle-même, ce que je n’en vois pas est un inconnu absolu, partout où je ne suis pas actuellement règne une nuit insondable » [2]. Monde cru et noir, sans potentialités ni virtualités : c’est la catégorie du possible qui s’est écroulée. Au lieu de formes relativement harmonieuses sortant d’un fond pour y rentrer suivant un ordre de l’espace et du temps, plus rien que des lignes abstraites, lumineuses et blessantes, plus rien qu’un sans-fond, rebelle et happant. Rien que des Éléments. Le sans-fond et la ligne abstraite ont remplacé le modelé et le fond. Tout est implacable. Ayant cessé de se tendre et de se ployer les uns vers les autres, les objets se dressent menaçants ; nous découvrons alors des méchancetés qui ne sont plus celles de l’homme. On dirait que chaque chose, ayant déposé son modelé, réduite à ses lignes les plus dures, nous gifle ou nous frappe par-derrière. L’absence d’autrui, c’est quand on se cogne, et que nous est révélée la vitesse stupéfiante de nos gestes. (...) Il n’y a plus de transitions ; finie la douceur des contiguïtés et des ressemblances qui nous permettaient d’habiter le monde. Plus rien ne subsiste que des profondeurs infranchissables, des distances et des différences absolues, ou bien au contraire d’insupportables répétitions, comme des longueurs exactement superposées.

En comparant les premiers effets de sa présence et ceux de son absence, nous pouvons dire ce qu’est autrui. Le tort des théories philosophiques, c’est de le réduire tantôt à un objet particulier, tantôt à un autre sujet (et même une conception comme celle de Sartre se contentait, dans L’Être et le Néant, de réunir les deux déterminations, faisant d’autrui un objet sous mon regard, quitte à ce qu’il me regarde à son tour et me transforme en objet). Mais autrui n’est ni un objet dans le champ de ma perception ni un sujet qui me. Perçoit : c’est d’abord une structure du champ perceptif, sans laquelle ce champ dans son ensemble ne fonctionnerait pas comme il le fait. Que cette structure soit effectuée par des personnages réels, par des sujets variables, moi pour vous, et vous pour moi, n’empêche pas qu’elle préexiste, comme condition d’organisation en général, aux termes qui l’actualisent dans chaque champ perceptif organisé - le vôtre, le mien. Ainsi Autrui-a priori comme structure absolue fonde la relativité des autruis comme termes effectuant la structure dans chaque champ. Mais quelle est cette structure ? C’est celle du possible. Un visage effrayé, c’est l’expression d’un monde possible effrayant, ou de quelque chose d’effrayant dans le monde, que je ne vois pas encore. Comprenons que le possible n’est pas ici une catégorie abstraite désignant quelque chose qui n’existe pas : le monde possible exprimé existe parfaitement, mais il n’existe pas (actuellement) hors de ce qui l’exprime. Le visage terrifié ne ressemble pas à la chose terrifiante, il l’implique, il l’enveloppe comme quelque chose d’autre, dans une sorte de torsion qui met l’exprimé dans l’exprimant. Quand je saisis à mon tour et pour mon compte la réalité de ce qu’autrui exprimait, je ne fais rien qu’expliquer autrui, développer et réaliser le monde possible correspondant. Il est vrai qu’autrui donne déjà une certaine réalité aux possibles qu’il enveloppe : en parlant, précisément. Autrui, c’est l’existence du possible enveloppé. Le langage, c’est la réalité du possible en tant que tel. Le moi, c’est le développement, l’explication des possibles, leur processus de réalisation dans l’actuel. D’Albertine aperçue, Proust dit qu’elle enveloppe ou exprime la plage et le déferlement des flots : « Si elle m’avait vu, qu’avais-je pu lui représenter ? Du sein de quel univers me distinguait-elle ? » L’amour ; la jalousie seront la tentative de développer, de déplier ce monde possible nommé Albertine. Bref, autrui comme structure, c’est l’expression d’un monde possible, c’est l’exprimé saisi comme n’existant pas encore hors de ce qui l’exprime.


[1Tournier, Vendredi ou les limbes du Pacifique, Gallimard, folio, p. 36.

[2Ibid., p.54

Dans la même rubrique

11 mars 2017

La philosophie sert à attrister

Lorsque quelqu’un demande à quoi sert la philosophie, la réponse doit être agressive, puisque la question se veut ironique et mordante. La philosophie ne sert pas à l’État ni à l’Église, qui ont d’autres soucis. Elle ne sert aucune puissance (…)

21 septembre 2011

A chaque société correspond un type de machines

Il est facile de faire correspondre à chaque société des types de machines, non pas que les machines soient déterminantes, mais parce qu’elles expriment les formes sociales capables de leur donner naissance et de s’en servir. Les vieilles (…)

1er décembre 2007

Morale, ou Ethique ?

« Voilà donc que l’Éthique, c’est-à-dire une typologie des modes d’existence immanents, remplace la Morale, qui rapporte toujours l’existence à des valeurs transcendantes. La morale, c’est le jugement de Dieu, le système du Jugement. Mais (…)

12 septembre 2005

La contradiction de l’amour

Lisez aussi : Autrui est l’expression d’un monde possible..
Devenir amoureux, c’est individualiser quelqu’un par les signes qu’il porte ou qu’il émet. C’est devenir sensible à ces signes, en faire l’apprentissage (...). Il se peut que l’amitié (…)

7 septembre 2004

L’opinion dans son essence est volonté de majorité

Ce que l’opinion propose, c’est un certain rapport entre une perception extérieure comme état d’un sujet et une affection intérieure comme passage d’un état à un autre (exo et endo-référence). Nous dégageons une qualité supposée commune à (…)

3 décembre 2003

Qu’est-ce que l’acte de création ?

Conférence donnée dans le cadre des mardis de la fondation Femis, le 17 Mai 1987. Source : Webdeleuze
Je voudrais, moi aussi, poser des questions. Et en poser à vous, et en poser à moi-même. Ce serait, heu..., ce serait du genre : qu’est-ce (…)

4 octobre 2003

Post-scriptum sur les sociétés de contrôle

voyez : Modèle de contrainte ou modélisation créative ;
et complétez par : Pourquoi obéit-on ?.
Historique
Foucault a situé les sociétés disciplinaires aux XVIIIè et XIXè siècles ; elles atteignent à leur apogée au début du XXè. Elles (…)

16 septembre 2003

Désir, plaisir et manque

En parlant de désir, nous ne pensions pas plus au plaisir et à ses fêtes. Certainement le plaisir est agréable, certainement nous y tendons de toutes nos forces. Mais, sous la forme la plus aimable ou la plus indispensable, il vient plutôt (…)

12 septembre 2003

Désir et plaisir

A
Une des thèses essentielles de S. et P. concernait les dispositifs de pouvoir. Elle me semblait essentielle à trois égards :
1/ en elle-même et par rapport au « gauchisme » : profonde nouveauté politique de cette conception du pouvoir, par (…)

15 août 2003

Différence entre fascisme et totalitarisme

J’ai essayé de dire plusieurs fois à quel point le fascisme et le totalitarisme n’étaient pas du tout la même chose. Ce que je vais vous dire peut vous paraître un peu mystique : le fascisme est typiquement un processus, ou une ligne de fuite, (…)

12 août 2003

On a de l’herbe dans la tête, et pas un arbre.

Les Anglais, les Américains n’ont pas la même manière de recommencer que les Français. Le recommencement français, c’est la table rase, la recherche d’une première certitude comme d’un point d’origine, toujours le point ferme. L’autre manière de (…)

Un message, un commentaire ?

modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par les responsables.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.

Lien hypertexte

(Si votre message se réfère à un article publié sur le Web, ou à une page fournissant plus d’informations, vous pouvez indiquer ci-après le titre de la page et son adresse.)

Ajouter un document