"Mystères de l’Univers", par Etienne Klein
Une révolution discrète s’est déroulée au cours du XXe siècle : toutes les disciplines scientifiques ont pris acte que les objets qu’elles étudient n’ont pas toujours été tels que nous les observons aujourd’hui.
La Terre n’a pas toujours existé, et la vie n’y a pas toujours été présente. Les étoiles ne sont pas immuables : elles se forment, évoluent, se transforment. Les atomes eux-mêmes ont une histoire : l’Univers primordial ne contenait encore que des particules élémentaires furieusement agitées.
La description de l’Univers est apparue comme un grand récit s’étendant sur 13,7 milliards d’années : dans sa phase primordiale, l’Univers était très dense et très chaud ; depuis, il ne cesse de se dilater et de se refroidir, à un rythme dont on a récemment constaté l’accélération ; l’agglomération de particules élémentaires a d’abord engendré les protons et les neutrons, qui sont les premiers systèmes structurés à être apparus.
Ces premières briques se sont ensuite assemblées pour former les premiers noyaux d’atomes, lesquels se sont associés aux électrons pour former les atomes les plus légers ; la gravitation a rassemblé cette matière éparse pour former les étoiles dont la lumière a inondé peu à peu l’Univers, et les réactions nucléaires se déroulant en leur sein ont engendré la plupart des noyaux atomiques, etc.
Ce récit est original, inédit, en rupture avec toutes les cosmogonies traditionnelles. D’ailleurs qui, avant la physique moderne, aurait pu le raconter ? Mais dans le prolongement de cette narration à rebrousse-temps, on se persuade que les sciences sont devenues capables de saisir l’origine même de l’Univers.
Pourtant, la prudence devrait s’imposer. Car lorsqu’on écoute les physiciens dissertant sur l’origine de telle ou telle chose, on découvre qu’il n’est jamais question de genèse proprement dite. Ils parlent surtout - et en fait seulement - de généalogies, de métamorphoses, de structurations de constituants élémentaires en systèmes plus complexes.
Par exemple, ils expliquent que les atomes sont fils des étoiles, qui sont elles-mêmes filles de nuages de poussières, dont la matière provient quant à elle des phases les plus chaudes et les plus anciennes de l’Univers... En d’autres termes, ils n’évoquent jamais que des transitions d’un état à un autre, des processus permettant de comprendre l’apparition d’un nouvel objet, le commencement de son histoire.
Toutes prodigieuses qu’elles soient, ces descriptions n’incluent jamais un "instant zéro", encore moins quoi que ce soit qui l’aurait précédé ou qui pourrait être sa cause. Décliner la succession des métamorphoses qui ont jalonné l’évolution cosmique n’équivaut donc pas à dévoiler l’intégralité de sa genèse. D’ailleurs, l’"âge de l’Univers" qu’évoquent les cosmologues ne court pas depuis sa création, mais seulement depuis la plus ancienne étape à laquelle leurs équations aient accès.
Force est donc de constater que les sciences ne saisissent jamais que des origines relatives, c’est-à-dire des mécanismes d’émergence, des contextes de première apparition. S’agissant de l’Univers, elles invoquent toujours une cuisse de Jupiter constituée des ingrédients préalables dont elles doivent disposer pour approcher la question de son origine : ce peut être le vide quantique, l’explosion d’un trou noir primordial, ou n’importe quoi d’autre. L’important, c’est de noter qu’il est toujours question de quelque chose, jamais de rien.
Du coup, le commencement en question n’est plus un commencement ex nihilo : en tant que conséquence de ce qui l’a précédé, il constitue plutôt un achèvement. Et pour progresser d’un pas supplémentaire, il n’y a pas d’autre moyen que d’invoquer une nouvelle cuisse de Jupiter, puis une autre, et ainsi de suite, sans jamais mettre la main sur la cuisse originelle, la mère de toutes les cuisses.
C’est pourquoi la science persiste à buter sur la notion d’origine prise dans son sens absolu, c’est-à-dire considérée comme le passage du non-être (rien, absolument rien n’existe) à l’être (quelque chose est). Cela vient de ce qu’elle a besoin, pour se construire, d’un "déjà-là", d’un point de départ explicite, constitué de principes, de lois ou d’objets.
Or l’origine absolue ne fait pas partie du déjà-là puisqu’elle correspond à l’émergence d’une chose en l’absence de toute autre chose : rien n’est encore, absolument rien, puis, soudain, quelque chose advient. Comment la science pourrait-elle se saisir d’une telle singularité ? Personne ne le sait, et c’est pourquoi la question de l’origine de l’Univers demeure une question impossible.
Et même si de futures théories physiques nous permettaient un jour d’y répondre, nous nous demanderions aussitôt, puis indéfiniment : qu’est-ce qui est à l’origine des lois que contiennent ces théories ? Et à l’origine de l’origine de ces lois ? Ironique avec elle-même, la question du début est donc une question sans fin. Alors restons modestes, et admettons que l’origine de l’Univers - si origine il y a eu - demeure un mystère qu’aucune forme de discours ne peut prétendre saisir.