Philosophie et surréalisme
Avant-propos
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Philosophie du surréalisme ne veut pas, du reste, signifier philosophie surréaliste. On objecterait trop aisément que les surréalistes ne sont pas philosophes au sens strict : c’est essentiellement par la poésie et la peinture qu’ils se sont exprimés. Et notre temps n’est sans doute que trop porté à confondre philosophie et art. Mais il confond bien aisément, aussi, la philosophie et les sciences. Or, pour distinguer celle-là de celles-ci, il faut apercevoir que la philosophie est démarche de l’homme tout entier, et non système de l’objet. Il n’est pas douteux, en ce sens, que la recherche surréaliste ait quelque chose d’à la fois non littéraire et non scientifique, qu’elle vise à l’observation et à l’exploration de domaines négligés par la physique comme par les arts : ses procédés sont aussi irréductibles aux méthodes rationnelles qu’à l’expression proprement esthétique. En outre, le surréalisme comporte une véritable théorie de l’amour, de la vie, de l’imagination, des rapports de l’homme et du monde. Tout cela suppose une philosophie, que je me suis efforcé d’isoler et de dégager. Qu’on ne s’étonne point, dès lors, que, sans me limiter à lui, j’aie accordé une attention toute particulière à André Breton qui, du mouvement surréaliste, a été, plus encore que le chef, la conscience intellectuelle et réfléchie. Certes, je regrette de ne pas donner ici à d’autres toute la place qu’en des domaines différents ils méritent, et de ne pas déterminer ce qu’André Breton lui-même leur doit : je n’oublie pas que le surréalisme n’est pas né du seul André Breton, et que celui-ci a prétendu, non créer et définir la vérité surréaliste, mais plutôt l’exprimer et lui être fidèle. Mais c’est dans son oeuvre que cette vérité atteint sa plus grande clarté.
Au reste, la définition même du surréalisme deviendrait malaisée si on le distinguait de l’ensemble des idées exprimées par Breton. A se demander qui a vraiment été, et qui n’a pas été surréaliste, on aboutirait à d’insolubles querelles, qui risqueraient fort de n’être que des querelles de mots, toute référence à un « en soi » du surréalisme étant, bien entendu, impossible. Ceux mêmes qui se sont séparés de Breton ayant, en général, cessé de se dire surréalistes, il m’a semblé que l’on pouvait considérer la pensée de Breton comme l’essence et la norme de la philosophie du surréalisme sans faire tort à personne. Les idées de chacun de ceux qui ont quitté le « groupe » surréaliste, n’en demanderaient pas moins (les études particulières. Il serait d’un vif intérêt de faire la part, dans les conceptions de Salvador Dali ou de Miro, de ce qui revient, de ce qui échappe au surréalisme. Il y a un humour surréaliste chez Raymond Queneau, une fantaisie surréaliste chez Jacques Prévert. Bien plus : la beauté surréaliste se retrouve dans les oeuvres d’auteurs qui n’ont eu, avec le mouvement surréaliste, aucun rapport : l’atmosphère des récits de Kafka, étranges, à demi surnaturels, et si malaisément explicables par une consciente intention de leur auteur est, sur plus d’un point, comparable à l’atmosphère du surréalisme, et l’émotion que cause en nous, dans La Clé de Yassu Gauclère, le bouleversant chapitre intitulé : « Les deux lettres » est celle même des rencontres et du hasard objectif. Je ne pouvais songer à étendre l’examen à tant de questions.
Cet ouvrage n’est donc, à aucun degré, une étude d’histoire littéraire. Le surréalisme y est considéré dans son effort vers la seule vérité. Sans doute Breton a-t-il parlé, au début du Second Manifeste, de « l’absurde distinction du beau et du laid, du vrai et du faux, du bien et du mal ». Mais il dit aussi, dans son Enquête sur l’amour, que la « poursuite de la vérité » est « à la base de toute activité valable », et son oeuvre est traversée d’appels incessants à la moralité, à la beauté : Breton ne s’indigne donc, contre ce que l’on a coutume d’appeler beau, vrai et bien, qu’au nom d’un beau, d’un vrai, d’un bien qu’il juge plus authentiques. Et si, pour réaliser l’homme, il s’élève contre tous les dualismes, sa fidélité à l’expérience humaine, sa sincérité, sa lucidité l’amènent, en bien des cas, à retrouver les vérités que les philosophies dualistes ont mises en lumière. Enfin, se disant l’ennemi de la métaphysique, Breton parvient souvent, par les voies qui lui sont propres, aux vérités qu’elle enseigne : car le surréalisme, soucieux de libération totale, ne fait jamais tout à fait sienne l’idée selon laquelle la conscience est, dans le temps, devenue malheureuse, et peut donc échapper à son malheur. S’il insiste sur l’aliénation sociale, s’il espère du futur le salut, le surréalisme aperçoit aussi que le malheur de la conscience n’est pas seulement lié à son histoire, mais à son éternelle condition. Sa prise de conscience de l’homme le conduit ainsi, sur bien des points, à retrouver l’esprit de la métaphysique et à s’opposer, en tout cas, au courant d’une époque où nul ne se soucie plus de l’absence essentielle, où chacun mesure son espoir à ce que peut réaliser demain, la force et le fait devenant alors les normes de l’action. Le surréalisme, qui refuse tout au-delà distinct de ce monde, et professe une doctrine de l’immanence, n’en est pas moins, en ce qu’il disqualifie le Monde objectif, le messager de quelque transcendance.
(…)
Sur l’écriture automatique
Il s’agit d’écrire, sans sujet préconçu et sans contrôle logique, esthétique ou moral, (le laisser s’extérioriser tout ce qui, en nous, tend à devenir langage, et s’en trouve normalement empêché par notre surveillance consciente. Car tout, en nous, est discours et tendance au discours : mais notre conscience réduit nos discours à ceux qu’elle inspire et contrôle, faisant de notre vie, de nos angoisses, (le nos gestes, un langage incompris et solitaire, d’autant plus désespéré qu’il ne se reconnaît plus lui-même comme langage. Par l’écriture automatique, Breton prétend libérer et manifester ce discours essentiel qu’est l’homme. Cette méthode incline le surréalisme vers la science, en laquelle seule, en effet, on peut vraiment parler de méthode, d’universalité et de révélation d’un logos jusqu’alors caché. Et, cédant, de ce fait, aux nécessaires postulats de toute science, Breton objective sa fin, et parle du « fonctionnement réel » de la pensée, que selon lui l’écriture automatique permettrait de mettre en lumière. Car le Manifeste définit ainsi le surréalisme : « Automatisme psychique pur par lequel on se propose d’exprimer, soit verbalement, soit par écrit, soit de toute autre manière, le fonctionnement réel de la pensée »... « le surréalisme repose sur la croyance à la réalité supérieure de certaines formes d’associations négligées jusqu’à lui... » [1].
Pourquoi, cependant, le fonctionnement inconscient de la pensée est-il dit plus réel que son fonctionnement rationnel ? Comment « certaines formes d’associations » posséderaient-elles une « réalité supérieure » à celle de l’enchaînement logique ou de l’attention ? On ne saurait, semble-t-il, fournir à ces questions de réponse vraiment satisfaisante, et il semble bien que le vocabulaire de Breton, voulant être scientifique, soit inadéquat. Monnerot, justement étonné par l’expression « fonctionnement réel », suggère de substituer au terme « réalité » le terme « valeur ». Breton renvoie, écrit-il, « à une hiérarchie des valeurs dressée contre l’abandon de certaines propriétés humaines qui ne sont plus guère à l’honneur... ». Et il ajoute : « Il n’est que trop certain qu’un discours intérieur ou qu’un flux d’images fait d’avance en nous, malgré nous, sans nous, ne saurait sans paralysante confusion se nommer pensée, être reconnu supérieur en principes à tout ce qui se produit autrement... Si l’obscur n’enveloppe pas ce qu’il y a de plus précieux, si l’opprimé ne vaut pas plus que ce qui l’opprime, que reste-t-il de l’obscur et de l’opprimé, de leur prétention au suprême empire sur nos âmes ? ... [2] » Sans accepter davantage l’expression « fonctionnement réel de la pensée », (née sans doute sous l’influence d’une conception de la psychanalyse accordant à l’inconscient une « réalité » ontologique que la conscience claire posséderait à un moindre degré), je crois que l’on pourrait répondre à la profonde question de Monnerot, en substituant aux illusoires degrés de réalité de la pensée les degrés de réalité des mondes auxquels la pensée renvoie. Sans doute, en effet, la pensée automatique est-elle dite plus réelle parce qu’elle participe à la poésie, laquelle à son tour révèle le monde de la surréalité, monde auquel, dans le Manifeste, Breton accorde la « réalité absolue », et cette fois légitimement dans la mesure où ce monde lui paraît opérer la synthèse du monde visible et du monde imaginaire [3].
(pp.42-44)
SURRÉALISME ET MARXISME.
« Transformer le monde, a dit Marx, changer la vie, a dit Rimbaud, ces deux mots d’ordre pour nous n’en font qu’un [4]. » Cette phrase termine le discours que Breton devait prononcer (et fut empêché de prononcer) au congrès des écrivains révolutionnaires, tenu à Paris en juin 1935. Et, dans son dialogue avec Aimé Patri à propos de L’Homme révolté de Camus [5], André Breton déclare que « toute la démarche psychologique du surréalisme a été guidée » par un tel « souci d’unification ». Breton afferme ainsi, comme l’objet de sa volonté essentielle, la réalisation de l’unité de l’homme par la rencontre des deux voies opposées où nous engage notre désir : celle de l’imaginaire, de la poésie, et peut-être de la folie, celle de la science, de l’activité pratique et de la réalisation politique. Mais vouloir, même de toutes ses forces, unifier ces deux voies n’est pas nécessairement réussir à opérer cette unification, ni même démontrer qu’elle est possible. La volonté du surréalisme a-t-elle ici d’autres motifs de confiance que ceux qu’elle peut découvrir dans le désir lui-même, dans l’exigence humaine qui, semblable à soi, se trouve à l’origine de la démarche de Rimbaud et de celle de Marx ? Le surréalisme se veut fidèle à la totalité de ce désir initial, pourtant déjà contradictoire et tendu. Pourra-t-il suivre pour autant les deux voies opposées où il nous engage ? Certes, la fin du marxisme, la fin de la poésie surréaliste ne sont qu’une : la libération de l’homme. Mais Breton dit lui-même : « A mes yeux la fin en toute chose est bien moins ce pourquoi elle se donne que ce que les moyens employés pour l’atteindre la font [6]. » Or les moyens qu’emploie le désir pour atteindre ses fins diffèrent fondamentalement selon qu’il se soumet, ou non, à la raison. Selon le mot célèbre de Bacon : « On ne commande à la Nature qu’en obéissant à ses lois. » Telle est la voie de la technique ; elle suppose l’attente, elle remet à plus tard la jouissance de sa fin, elle accepte de se plier aux nécessités des choses, elle s’efforce de connaître ces nécessités, elle modèle, selon leur structure, son action. On reconnaît ici la nature du travail, et de la politique, et l’on comprend pourquoi le marxisme, qui est une théorie politique, devait voir dans le travail le rapport fondamental de l’homme et de la Nature. Mais le désir peut prendre une autre route, celle de l’imaginaire. Il déréalise alors ce monde, oublie ses lois, et se satisfait en changeant la façon même dont il l’appréhende : voici la voie de l’émotion, du rêve, de la rêverie, de la poésie et du délire. L’opposition des deux voies où nous engage le désir crée dans le surréalisme une tension douloureuse entre l’exigence politique d’action efficace et l’exigence de libération totale à l’égard de toute contrainte. Car s’il y a des hommes qui sont venus à la révolution par la réflexion sur l’histoire ou l’économie, Breton n’est pas de ceux-là. Son point de départ est la révolte pure, l’émotion violente et, comme il le dit, « la détente, l’exaltation et la fierté » que lui causa, alors qu’il était enfant, « la découverte », dans un cimetière où on l’avait conduit, « d’une simple table de granit gravée en capitales rouges de la superbe devise : NI DIEU NI MAITRE [7]. » Il a longtemps choisi le drapeau rouge, mais continue « à frémir plus encore » à l’évocation du drapeau noir [8]. « Ouvrez les prisons, licenciez l’armée », disait le numéro 2 de La Révolution surréaliste. « Et guerre au travail », ajoutait le numéro 4 [9]. L’une des justifications de l’écriture automatique, donnée en 1933, sera encore le refus de « corriger » et de « se corriger » [10], et donc le rejet de toute contrainte et de tout ordre.
Cependant, je ne crois pas que ce soit à cette tension que le surréalisme marxiste ait succombé : à la séparation des. surréalistes et des communistes on a trop souvent proposé, comme facile explication, l’incompatibilité de l’action et d’une révolte conduisant à l’évasion du rêve. C’est oublier que l’affirmation surréaliste de l’unité profonde du rêve et de l’action ne signifie pas la réduction pure et simple de l’action au rêve, négliger les efforts admirables que les surréalistes n’ont cessé de tenter pour atteindre l’efficacité, sous-estimer la volonté révolutionnaire qui conduisit, par exemple, le poète Benjamin Péret à prendre les armes, et à se battre en Espagne. En vérité, s’il avait existé un parti à la fois révolutionnaire et non totalitaire, je veux dire ne prétendant pas régenter toutes les formes de l’activité spirituelle, le surréalisme y aurait assurément trouvé place : ce parti, en tout cas, les surréalistes l’ont toujours avidement cherché ; les rencontres de Breton et de Trotsky [11], aussi bien que la nostalgie qu’exprime l’Ode à Charles Fourier [12] en témoignent. Arcane 17 évoque avec regret le temps où « toutes sortes de déchirements au sein du prolétariat ne s’étaient pas encore produits » [13], et l’on peut dire que ce ne fut pas la faute de Breton si une activité proprement politique lui fut toujours impossible. Non, Breton n’a pas fui devant les difficultés que la vie réelle oppose à l’espoir du merveilleux. S’il a maintenu, contre certains marxistes, qu’il y a, entre l’homme et la Nature, d’autres rapports fondamentaux que le travail, il n’a pas méconnu l’aliénation de l’homme en un travail dont le fruit lui échappe, et qui le transforme en objet. Mais d’autres sujets de désaccord, et ceux-là irréductibles, demeuraient entre la philosophie implicite du surréalisme et la doctrine marxiste. Le surréalisme croit à la liberté de l’esprit. « Parmi tant de disgrâces dont nous héritons, dit le Manifeste, il faut bien reconnaître que la plus grande liberté d’esprit nous est laissée [14]. » Descartes trouvait la preuve de notre liberté dans l’expérience que nous en avons, Breton découvre la preuve de la liberté de son esprit en sa révolte même : le fait que l’homme juge la matière et l’histoire ne prouve-t-il pas que son esprit est supérieur à la matière et à l’histoire ? On retrouve ici, comme condition première et nécessaire de l’émancipation de l’esprit, la négation surréaliste de toute réalité pouvant, du dehors, et sans qu’il en ait conscience, contraindre l’esprit : comme il a refusé la transcendance de Dieu, Breton refuse celle de la Matière, de l’Histoire, de la Société, de tout en-soi posé comme radicalement antérieur à la conscience, et la rendant esclave. Il ne peut donc admettre, même dans le problématique espoir d’une libération de l’esprit renvoyée à la fin des temps, ce primat de la matière qu’affirment dogmatiquement les marxistes, ni l’explication intégrale de l’individu, et de ses pensées, par l’histoire et la société. A ce sujet, Rupture inaugurale, texte signé, en 1947, par les membres du nouveau groupe surréaliste, contient une pertinente critique du matérialisme historique, et démontre l’indépendance, au moins relative, de la vie de la pensée par rapport à ses conditionnements économiques : « La doctrine morale du Christianisme, sanctionnée dans tous les pays civilisés par un commun et constant droit profane, s’exprime dans le Décalogue qui demeure l’essentiel de la révélation mosaïque. Les marxistes devraient en déduire qu’il ne s’est produit aucun, changement important dans le domaine de l’économie depuis que Moise fut appelé au sommet du Sinaï. La logique d’Aristote - pour quitter le terrain des mœurs - n’est plus celle d’Héraclite, mais elle est encore celle de Kant. Les marxistes en déduiront-ils qu’entre Héraclite et Aristote il y eut des modifications de l’économie plus importantes qu’entre Aristote et Kant ? [15] » En ceci, les principes de la pensée surréaliste et ceux de la pensée marxiste s’opposent radicalement.
(pp.80-84)