Hobbes

Des deux premières lois naturelles et des contrats (Léviathan, chapitre 14)

voyez le chapitre précédent : De la condition naturelle des hommes en ce qui concerne leur félicité et leur misère (Léviathan, chap.13).

Le droit de nature et la liberté

LE DROIT DE NATURE, que les auteurs appellent généralement jus naturale, est la liberté qu’a chacun d’user comme il le veut de son pouvoir propre, pour la préservation de sa propre nature, autrement dit de sa propre vie, et en conséquence de faire tout ce qu’il considérera, selon son jugement et sa raison propres, comme le moyen le mieux adapté à cette fin.

On entend par LIBERTÉ, selon la signification propre de ce mot, l’absence d’obstacles extérieurs, lesquels peuvent souvent enlever à un homme une part du pouvoir qu’il a de faire ce qu’il voudrait, mais ne peuvent l’empêcher d’user du pouvoir qui lui est laissé, conformément à ce que lui dicteront son jugement et sa raison.

Qu’est-ce qu’une loi de nature ; le droit et la loi

UNE LOI DE NATURE (lex naturalis) est un précepte, une règle générale, découverte par la raison, par laquelle il est interdit aux gens de faire ce qui mène à la destruction de leur vie ou leur enlève le moyen de la préserver, et d’omettre ce par quoi ils pensent qu’ils peuvent être le mieux préservés. En effet, encore que ceux qui parlent de ce sujet aient coutume de confondre jus et lex, droit et loi, on doit néanmoins les distinguer, car le DROIT consiste dans la liberté de faire une chose ou de s’en abstenir, alors que la LOI vous détermine, et vous lie à l’un ou à l’autre ; de sorte que la loi et le droit diffèrent exactement comme l’obligation et la liberté, qui ne sauraient coexister sur un seul et même point.

Et parce que l’état de l’homme, comme il a été exposé dans le précédent chapitre, est un état de guerre de chacun contre chacun situation où chacun est gouverné par sa propre raison, et qu’il n’existe rien, dans ce dont on a le pouvoir d’user, qui ne puisse éventuellement vous aider à défendre votre vie contre vos ennemis : il s’ensuit que dans cet état tous les hommes ont un droit sur toutes choses, et même les uns sur le corps des autres. C’est pourquoi, aussi longtemps que dure ce droit naturel de tout homme sur toute chose, nul, aussi fort ou sage fût-il, ne peut être assuré de parvenir au terme du temps de vie que la nature accorde ordinairement aux hommes.

La première loi de nature

En conséquence c’est un précepte, une règle générale, de la raison, que tout homme doit s’efforcer à la paix, aussi longtemps qu’il a un espoir de l’obtenir ; et quand il ne peut pas l’obtenir, qu’il lui est loisible de rechercher et d’utiliser tous les secours et tous les avantages de la guerre. La première partie de cette règle contient la première et fondamentale loi de nature, qui est de rechercher et de poursuivre la paix. La seconde récapitule l’ensemble du droit de nature, qui est le droit de se défendre par tous les moyens dont on dispose.

La seconde loi de nature

De cette fondamentale loi de nature, par laquelle il est ordonné aux hommes de s’efforcer à la paix, dérive la seconde loi que l’on consente, quand les autres y consentent aussi, à se dessaisir, dans toute la mesure ou l’on pensera que cela est nécessaire à la paix et à sa propre défense, du droit qu’on a sur toute chose ; et qu’on se contente d’autant de liberté à l’égard des autres qu’on en concéderait aux autres à l’égard de soi-même. Car, aussi longtemps que chacun conserve ce droit de faire tout ce qui lui plaît, tous les hommes sont dans l’état de guerre. Mais si les autres hommes, ne veulent pas se dessaisir de leur droit aussi bien que lui-même, nul homme n’a de raison de se dépouiller du sien, car ce serait là s’exposer à la violence (ce à quoi nul n’est tenu) plutôt que se disposer à la paix.

Cette loi est celle de l’Évangile qui dit : tout ce que tu réclames que les autres te fassent, fais-le leur [1], ainsi que la loi commune à tous les hommes qui dit quod tibi fieri non vis, alteri ne feceris [2].

Se dessaisir d’un droit, y renoncer, le transmettre

Se dessaisir de son droit sur une chose, c’est se dépouiller de la liberté d’empêcher autrui de profiter de son propre droit sur la même chose. Car celui qui renonce à son droit ou le fait passer en d’autres mains ne donne pas à quelque autre homme un droit que celui-ci ne possédait pas auparavant : il n’est rien en effet sur quoi tout homme n’ait pas, par nature, un droit ; il se borne à s’ôter de son chemin, afin que cet homme puisse jouir de son droit originaire, sans empêchement de sa part à lui ; mais non pas sans empêchement de la part des tiers. Ce qui échoit à un homme lorsqu’un droit d’un autre s’efface n’est donc qu’une diminution correspondante des obstacles qui nuisaient à l’exercice de son propre droit originaire.

On se démet d’un droit ; soit en y renonçant purement et simplement, soit en le transmettant à un autre. En y RENONÇANT purement et simplement, quand on ne se soucie pas de savoir à qui échoit le bénéfice d’un tel geste. En le transmettant, quand on destine le bénéfice de son acte à une ou plusieurs personnes déterminées. Et quand un homme a, de l’une ou l’autre manière, abandonné ou accordé à autrui son droit, on dit alors qu’il est OBLIGÉ, ou TENU, de ne pas empêcher de bénéficier de ce droit ceux auxquels il l’a accordé ou abandonné ; qu’il doit, car tel est son DEVOIR, ne pas rendre nul l’acte volontaire qu’il a ainsi posé ; et qu’un tel acte d’empêchement est une INJUSTICE et un TORT, étant accompli sine jure (puisque le droit a fait précédemment l’objet d’une renonciation ou d’une transmission). Ainsi le tort ou injustice est, dans les disputes du monde, quelque chose d’assez semblable à ce qui est appelé absurdité dans les discussions des hommes d’étude. Car de même que dans ces discussions on appelle absurdité le fait de contredire ce qu’on soutenait au début, de même dans le monde appelle-t-on injustice et tort l’acte de défaire volontairement ce que dès le début on a volontairement fait. La façon dont on renonce simplement à un droit, ou dont on le transmet, consiste à déclarer ou à signifier par un ou plusieurs signes suffisants et volontaires, soit qu’on renonce à son droit ou qu’on le transmet, soit qu’on y a renoncé ou qu’on l’a transmis à celui qui le reçoit. Ces signes sont constitués, soit seulement par des paroles, soit par des actes seulement, soit (c’est le cas le plus fréquent) à la fois par des paroles et par des actes. Ce sont là des LIENS par lesquels les hommes sont tenus et obligés ; liens qui ne tiennent pas leur force de leur nature propre (car rien , ne vole en éclats plus facilement que la parole d’un homme), mais de la crainte de subir quelque conséquence fâcheuse au cas où on les romprait.

On ne peut se dessaisir de tous ses droits

Chaque fois qu’un homme transmet son droit ou y renonce, c’est soit en considération de quelque droit qui lui est réciproquement transmis, soit à cause de-quelque autre bien qu’il espère pour ce motif. C’est en effet un acte volontaire, et l’objet des actes volontaires de chaque homme est quelque bien pour lui-même. C’est pourquoi il existe certains droits tels qu’on ne peut concevoir qu’aucun homme les ait abandonnés ou transmis par quelques paroles que ce soit, ou par d’autres signes. Ainsi, pour commencer, un homme ne peut pas se dessaisir du droit de résister à ceux qui l’attaquent de vive force pour lui enlever la vie : car on ne saurait concevoir qu’il vise par là quelque bien pour lui-même. On peut en dire autant à propos des blessures, des chaînes et de l’emprisonnement, à la fois parce qu’il n’y a pas d’avantage consécutif au fait de souffrir ces choses (comme il y en a au fait de souffrir qu’un autre soit blessé ou emprisonné), et parce qu’il n’est pas possible de dire, quand vous voyez des gens qui usent de violence à votre égard, s’ils recherchent votre mort ou non. Enfin, le motif et la fin qui donnent lieu au fait de renoncer à un droit et de le transmettre n’est rien d’autre que la sécurité de la personne du bailleur, tant pour ce qui regarde sa vie que pour ce qui est des moyens de la conserver dans des conditions qui ne la rendent pas pénible à supporter. C’est pourquoi, si un homme, par la parole ou par d’autres signes, paraît se déposséder lui-même de la fin à laquelle ces signes sont destinés, on ne doit pas le comprendre comme si c’était bien ce qu’il voulait dire, et que telle fût sa volonté, mais conclure qu’il ignorait comment ces paroles et ces actions devaient être interprétées.

Les contrats et conventions

La transmission mutuelle de droit est ce qu on nomme CONTRAT.

Il y a une différence entre la transmission du droit qu’on a sur une chose, et la transmission ou cession, autrement dit la remise, de la chose elle-même. La chose peut en effet être remise au moment du transfert du droit, comme lorsqu’on achète et qu’on vend comptant, ou que l’on échange des biens ou des terres, mais elle peut aussi être remise un peu plus tard.

De plus, un des contractants peut remettre la chose pour laquelle il s’engage par contrat, et accepter que l’autre partie s’exécute pour son compte en un moment ultérieur déterminé, cependant que dans l’intervalle on lui fera confiance. Le contrat, pour ce qui regarde le second, est alors appelé PACTE ou CONVENTION. Ou encore, les deux parties peuvent stipuler maintenant, par contrat, qu’elles s’exécuteront plus tard. Dans ces cas où il faut faire confiance à celui qui doit s’exécuter dans le futur, on dit quand il s’exécute qu’il tient sa promesse, qu’il garde sa foi ; et s’il manque à s’exécuter, on dit (si c’est volontaire) qu’il viole sa foi.

Quand la transmission de droit n’est pas mutuelle, mais qu’une des parties transmet son droit dans l’espoir de s’assurer par là l’amitié ou les services d’un autre ou des amis de celui-ci ; ou bien dans l’espoir de s’assurer une réputation de charité ou de grandeur d’âme ; ou bien de soulager son esprit des souffrances de la compassion ; ou enfin dans l’espoir d’être récompensé au ciel : tout cela n’est pas contrat, mais DON, DON GRACIEUX, FAVEUR, lesquels mots désignent une seule et même chose.

Les signes du contrat

Les signes du contrat sont tels, soit expressément, soit par inférence. Les signes exprès sont des paroles qu’on prononce en comprenant leur signification. De telles paroles concernent le présent ou le passé (ainsi : je donne, j’accorde, j’ai donné, j’ai accordé, je veux que cela t’appartienne), ou le futur (ainsi : je donnerai, j’accorderai) ; ces paroles qui visent le futur se nomment PROMESSE.

Les signes par inférence sont tantôt ce que l’on conclut à partir de certaines paroles ; tantôt ce que l’on conclut d’un silence ; tantôt ce que l’on conclut d’actions ; tantôt ce que l’on conclut de l’omission d’une action. D’une façon générale, est un signe par inférence d’un contrat quelconque tout ce qui démontre suffisamment la volonté du contractant.

Les seules paroles, quand elles concernent l’avenir et contiennent une simple promesse, sont un signe insuffisant de don gracieux, et par suite ne créent pas d’obligations. Car si elles concernent l’avenir, comme dans demain je donnerai, elles sont le signe que je n’ai pas encore donné, et que par suite mon droit n’est pas transmis, et demeure jusqu’à ce que je le transmette par quelque autre acte. Mais si les paroles concernent le présent, ou le passé, comme dans j’ai donné, ou je donne pour être remis demain, alors mon droit de demain est donné à un autre dès aujourd’hui, et cela par la vertu de mes paroles, même s’il n’y avait pas d’autre indice de ma volonté. Car il y a une grande différence de signification entre les formules : Volo hoc tuum esse cras et Cras dabo c’est-à-dire entre I will that this be thine to morrow [3] et I will give it thee to morrow [4] : car les mots I will dans la première formule, signifient un acte présent de la volonté, alors que dans la seconde, ils signifient un acte à venir de la volonté. C’est pourquoi la première phrase concernant le présent, transmet un droit futur, alors que la seconde, concernant le futur, ne transmet rien du tout. Mais s’il existe d’autres signes, en sus des paroles, de la volonté de transmettre un droit, alors, quoique le don soit gracieux, on peut cependant conclure que le droit passe à autrui par la vertu de paroles qui concernent le futur : ainsi, si un homme offre un prix à celui qui arrive le premier au terme d’une course, le don est gracieux ; mais, quoique les mots concernent le futur, le droit passe néanmoins à autrui : en effet, s’il ne voulait pas que ses paroles fussent ainsi comprises, il ne lui fallait pas laisser partir les coureurs.

Dans les contrats, le droit passe à autrui non seulement quand les paroles portent sur le présent ou le passé, mais aussi quand elles portent sur le futur, parce que tout contrat est un transfert mutuel, un échange de droits : c’est pourquoi celui qui ne fournit qu’une promesse, doit, du fait qu’il a déjà reçu l’avantage qui motive sa promesse, être réputé avoir l’intention que son droit passe à autrui ; en effet, s’il n’avait pas consenti à ce que ses paroles fussent comprises de la sorte, l’autre ne se serait pas exécuté le premier. Pour ce motif, dans les achats, dans les ventes, et dans les autres actes contractuels, une promesse équivaut à une convention, et par suite crée une obligation.

De celui qui s’exécute le premier en cas de contrat, on dit qu’il MÉRITE ce qu’il doit recevoir par l’exécution de l’autre partie ; il le reçoit comme un dû. De même, quand un prix est offert à un certain nombre d’hommes, mais destiné à être donné à celui seulement qui remporte la victoire ; ou qu’on jette de l’argent à un certain nombre de gens, pour qu’en profitent ceux qui s’en saisiront : encore que ce soit latin don gracieux, cependant gagner à ce jeu et se saisir ainsi de la chose offerte, c’est la mériter, la recevoir comme un Dû. Car le droit est transmis par le fait de proposer le prix ou de jeter l’argent, bien que celui à qui on le transmet ne soit déterminé que par l’issue de la compétition. Mais il existe cette différence entre les deux sortes de mérite, que dans le contrat je mérite en vertu de mon propre pouvoir et du besoin où se trouve mon cocontractant, alors que dans le cas du don gracieux, c’est par la seule générosité du donateur que je suis habilité à mériter. Dans le contrat, ce que je reçois de mon co-contractant, c’est de pouvoir mériter qu’il renonce à son droit. Dans le cas d’un don, je ne mérite pas que le donateur renonce à son droit, mais seulement que celui-ci soit à moi, plutôt qu’à un autre, une fois que le donateur y a renoncé. Je pense que c’est là la distinction que font les Écoles entre meritum congrui [5] et meritum condigni [6]. En effet, le Dieu Tout-Puissant ayant promis le Paradis à ceux des hommes qui, bien qu’aveuglés par les désirs charnels, auront su marcher en ce monde conformément aux préceptes et aux limites qu’il a prescrits, on dit que celui qui aura ainsi marché méritera le Paradis ex congruo. Inversement, puisque personne ne peut exiger d’avoir droit au Paradis par sa propre justice ou par quelque autre pouvoir qui résiderait en lui-même, mais seulement par la libre grâce de Dieu, ils disent que nul ne peut mériter le Paradis ex condigno. Je dis que je crois que c’est là ce que cette distinction veut dire ; mais étant donné que ces disputeurs ne s’accordent sur la signification de leurs propres termes techniques qu’aussi longtemps que cela sert leur cause, je n’affirmerai rien quant à ce qu’ils veulent dire. Je dis seulement ceci : quand une donation est indéterminée quant à son bénéficiaire, comme c’est le cas du prix qui fait l’objet d’une compétition, celui qui gagne mérite le prix et peut le réclamer comme son dû.

Validité et Invalidité des conventions

Si une convention est faite, telle qu’aucune des deux parties ne s’exécute sur le champ, car elles se fient l’une à l’autre dans l’état de simple nature (qui est l’état de guerre de chacun contre chacun) elle est selon toute attente raisonnable, nulle. Mais s’il existe un pouvoir commun établi au-dessus des deux parties, doté d’un droit et d’une force qui suffisent à leur imposer l’exécution, alors elle n’est pas nulle. Car celui qui s’exécute le premier n’a aucune assurance de voir l’autre s’exécuter à son tour les liens constitués par les paroles sont en effet trop fragiles pour tenir en lisière l’ambition, la cupidité et la colère des hommes, s’ils n’ont pas la crainte de quelque pouvoir coercitif, et une telle crainte, dans l’état de simple nature, où tous les hommes sont égaux et juges du bien-fondé de leurs craintes personnelles, ne peut pas être supposée avec quelque vraisemblance. Par suite, celui qui s’exécute le premier ne fait que se livrer à son ennemi, contrairement au droit, qu’il ne peut jamais abandonner, de défendre sa vie et ce qui est nécessaire à celle-ci.

Mais dans une condition civile, où il existe un pouvoir établi pour contraindre ceux qui, autrement, violeraient leur foi, une telle crainte n’est plus raisonnable : pour cette cause celui qui doit, selon la convention, s’exécuter le premier, est obligé de le faire.

La cause de crainte qui invalide une telle convention doit toujours être une circonstance surgie après la passation de la convention, être par exemple quelque action nouvelle, ou quelque autre chose de laquelle on, puisse conclure que l’autre partie ne veut pas s’acquitter. En dehors de ce cas, la cause de crainte ne peut rendre nulle la convention. En effet, ce qui n’a pas empêché la promesse ne doit pas être admis comme empêchant l’exécution.

Celui qui transmet un droit transmet aussi, dans la mesure où cela dépend de lui, ce qui est nécessaire pour en jouir. Ainsi, celui qui vend un champ est réputé transférer aussi l’herbe et tout ce qui pousse sur cette terre. De même, celui qui vend un moulin ne peut pas détourner le cours d’eau qui le meut. Et ceux qui donnent à un homme le droit de gouverner souverainement sont réputés lui donner le droit de lever des taxes pour entretenir une armée et de nommer des magistrats destinés à rendre la justice.

Faire des conventions avec les bêtes brutes est impossible. En effet, ne comprenant pas notre langage, elles ne comprennent ou acceptent aucun transfert de droit, et ne peuvent transférer aucun droit à une autre partie. Or, sans acceptation mutuelle, il n’est pas de convention.

Passer une convention avec Dieu n’est pas possible, sauf par l’intermédiaire de ceux à qui Dieu parle, que ce soit par une révélation surnaturelle, ou par ses représentants qui gouvernent sous lui et en son nom : en effet, hormis ce cas, nous ne savons pas si nos conventions sont acceptées ou non. C’est pourquoi ceux qui s’engagent par un vœu à quelque chose de contraire à une loi de nature font un vœu sans valeur, puis que l’exécution de ce vœu est chose injuste. Et s’il s’agit d’une chose ordonnée par la loi de nature, ce n’est pas le vœu qui les lie, mais la loi.

La matière ou objet d’une convention est toujours quelque chose qui tombe sous le coup d’une délibération (la convention est en effet un acte de la volonté, ce qui revient à dire l’acte - et le dernier - d’une délibération) ; aussi est-il toujours entendu que cet objet est une chose à venir, chose que celui qui passe la convention juge possible d’exécuter.

Aussi, promettre ce que l’on sait impossible n’est pas conclure une convention. Mais si une chose se montre ultérieurement impossible, qui d’abord était jugée possible, la convention est valide et elle vous lie, non pas sans doute à vous acquitter de la chose elle-même, mais du moins de sa valeur ; ou bien, si cela aussi est impossible, à vous efforcer sans feinte de l’exécuter dans toute la mesure du possible : nul en effet ne peut être obligé à davantage.

On est libéré de ses conventions de deux manières si l’on s’exécute, si l’on vous remet votre obligation. L’exécution est en effet le terme naturel de l’obligation. Et la remise d’obligation est la restitution de la liberté, étant la retransmission du droit sur lequel reposait l’obligation.

Les conventions passées sous l’effet de la crainte, dans l’état de simple nature, créent obligation. Par exemple, si je m’engage par une convention à payer une rançon ou à fournir un service à un ennemi, je suis lié par cet engagement. C’est en effet un contrat où l’un reçoit le bienfait de la vie sauve et où l’autre doit recevoir de l’argent ou un service en échange de ce bienfait. En conséquence, là où aucune autre loi n’interdit l’exécution (ce qui est le cas dans l’état de pure nature), la convention est valide. Aussi les prisonniers de guerre, si on leur fait confiance pour le paiement de leur rançon, sont-ils obligés de la payer. Et si un prince plus faible conclut une paix désavantageuse avec un plus fort, sous l’empire de la crainte, il est tenu de la respecter, à moins (comme on l’a dit ci-dessus) qu’il ne surgisse quelque nouvelle et juste cause de crainte, telle qu’elle fasse reprendre les hostilités. Et même dans les Républiques, si je suis forcé de racheter ma vie à un brigand en lui promettant de l’argent, je suis tenu de payer cet argent, aussi longtemps que la loi civile ne me décharge pas de cette obligation. En effet, tout ce que je peux faire légitimement sans y être obligé, je peux légitimement, sous l’empire de la crainte, m’engager par convention à le faire. Et la convention que je forme légitimement, je ne peux pas légitimement la rompre.

Une convention antérieure annule une convention ultérieure. En effet, celui qui aujourd’hui a fait passer son droit aux mains d’un autre n’en dispose plus pour le faire passer demain aux mains d’un nouveau bénéficiaire ; aussi la seconde promesse ne fait-elle passer aucun droit aux mains d’autrui : elle est nulle et non avenue.

Une convention où je m’engage à ne pas me défendre de la violence par la violence est toujours nulle. En effet, ainsi que je l’ai montré plus haut, nul ne peut transmettre son droit de se protéger de la mort, des blessures et de l’emprisonnement, ou s’en dessaisir, puisque c’est à la seule fin d’éviter ces choses qu’on se dessaisit de quelque droit que ce soit. Aussi la promesse de ne pas résister à la violence ne transmet-elle des droits dans aucune convention, et ne crée-t-elle pas d’obligation. En effet, encore qu’un homme puisse stipuler dans une convention : Si je ne fais pas ceci ou cela, tue-moi, il ne saurait stipuler : Si je ne fais pas cela, je ne résisterai pas quand tu viendras me tuer. Car l’homme choisit naturellement le moindre des deux maux, c’est-à-dire le risque de mourir au cas où il résisterait de préférence au plus grand, qui est la mort certaine et immédiate au cas où il ne résisterait pas. La vérité de cela est concédée par tous les hommes, en ce qu’ils font mener les criminels au supplice ou à la prison par des hommes armés, nonobstant le fait que ces criminels aient accepté la loi qui les condamne.

Une convention où l’on stipule qu’on s’accusera soi-même, sans être assuré d’une exemption de peine, est également invalide. En effet, dans l’état de nature, où chacun est juge, l’accusation n’a pas sa place ; et dans l’état civil, l’accusation est suivie du châtiment ; or, celui-ci étant une violence, personne n’est obligé de ne pas y résister. La même chose est vraie aussi lorsque l’accusation concerne ceux dont la condamnation vous plongerait dans la détresse : un père, une épouse, un bienfaiteur.

En effet, si le témoignage d’un tel accusateur n’est pas apporté spontanément, on doit présumer que sa nature même en fait un témoignage corrompu : aussi ne doit-il pas être reçu. Et lorsque le témoignage d’un homme ne doit pas recevoir de crédit, il n’est pas tenu de le donner. De même, les accusations proférées sous la torture ne doivent pas être tenues pour des témoignages. En effet la torture ne doit être employée que comme un instrument de conjecture, une lumière pour l’enquête ultérieure et la recherche de la vérité ; ce qui est confessé dans ce cas tend au soulagement de celui que l’on torture, et non à l’information des tortionnaires ; c’est pourquoi cela ne doit pas recevoir le crédit d’un témoignage suffisant : qu’on se libère en effet par une vraie ou une fausse accusation, c’est en vertu du droit de préserver sa propre vie qu’on le fait.

D’où les conventions peuvent-elles tirer leur force ?

La force des mots étant, ainsi que je l’ai signalé plus haut, trop faible pour contraindre les hommes à exécuter leurs conventions, il n’existe dans la nature humaine que deux auxiliaires imaginables qui puissent leur donner de la force. Ce sont, ou bien la crainte des conséquences d’une violation de sa parole, ou bien la fierté, l’orgueil de ne pas paraître avoir besoin de la violer. Ce deuxième motif constitue un trait de noblesse d’âme qui se rencontre trop rarement pour qu’on puisse présumer de son existence, spécialement chez ceux qui poursuivent la richesse, l’autorité ou le plaisir sensuel ; or, ils composent la plus grande partie du genre humain. La passion sur laquelle il convient de compter, c’est la crainte. Celle-ci a deux objets tout à fait généraux : l’un est le pouvoir des esprits invisibles ; l’autre, le pouvoir des hommes [7]qu’on offensera en cette circonstance. Si de ces deux pouvoirs le premier est le plus grand, néanmoins la crainte du second est communément la plus forte. La crainte du premier est en chacun sa propre religion, laquelle trouve place dans la nature de l’homme avant la société civile. La seconde n’y trouve pas une place suffisante pour que les hommes soient forcés de se tenir à ce qu’ils ont promis, car dans l’état de nature, l’inégalité de pouvoir ne se discerne pas, si ce n’est par l’issue des combats. De la sorte, avant le temps de la société civile, ou lorsque celle-ci est interrompue par la guerre, il n’est rien qui puisse donner à une convention de paix, sur laquelle on s’est entendu, la force de résister aux tentations de la cupidité, de l’ambition, de la concupiscence, ou de quelque autre désir violent, si ce n’est la crainte de cette puissance invisible qui est, en tant que Dieu, l’objet du culte de tous les hommes, et, en tant que devant tirer vengeance de leur perfidie, l’objet de leur crainte.

C’est pourquoi, tout ce qu’on peut faire à l’égard de deux hommes non assujettis au pouvoir civil, est de les faire se prêter serment l’un à l’autre par le Dieu qu’ils craignent : cet acte de jurer, ou SERMENT est une façon de parler qui s’ajoute à une promesse et par laquelle celui qui promet déclare que s’il ne s’exécute pas, il renonce à la pitié de son Dieu ou l’invite à exercer sur lui sa vengeance. Telle était la formule païenne : Sinon, que Jupiter me tue comme je tue cet animal. Telle est notre formule : Je le ferai, et que Dieu veuille m’assister en cela. Et cela va de pair avec les rites et cérémonies que chacun emploie dans sa propre religion afin d’accroître d’autant la crainte qui s’attache au fait de violer sa foi.

Il appert de là qu’un serment prêté selon toute autre forme ou rite que ceux du jureur est sans valeur, et n’est pas un serment ; et qu’on ne jure pas par quelque objet qui n’est pas considéré comme Dieu par le jureur. En effet, bien que les hommes aient eu parfois coutume de jurer par leurs rois, par crainte ou par flatterie, ils voulaient néanmoins faire entendre par là qu’ils leur attribuaient un honneur divin. Il appert aussi qu’en jurant par Dieu sans nécessité, on ne fait que profaner son nom ; et que jurer par d’autres choses, comme on le fait dans la conversation courante, n’est pas jurer, mais commettre une pratique impie, issue d’une véhémence excessive de l’élocution.

Il appert aussi que le serment n’ajoute rien à l’obligation. Car une convention, si elle est légitime, vous lie aux yeux de Dieu, en l’absence de serment aussi bien qu’en cas de serment ; et si elle est illégitime, elle ne lie pas du tout, fût-elle même confirmée par un serment.

[1Matthieu, VII,12.

[2« Ce que tu ne veux pas qu’on te fasse, ne le fais pas à autrui », Vie d’Alexandre Sèvère, chap.51)

[3Je veux que ceci t’appartienne demain.

[4Je te le donnerai demain.

[5Littéralement : « mérite de conformité ». Il consiste à simplement s’acquitter de conditions imposées par la remise d’un don gracieux.

[6Littéralement : « mérite de dignité ». Il suppose, à la différence du précédent, un mérite « personnel ».

[7La République, ou Léviathan, est cette force capable d’imposer le respect des conventions : Des causes, de la génération et de la définition de la république (Léviathan, chap.17)

Th. Hobbes, Léviathan, Première partie, chapitre 13