Du droit des maîtres sur leurs esclaves (De Cive, II, VIII).

I. J’ai traité aux deux chapitres précédents de la domination instituée et politique, c’est-à-dire de la société civile qui a été bâtie du consentement de plusieurs personnes, qui se sont obligées les unes aux autres par des contrats et par une fidélité mutuelle qu’elles se sont promise. Il reste que je dise quelque chose de la domination naturelle, nommée despotique en termes de l’École, comme si l’on disait seigneuriale, et de laquelle on acquiert l’usage par les forces et la puissance naturelle. Et d’abord il faut rechercher par quels moyens c’est qu’on obtient le droit de seigneurie sur une personne. Car, ce droit étant acquis, on exerce une certaine espèce d’empire, et le maître devient un petit monarque. Vu que la royauté n’est autre chose qu’une domination plus étendue, et qu’une seigneurie sur un grand nombre de personnes : de sorte qu’un royaume est comme une famille fort ample, et une famille est comme un petit royaume. Afin donc que je prenne mon raisonnement du plus haut que je pourrai, il faut que nous rebroussions vers le premier état de nature et que nous considérions les hommes comme s’ils ne faisaient maintenant que de naître, et comme s’ils étaient sortis tout à coup de la terre, ainsi que des potirons. De cette façon, ils n’auront aucune obligation les uns aux autres et nous trouverons ensuite qu’il n’y a que trois moyens par lesquels on puisse acquérir domination sur une personne. Le premier est lorsque quelqu’un, pour le bien de la paix et pour l’intérêt de la défense commune, s’est mis de son bon gré sous la puissance d’un certain homme, ou d’une certaine assemblée, après avoir convenu de quelques articles qui doivent être observés réciproquement. C’est par ce moyen que les sociétés civiles se sont établies et j’en ai traité déjà assez au long. je passe donc au deuxième, qui arrive lorsque quelqu’un étant fait prisonnier de guerre, ou vaincu par ses ennemis, ou se défiant de ses forces, promet, pour sauver sa vie, de servir le vainqueur, c’est-à-dire de faire tout ce que le plus fort lui commandera. En laquelle convention, le bien que reçoit le vaincu, ou le plus faible, est la vie, qui, par le droit de la guerre, et en l’état naturel des hommes, pouvait lui être ôtée ; et l’avantage qu’il promet au vainqueur, est son service et son obéissance. De sorte qu’en vertu de ce contrat, le vaincu doit au victorieux tous ses services et une obéissance absolue, si ce n’est en ce qui répugne aux lois divines. La raison pour laquelle j’étends si avant les devoirs de cette obéissance est, que celui qui s’est obligé d’obéir à une personne, sans s’être informé de ce qu’elle lui commandera, est obligé absolument et sans restriction à tout ce qu’elle voudra tirer de son service. Or, je nomme serf ou esclave, celui qui est obligé de cette sorte, et seigneur ou maître celui à qui on est obligé pareillement. En troisième lieu, on acquiert droit naturel sur une personne par la génération ; de quoi je parlerai, avec l’aide de Dieu, au chapitre suivant.

II. On ne doit point supposer que tous les prisonniers de guerre à qui on a laissé la vie sauve ont traité avec leur vainqueur : on ne se fie pas tellement à tous, qu’on leur laisse assez de liberté naturelle pour s’enfuir, pour refuser leur service, ou pour brasser, s’ils veulent, quelque entreprise contre leur maître. Aussi on les tient enfermés en des prisons, et s’ils travaillent, ce n’est qu’en quelque lieu bien assuré, ou sous la chaîne, comme les forçats dans les galères, qui ne représentent peut-être pas mal cette sorte d’esclaves, que les anciens nommaient Ergastulos, et dont on se servait à divers ouvrages, comme il se pratique encore aujourd’hui aux villes d’Alger et de Tunis, en la côte de Barbarie. Et de vrai, notre langue met beaucoup de différence entre un serviteur, un valet, un serf et un esclave. J’eusse employé le mot de domestique, qui est d’une signification générale, si je n’eusse pensé que celui d’esclave exprimait mieux la privation de liberté, qui est ici supposée.

III. L’obligation d’un esclave envers son maître, ne vient donc pas de cela simplement qu’il lui a donné la vie, mais de ce qu’il ne le tient point lié, ni en prison ; car, toute obligation naît d’un pacte, et le pacte suppose qu’on se fie à une personne, comme il a été dit au neuvième article du second chapitre, où j’ai défini que le pacte était une promesse de celui auquel on se fie. Il y a donc, outre le bénéfice accordé, la fiance que le maître prend en celui à qui il laisse la liberté de sa personne ; de sorte que si l’esclave n’était attaché par l’obligation de ce tacite contrat, non seulement il pourrait s’enfuir, mais aussi ôter la vie à celui qui lui a conservé la sienne.

IV. Ainsi les esclaves qui souffrent cette dure servitude qui les prive de toute liberté, et qu’on tient enfermés dans les prisons, ou liés de chaînes, ou qui travail lent en des lieux publics par forme de supplice, ne sont pas ceux que je comprends en ma définition précédente ; parce qu’ils ne servent pas par contrat, mais de crainte de la peine. C’est pourquoi ils ne font rien contre les lois de nature, s’ils s’enfuient, ou s’ils égorgent leur maître. Car celui qui lie un autre, témoigne par-là qu’il ne s’assure point de son prisonnier par quelque obligation plus forte que les chaînes.

V. Le maître donc n’a pas moins de droit et de domination sur l’esclave qu’il laisse en liberté, que sur celui qu’il tient à la cadence : car il a sur l’un et sur l’autre une puissance souveraine ; et il peut dire de son esclave, aussi bien que de toute autre chose qui est à lui : « cela m’appartient ». D’où s’ensuit, que tout ce qui appartenait à l’esclave avant la perte de sa liberté, appartient au maître ; et que tout ce que l’esclave acquiert, il l’acquiert à son maître. Car celui qui dispose légitimement d’une personne, peut disposer de tout ce dont cet homme-là avait la disposition. Il n’y a donc rien que l’esclave puisse retenir comme sien propre au préjudice de son maître. Toutefois, il a, par la dispensation de son maître, quelque propriété et domination sur les choses qui lui ont été données, et il en peut retenir et défendre la possession contre tous ses compagnons de service. De la même sorte que j’ai fait voir ci-dessus, qu’un particulier n’avait rien qui fût proprement sien contre la volonté de l’État, ou de celui qui le gouverne ; quoique à l’égard de ses concitoyens, il puisse dire de quantité de choses qu’elles lui appartiennent.

VI. Or, d’autant que l’esclave et tout ce qui est à lui appartient au maître, et que chacun, suivant le droit de nature, peut disposer de son bien comme bon lui semble, le maître pourra vendre, engager et léguer par testament le droit qu’il a sur son esclave.

VII. De plus, comme j’ai fait voir tantôt, qu’en la société qui est d’institution politique, celui qui gouverne absolument ne peut point commettre d’injure envers son sujet, il est vrai aussi que l’esclave ne peut point être offensé par son maître, à cause qu’il lui a soumis sa volonté ; si bien que tout ce que le maître fait, se doit supposer du consentement de l’esclave. Or, est-il qu’on ne fait point d’injure à celui qui est content de la recevoir.

VIII. Mais, s’il arrive que le maître devienne esclave par captivité, ou par une servitude volontaire, cet autre, en la puissance duquel il tombe, acquiert la domination sur les esclaves du premier, aussi bien que sur sa personne. Il est vrai que sa juridiction regarde l’un directement et les autres médiatement ; mais elle est sur tous également haute et souveraine. Car ils appartiennent par un même droit à ce nouveau maître, et le subalterne ne peut point disposer de ceux qui étaient autrefois ses esclaves, que suivant la volonté de celui qui en a la haute domination. C’est pourquoi, s’il y a eu des républiques où les maîtres avaient une puissance absolue sur leurs esclaves, ils la tiraient du droit de nature, et elle était tolérée plutôt qu’établie par la loi civile.

IX. Les esclaves sont délivrés de servitude, par les mêmes moyens que les sujets sont retirés de la sujétion en la république. Premièrement, si le maître les affranchit ; car il peut rendre le droit que l’esclave lui avait donné. Cette sorte d’affranchissement se nommait autrefois manumission. Ce qui ne se rapporte pas mal à la permission que l’État donne à un bourgeois d’aller demeurer en un autre pays. En deuxième lieu, si le maître chasse son esclave ; ce qui ressemble fort bien à l’exil dont on bannit les habitants d’une ville et qui a le même effet que la manumission, mais non pas si bonne grâce ; car en l’une on donne la liberté comme un excellent bienfait et en l’autre on la rend par forme de supplice. Toutefois, en ces deux façons d’affranchir, on renonce à la domination. En troisième lieu, si un esclave est fait prisonnier de guerre, cette nouvelle servitude abolit l’ancienne : car ils sont comptés parmi le butin aussi bien que toutes les autres choses ; et le nouveau maître doit se les conserver par une nouvelle protection de leurs personnes. En quatrième lieu, l’esclave recouvre la liberté, s’il ne voit point de successeur à son maître qui meurt sans héritiers et sans faire testament, car on n’est point obligé, si on ne sait envers qui il faudra s’acquitter de son obligation. Enfin l’esclave qu’on maltraite, qu’on met dans les liens et auquel on ôte la liberté corporelle qu’on lui avait promise, est délivré de l’obligation qui suppose une espèce de contrat. Car le contrat est nul, si on ne se fie à celui avec qui on contracte, et on ne peut pas manquer à la fidélité de laquelle on n’a pas été estimé que nous fussions capables. Mais le maître, qui vit lui-même sous la servitude d’autrui, ne peut point affranchir les esclaves, en sorte qu’ils ne soient plus sous la puissance d’une plus haute domination : car alors les esclaves ne sont pas à lui, comme il a été dit, mais à celui qu’il reconnaît en un degré plus élevé pour son propre maître.

X. Le droit sur les bêtes s’acquiert de la même façon que sur les hommes, à savoir par la force et par les puissances naturelles. Car, si en l’état de nature il était permis aux hommes (à cause de la guerre de tous contre tous) de s’assujettir et de tuer leurs semblables toutes fois et quantes que cela leur semblerait expédient à leurs affaires ; à plus forte raison, la même chose leur doit être permise envers les bêtes, dont ils peuvent s’assujettir celles qui se laissent apprivoiser et exterminer toutes les autres en leur faisant une guerre perpétuelle. D’où je conclus que la domination sur les bêtes n’a pas été donnée à l’homme par un privilège particulier du droit divin positif, mais par le droit commun de la nature. Car, si on n’eût joui de ce dernier droit avant la promulgation de la Sainte Écriture, on n’eût pas eu celui d’égorger quelques animaux pour se nourrir. En quoi la condition des hommes eût été pire que celle des bêtes, qui nous eussent pu dévorer impunément, sans qu’il nous eût été permis de leur rendre la pareille. Mais, comme c’est par le droit de nature que les bêtes se jettent sur nous lorsque la faim les presse ; nous avons aussi le même titre de nous servir d’elles et, par la même loi, il nous est permis de les persécuter.

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