« Entretien avec François Jullien à propos des conceptions éthiques dans la Chine traditionnelle »

29 novembre 2007

E. H. : « Vous avez le sentiment que la pensée chinoise remet en cause le mythe occidental de l’action, puisque vous dites F. Jullien que la nature grecque fabrique et la sagesse chinoise transforme ».

F. Jullien : « La culture chinoise ancienne est une des rares cultures à ne pas avoir eu, au départ, d’épopée. Chez nous l’épopée, puis la tragédie, ont servi pour constituer cette notion d’action. Il y a développé, dans la pensée chinoise, une critique de cette entité qui serait pour nous isolable, qui serait une action. Le non-agir n’est pas du tout un désengagement par rapport à la réalité, mais cela correspond plutôt au sentiment que l’action était artificielle, parce que toujours s’imposant au monde, et parce que locale, momentanée, alors que ce qui serait vraiment efficace, ce serait la transformation. La transformation, parce qu’elle est continue et parce qu’elle opère sur tous les points de l’ensemble concerné, ne se démarque pas, même ne se voit pas à l’opposer de l’action qui elle est spectaculaire, et ceci parce que la transformation va dans le sens de la façon dont évolue la réalité. Le sage comme le stratège, ont comme ambition de transformer le monde, de le transformer si discrètement que le monde lui-même ne s’en rend pas compte ; ce qui s’oppose à cette culture héroïque, mais d’abord démiurgique qui celle de la tradition européenne où l’action est la façon dont j’interviens, avec effort et en forçant la réalité. »

E.H. : « La pensée chinoise remet en cause ne serais-ce que l’aristotélisme, cette visée d’un bond, d’un but, d’un juste, d’un idéal ? »

F. Jullien : « La pensée grecque a pensé en modélisant, en concevant une sorte de forme idéale, et ceci est vrai même dans le cas d’Aristote où cet idéal vient de la situation du juste milieu, car il continue de poser l’idéal comme but et comme visée de l’action. En revanche, je ne vois pas dans la pensée chinoise cette modélisation, dont on voit pourtant chez nous qu’elle a été à la base de la naissance et de la croissance de la science et de la technique, cette modélisation qui consisterait à se représenter le monde préalablement selon un plan, et où il s’agirait ensuite de forcer la réalité en rapport à cette représentation planifiée. La ressource chinoise c’est au contraire de partir de la situation telle qu’elle s’offre à nous, d’en détecter les facteurs favorables, de s’appuyer sur eux pour réussir, mais sans construire à l’avance la situation. »

E.H. : « Comment caractériser le sentiment d’humanité dans la pensée chinoise ? »

F. Jullien : « L’homme est symbolisé par le caractère 2. Au fond, ce sentiment d’humanité apparaît lorsque je découvre un lien qui me relie à tout le reste de l’existence. Lorsque Mencius dit que tout homme qui voit tomber un enfant dans un puits, fera le geste pour le retenir, sans se demander : est-ce que j’ai intérêt, est-ce que ses parents m’en seront reconnaissants, etc. Il y a donc une sorte de réaction immédiate qui atteste dans les cas extrêmes, qu’au fond, mon existence n’est pas isolée mais qu’elle se relie à l’existence dans son ensemble. Je me rends compte que je suis, partie prenante d’une totalité, et qu’à la racine de la Vie, il y a ce lien qui me relie au grand procès des choses, dont je viens. La moralité n’est autre chose que la reconnaissance d’un lien fondamental d’existence à existence, et cela s’intègre bien dans la pensée chinoise qui est d’abord une pensée de relation, qui n’a pas commencé à penser l’individualité, mais qui a pensé le réel en termes de relation. »

E.H. : « Vous dites que la pensée chinoise est un tout. Le réel se présente à elle comme un procès régulé et continu, découlant de la seule interaction des facteurs en jeu, à la fois opposées et complémentaire. (Yin/Yang) »

F. Jullien : « Le grand parti pris de la pensée chinoise consiste à penser le réel comme processus ; il y a cette idée d’évolution, donc d’un réel qui n’est qu’en devenir, (la pensée chinoise n’a pas pensé l’être) mais en même temps que l’idée de ce devenir soit régulée, car il ne s’agit pas d’un devenir aveugle ou absurde, il y a toujours une harmonie au travail dans cette évolution continue. La régulation, c’est cette adaptation continue qui fait que le réel ne dévie jamais, cela renvoie à cette notion chinoise ancienne : le ciel, le ciel comme cours régulé du jour et de la nuit, des saisons,. » (.)

F. Jullien : « Il y a bien individuation dans la pensée chinoise, mais qui s’entend comme individuation en rapport avec une relation. Il n’y a pas d’individu au sens clos du terme, mais il n’y a pas non plus de méconnaissance des individuations de la réalité, mais elles-mêmes ne sont conçues qu’à partir d’une relation d’interaction à partir desquelles, elles sont engendrées. »

F. Jullien : « En occident, on a tout misé sur l’action en quelque sorte avec ce caractère relativement arbitraire et forcé, et risqué. La pensée chinoise, aussi bien dans son versant moral que stratégique a le sentiment que l’action reste une sorte d’épiphénomène de la réalité, et que la nature comme dans la conduite humaine l’essentiel se passe par le biais de la transformation. La nature est pensée sur le modèle de la technique (la physis sur le modèle de la techné). La nature est pensée comme un démiurge : elle conçoit, elle peint, elle fabrique. Alors que du côté chinois, le sage comme le stratège n’agissent pas, ils transforment. Leur intervention dans le monde est d’autant plus réussie qu’elle est le moins visible possible, puisque ce qui caractérise la transformation, s’opérant dans la continuité et sur tous les points concernés, c’est que son effet est sensible sans pour autant qu’il ne se démarque et qu’il soit rendu par là même visible. Cet effet est d’autant plus grand qu’il a pu imprégner le réel dans son évolution sans le forcer ; c’est là que les Chinois voient le point essentiel de la stratégie. »

E.H. « C’est le potentiel de la situation qu’il faut prendre en compte davantage que le sens d’une action puisque le sage doit se laisser porter par ce que vous qualifiez de propension. »

F. Jullien : « Au lieu de construire une sorte de modèle idéal, de plan projeté sur le monde, la stratégie consiste à détecter dans la situation ce qu’on appellera effectivement en Chine, le potentiel de cette situation, c’est à dire, les facteurs qui font évoluer la situation dans un certain sens et sur lesquels je vais pouvoir m’appuyer, des facteurs qui vont devenir porteurs ou m’aider à réussir. Plus tôt je percevrais ses facteurs porteurs évoluant dans un sens qui m’est favorable, plus tôt je pourrais m’appuyer sur eux ; moins j’aurais à intervenir, moins j’aurais à forcer et à risquer. La grande idée de l’efficacité chinoise : c’est qu’elle soit sans dépense et sans risque ; alors que toute la pensée européenne de l’efficacité ne saurait évacuer à la fois la dépense, l’effort et le risque. »

F. Jullien : « Les Grecs aussi ont cherché l’art d’épouser la réalité au plus près pour y réussir et cette notion de prudence rusée, de sagesse pratique que constitue la « métis » en est bien un exemple. Mais la notion de « métis » a très tôt disparu du discours grec. C’est dans les mythes grecs que la « métis » apparaît : elle n’a pas été explicitée. »

F. Jullien : « Tout ce que nous dit la stratégie chinoise, c’est qu’il ne faut pas viser directement les faits, il ne faut pas se dire : "je veux atteindre ce but là et je cherche le moyen le plus court pour y arriver". Il faut aménager en amont les conditions telles qu’ensuite, indirectement, mais naturellement (par un processus immanent), l’effet va découler. L’efficacité est indirecte. »

E.H. : « Cela veut dire être capable de scruter une tendance, d’observer ce qui dans le présent est porteur de devenir. »

F. Jullien : « Au lieu de projeter un plan sur le cours à venir des choses, la stratégie chinoise consisterait plutôt à détecter au plus tôt ces facteurs porteurs et par-là même d’anticiper sur la révolution. La sagesse ou la stratégie repose sur le fait que je m’appuie, le plus possible sur l’évolution en cours pour laisser la logique processive elle-même se dérouler et avoir le moins possible à forcer, à peser, et donc à risquer. »

E.H. : « Pour conclure, pouvez vous nous commenter un précepte de la tradition chinoise issu de la tradition taoïste : « Il est inefficace d’affronter la situation pour la forcer. »

F. Jullien : « Oui, il est inefficace d’entreprendre une sorte de face à face avec le monde, dans une prouesse, car encore une fois, c’est risqué et c’est fatigant. Plutôt que d’imposer son projet au monde, il s’agit d’épouser la tendance émanant du monde de façon à s’en servir. »

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