Il n’y a plus d’extérieur

31 octobre 2006

Les domaines conçus comme « intérieur » et « extérieur », et la relation entre eux, sont configurés différemment dans une variété de discours modernes. La configuration spatiale de l’intérieur et de l’extérieur, nous semble une caractéristique générale et fondamentale de la pensée moderne. Dans le passage du moderne au postmoderne et de l’impérialisme à l’Empire, il y a de moins en moins de distinction entre intérieur et extérieur.

Cette transformation est particulièrement évidente lorsqu’elle est vue en termes de notion de souveraineté. La souveraineté moderne a généralement été conçue en termes de territoire (réel ou imaginé) et de relation entre ce territoire et son extérieur. Les premiers théoriciens sociaux modernes par exemple, de Hobbes à Rousseau, entendaient l’ordre civil comme espace intérieur et limité, par opposition ou contraste avec l’ordre extérieur de la nature. L’espace circonscrit de l’ordre civil - sa place - est défini par sa séparation des espaces extérieurs de la nature. De façon analogue, les théoriciens de la psychologie moderne ont compris les pulsions, les passions, les instincts et l’inconscient métaphoriquement en termes spatiaux, comme un extérieur à l’esprit humain, une continuation de la nature, au profond de nous-mêmes. La souveraineté du Moi repose ici sur une relation dialectique entre l’ordre naturel des pulsions et l’ordre civil de la raison ou de la conscience. Enfin, les divers discours de l’anthropologie moderne sur les sociétés primitives fonctionnent comme l’extérieur qui définit les liens du monde civil. Dans tous ces contextes variés, le processus de modernisation est l’intériorisation de l’extérieur, c’est-à-dire la « civilisation » de la nature.

Dans le monde impérial, cette dialectique de souveraineté entre l’ordre civil et l’ordre naturel touche à sa fin. C’est un des sens précis où le monde contemporain est postmoderne. Fredric Jameson nous dit ainsi : « Le postmodernisme est ce que l’on a lorsque le processus de modernisation est achevé et que la nature s’en est allée pour de bon [1]. » Nous avons évidemment toujours des forêts, des criquets et des tempêtes dans notre monde, et nous continuons à comprendre nos âmes comme mues par des instincts naturels et des passions ; mais nous n’avons plus de nature au sens où ces forces et phénomènes ne sont plus compris comme extérieurs, c’est-à-dire qu’ils ne sont pas vus comme originaux et indépendants des artifices de l’ordre civil. Dans un monde postmoderne, tous les phénomènes et toutes les forces sont artificiels ou, comme pourraient le dire certains, partie de l’histoire. La dialectique moderne de l’intérieur et de l’extérieur a été remplacée par un jeu de degrés et d’intensités, d’hybridation et d’artificialité.

L’extérieur a également décliné dans les termes d’une dialectique moderne passablement différente qui définissait la relation entre public et privé dans la théorie politique libérale. Les espaces publics de la société moderne - qui constituent le lieu de la politique libérale - tendent à disparaître dans le monde postmoderne. Selon la tradition libérale, l’individu moderne, chez lui dans ses espaces privés, regarde le public comme son extérieur. Celui-ci est par définition l’espace propre à la politique, où l’action de l’individu est exposée en présence des autres et où l’on cherche la reconnaissance [2]. Toutefois, dans le processus de postmodernisation, ces espaces publics sont de plus en plus « privatisés ». Le paysage urbain passe du foyer moderne à la place commune et de la rencontre du public aux espaces clos des rues piétonnières, des autoroutes et des communautés confinées. L’architecture et la planification de mégalopoles comme Los Angeles et Sao Paulo tendent à limiter les accès et les interactions du public, de façon à éviter les rencontres imprévues entre populations différentes, créant du même coup des séries d’intérieurs protégés et d’espaces isolés. Inversement, nous voyons comment la banlieue de Paris est devenue une succession d’espaces amorphes et mal définis qui favorisent l’isolement plutôt que toute interaction ou communication. L’espace public a été privatisé à un degré tel qu’il est devenu absurde de comprendre l’organisation sociale dans les termes d’une dialectique entre espaces publics et espaces privés, entre intérieur et extérieur. Le lieu de la politique libérale moderne a disparu si bien que, dans cette perspective, notre société postmoderne et impériale est caractérisée par un déficit du politique. En effet, le lieu de la politique a été « dé-actualisé ».

À cet égard, l’analyse faite par Guy Debord de la société du spectacle, plus de trente ans après son écriture, semble toujours plus juste et plus prégnante [3]. Dans la société impériale, le spectacle est un lieu virtuel, ou plus précisément un non-lieu de la politique. Le spectacle est à la fois unifié et diffus, de telle façon qu’il est impossible de distinguer l’intérieur de l’extérieur, le naturel du social, le privé du public. La notion libérale du public - le lieu extérieur où nous agissons en présence des autres - a été à la fois universalisée (puisque nous sommes en permanence sous le regard d’autrui, contrôlés par les caméras de vidéosurveillance omniprésentes) et sublimée ou déréalisée dans les espaces virtuels du spectacle.

Pour finir, il n’y a plus non plus d’extérieur au sens militaire. Lorsque Francis Fukuyama proclame que l’évolution historique contemporaine est définie par « la fin de l’histoire », il veut dire que l’ère des grands conflits est terminée : le pouvoir souverain n’aura plus à affronter son Autre ni son extérieur, puisqu’il va progressivement étendre ses frontières pour embrasser le monde entier comme son domaine propre [4]. L’histoire des guerres impérialistes, inter-impérialistes et anti-impérialistes est terminée. La fin de l’histoire a débouché sur le règne de la paix. Ou plutôt, nous sommes entrés dans l’ère des conflits secondaires et « internes ». Toute guerre impériale est une guerre civile, une opération de police - de Los Angeles à Sarajevo en passant par Mogadiscio. En fait, la répartition des tâches entre les armes intérieures et extérieures du pouvoir - entre armée et police, entre CIA et FBI - est de plus en plus vague et indéterminée.

Dans notre terminologie, la fin de l’histoire à laquelle Fukuyama se réfère est la fin de la crise centrale de la modernité, le conflit cohérent et définissant qui était le fondement et la raison d’être de la souveraineté moderne. L’histoire s’est achevée précisément et uniquement dans la mesure où elle est conçue en termes hégéliens, c’est-à-dire comme le mouvement d’une dialectique de contradictions, un jeu de négations absolues et de subsomption. Les binarités qui définissaient le conflit moderne se sont estompées ; l’Autre qui aurait pu délimiter un Moi souverain moderne s’est fragmenté dans l’indistinction et il n’y a plus d’extérieur qui puisse limiter le lieu de la souveraineté. L’extérieur était ce qui donnait sa cohérence à la crise. Il est aujourd’hui de plus en plus difficile, pour les idéologues des États-Unis, de nommer un seul ennemi unifié ; il semble plutôt qu’il y ait partout de vagues ennemis secondaires. La fin de la crise de la modernité a donné naissance à une prolifération de petites crises mal définies, ou si l’on préfère à une « omni-crise ».

Il est utile de rappeler ici - et nous développerons ce point plus amplement dans la section III.1. - que le marché capitaliste est une machine qui a toujours fonctionné contre toute division entre intérieur et extérieur. Il est contrarié par des barrières et des exclusions ; il s’efforce au contraire d’englober toujours davantage dans sa sphère. Le profit ne peut être engendré que par le contact, l’engagement, l’échange et le commerce. La réalisation du marché mondial constituerait le point d’aboutissement de cette tendance. Sous sa forme idéale, il n’y a pas d’extérieur au marché mondial : le monde entier est son domaine. Nous pourrions ainsi utiliser la forme du marché mondial comme modèle pour comprendre la souveraineté impériale. Peut-être, tout comme Foucault reconnaissait le panopticon carcéral comme le schéma emblématique du pouvoir moderne, le marché moderne pourrait-il servir adéquatement - même si ce n’est pas une architecture, mais une anti-architecture - de schéma au pouvoir impérial [5].

L’espace réglé de la modernité construisait des lieux qui étaient continuellement engagés dans (et fondés sur) un jeu dialectique avec leurs extérieurs. L’espace de la souveraineté impériale, au contraire, est lisse. Il pourrait paraître libre de divisions binaires et des lignes des frontières modernes, mais il est en réalité quadrillé par tant de lignes d’erreur qu’il apparaît seulement comme un espace continu et uniforme. En ce sens, la crise de la modernité, clairement définie, cède la place à une « omni-crise » du monde impérial. Dans cet espace lisse de l’Empire, il n’y pas de lieu de pouvoir : celui-ci est à la fois partout et nulle part. L’Empire est une u-topia, c’est-à-dire un non-lieu.


[1Fredric Jameson, Postmodernism, or The Cultural Logic of Late Capitalism, Durham, Duke University Press, 1991, p. IX.

[2Nous pensons ici fondamentalement à la notion du politique formulée par Hannah Arendt dans Condition de l’homme moderne, trad. Georges Fradier, Paris, Calmann Levy, « Agora », 1988.

[3Voir Guy Debord, La Société du Spectacle, Paris, Buchet-Chastel, 1967.

[4Voir Francis Fukayama, La fin de l’histoire et le dernier homme, Paris, Flammarion, 1992.

[5Pour une excellente explication du concept de « diagramme » selon Foucault, Voir Gilles Deleuze, Foucault, Minuit, 1968.

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