Fin de l’histoire ?

Res gestae / Machinae

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On a beaucoup parlé, ces dernières années, de la « fin de l’histoire [1] », et l’on a également élevé beaucoup d’objections contre les célébrations réactionnaires d’un phénomène supposé qui considérerait le présent état des choses comme éternel. Il est certainement vrai, néanmoins, que dans la modernité, le pouvoir du capital et de ses institutions de souveraineté a possédé une solide emprise sur l’histoire et qu’il a exercé son contrôle sur le processus historique. Les pouvoirs virtuels de la multitude, dans la postmodernité, marquent la fin de ce contrôle et de ces institutions : cette histoire-là est terminée. La direction capitaliste s’est révélée être une période transitoire. Et pourtant, si la téléologie transcendante construite par la modernité capitaliste touche à sa fin, comment la multitude peut-elle se définir en substitution à un télos matérialiste ?

Nous ne pourrons répondre à cette question qu’après avoir mené une analyse phénoménologique et historique du rapport entre virtualité et possibilité, c’est-à-dire après avoir répondu à la question suivante : comment et quand la virtualité de la multitude dépasse-t-elle la possibilité pour devenir réalité ? L’ontologie du possible est, en ce sens, le terrain central de l’analyse. Cette problématique a été posée par bien des auteurs, de Lukacs à Benjamin, d’Adorno au dernier Wittgenstein, de Foucault à Deleuze, et par presque tous ceux qui ont reconnu le crépuscule de la modernité. Dans tous ces cas, la question a été posée contre d’énormes obstacles métaphysiques ! Et l’on peut voir à présent combien leurs réponses ont été timides par rapport à l’énormité de la question. Ce qui est certain aujourd’hui, c’est que cette problématique ne risque pas de répéter les vieux modèles de la tradition métaphysique, même les plus puissants. En fait, toute tradition métaphysique est aujourd’hui usée jusqu’à la corde. S’il doit y avoir une solution au problème, elle ne pourra être que matérielle et explosive. Alors que notre attention a d’abord été attirée sur l’intensité des éléments de virtualité qui constituaient la multitude, elle doit à présent se concentrer sur l’hypothèse que ces virtualités accumulent et atteignent un seuil de réalisation conforme à leur pouvoir. Tel est le sens où nous parlons de l’intellect général et de ses articulations dans la connaissance, l’affect et la coopération ; et c’est aussi le sens où nous parlons des diverses formes de l’exode collectif de ces mouvements nomades de la multitude qui s’approprie l’espace et qui les renouvelle.

Nous traitons ici de deux passages. Le premier consiste dans le fait que la virtualité globalise le champ des res gestae. La virtualité va de l’avant et démontre que la capacité de l’historia rerum gestarum à dominer les individualités virtuelles actives a définitivement expiré. Celle-ci est l’historia qui s’achève alors que les nouvelles virtualités montent en puissance et se libèrent d’une existence investie par le capital hégémonique et par ses institutions. Aujourd’hui, seules les res gestae sont chargées de capacités historiques, ou plutôt il n’y a pas d’histoire, seulement de l’historicité. Le second passage consiste dans le fait que ces virtualités singulières deviennent aussi autovalorisantes en gagnant leur autonomie. Elles s’expriment comme machines d’innovation. Non seulement elles refusent d’être dominées par les vieux systèmes de valeur et d’exploitation, mais elles créent réellement leurs propres possibilités irréductibles. C’est là que se définit le télos matérialiste, fondé sur l’action des individualités - une téléologie qui est une résultante des res gestae et une figure de la logique machinique de la multitude.

Les res gestae - les virtualités singulières qui opèrent la connexion entre le possible et le réel - sont, dans le premier passage, hors mesure, et dans le second, au-delà de la mesure. Ces virtualités constituent la charnière entre possible et réel, et jouent les deux atouts : être hors mesure en tant qu’arme destructrice (déconstructrice en théorie et subversive en pratique) ; et être au-delà de la mesure en tant que pouvoir constituant. Le virtuel et le possible sont unis comme innovation irréductible et machine révolutionnaire.

[1Voir Francis Fukuyama, La Fin de l Histoire et le dernier homme, trad. Denis-Armand Canal, Paris, Flammarion, 1992. (N.d.T)

Negri et Hardt, Empire, pp.443-445.