"Job, la force de l’esclave" par Antonio Negri
Accueillir le chaos
Avec Job, la force de l’esclave, le philosophe italien Antonio Negri nous propose une vision matérialiste d’un grand livre biblique. Une réflexion sur le mal, la souffrance intime et la création.
" Comment peut-on encore croire en la raison après Auschwitz et Hiroshima ? Comment peut-on continuer à être communiste après Staline ? " À ces questions qui hantent les esprits encore soucieux de libération dans un monde désormais structuré par les pouvoirs de l’argent, de la bombe et de la communication, le philosophe italien Antonio Negri trouve un écho étonnant dans un des textes fondateurs de la culture judéo-chrétienne, le Livre de Job. " Pourquoi donner le jour à des souffrants, la vie à des êtres amers ? ", s’écrie le personnage biblique, après avoir tout perdu, ses biens, ses proches, sa santé, sa confiance, ses espoirs, condamné par Dieu et son allié Satan à l’épreuve de la misère absolue.
Le problème du mal apparaît avant tout comme un scandale, d’autant plus insupportable pour ceux qui le subissent qu’ils ont consacré leur vie à son éradication, guidés par de bonnes intentions, des valeurs généreuses, des justifications transcendantes. Tel est le cas de Job qui apparaît au début du Livre comme " loyal à l’égard de toutes les mesures qui régulent le monde soutenu par Dieu ", bon père, bon chef et bon croyant. Tel est le cas également du militant syndical que décrit Antonio Negri comme " loyal à l’égard de toutes les mesures qui régulent le monde soutenu par le capital ", bon père, bon ouvrier et bon socialiste. Cependant, que se passe-t-il quand la cage de verre des certitudes mesurées à l’aune de Dieu ou du capital se casse et lorsque le chemin vers la justice est brutalement interrompu par l’expérience vertigineuse de la douleur ? Cet homme qui se retrouve nu, seul avec sa souffrance, est-il condamné au désespoir de l’enfer sur terre, ou bien peut-il reconquérir l’espérance d’une vie nouvelle du fond des ténèbres ? Cette interrogation sur la possibilité de résister au malheur et de créer de nouvelles valeurs constitue le fil directeur de la lecture du Livre de Job proposée par Antonio Negri, commencée en 1982 en prison, terminée en exil à Paris, et publiée récemment dans sa traduction française.
Ainsi, loin de représenter un obstacle à la transformation du monde, l’expérience intime de la douleur peut constituer un tremplin vers la création. C’est du moins ce que montre le parcours de Job, tel que l’interprète Antonio Negri en philosophe matérialiste. D’une part, la souffrance intime rend sensible à la souffrance du monde. À partir de son ébranlement personnel, Job prend conscience que toutes les mesures attachées à Dieu qui régissaient son monde ne tiennent plus. Du champ de la transcendance au champ de l’immanence, il découvre un monde sans règles, sans hiérarchie, où tout est égal. L’innocent humilié côtoie le tyran glorifié. Comment Dieu peut-il tolérer autant d’injustice ? D’autre part, la souffrance intime est le point de départ d’une révolte infinie contre le non-sens : Job ne supporte pas l’indifférence, l’insensibilité, l’injustice, de celui qui est toute-Bonté, toute-Beauté et toute-Vérité. Il défie Dieu et son immobilisme dans un geste de contestation absolue, mais il fait surtout l’expérience du fossé entre lui-même et Dieu. Loin de tout anthropomorphisme, Dieu ne peut être la mesure de tout ce que l’homme fait, pense et dit. Enfin, la souffrance intime est le lieu de la révélation suprême : ce n’est pas simplement Dieu que voit Job au bout du tunnel, mais c’est sa propre puissance créatrice comme fondement ultime des valeurs et du sens. Puisque Dieu ne garantit pas l’ordre et la mesure, puisque Dieu est incommensurable, comme la vie et la douleur, il n’y a que moi qui puisse créer un sens et une valeur de la vie. Dès lors, pour Antonio Negri, ce qui se joue à travers Job n’est rien moins que le passage du moderne au post-moderne, c’est à dire du monde " mesuré " au monde " démesuré ", vécu à travers le supplice de la chair et transformé par la passion créatrice. Face à cette passion créatrice, tous les faux semblants des discours culpabilisants justifiant le mal par la faute s’écroulent. Job représente en effet une menace terrible pour l’ordre établi, car il refuse toutes les attitudes de suspicion, de jugement, de surveillance, de reproche, adoptées par les hommes de pouvoir, toujours prêts à justifier le pire.
Avec cette lecture du Livre de Job, le philosophe italien Antonio Negri s’inscrit dans la lignée d’Ernst Bloch, qui voyait déjà dans cette fable " le formidable renversement de valeurs, la découverte du pouvoir utopique à l’intérieur de la sphère religieuse ". Mais, contrairement à Ernst Bloch, ce n’est pas la force de l’utopie, mais la puissance de la " désutopie " qui s’affirme ici dans la matérialité du corps et dans la singularité de l’acte créatif. On pourrait également citer Gilles Deleuze, auquel se réfère souvent Antonio Negri, en renvoyant à ce passage de Différence et répétition où Job est présenté comme " la contestation infinie ", car il " met en question la loi, de manière ironique, refuse toutes les explications de seconde main, destitue le général pour atteindre au plus singulier comme principe, comme universel ". Mais, au delà des références qui sont nombreuses dans le travail du philosophe italien (Hegel, Spinoza, Wittgenstein, Girard, Habermas, Nietzsche), le plus important reste ici pour nous le formidable exercice de confrontation entrepris par Antonio Negri entre lui-même et le personnage biblique, pour retrouver à l’intérieur du désespoir la force de créer.
Nadia Pierre
L’Humanité, 18/02/2003
http://www.humanite.fr/2003-02-18_T...