Yves Citton, Lire, interpréter, actualiser : Pour quoi les études littéraires ?

28 novembre 2007

Introduction

Imaginons une « république moderne », quelque part en Europe, dans laquelle un candidat à l’élection présidentielle fasse la déclaration suivante, pour expliciter son « projet de civilisation » et pour répondre à une question portant sur le financement des études universitaires : « Vous avez le droit de faire de la littérature ancienne, mais le contribuable n’a pas forcément à payer vos études de littérature ancienne si au bout il y a 1000 étudiants pour deux places. Les universités auront davantage d’argent pour créer des filières dans l’informatique, dans les mathématiques, dans les sciences économiques. Le plaisir de la connaissance est formidable mais l’État doit se préoccuper d’abord de la réussite professionnelle des jeunes. » [1] Imaginons que le même candidat, évoquant le statut et la formation des fonctionnaires, ait précédemment fait cette autre déclaration : « L’autre jour, je m’amusais, on s’amuse comme on peut, à regarder le programme du concours d’attaché d’administration. Un sadique ou un imbécile, choisissez, avait mis dans le programme d’interroger les concurrents sur la Princesse de Clèves. Je ne sais pas si cela vous est souvent arrivé de demander à la guichetière ce qu’elle pensait de la Princesse de Clèves... » [2]. Imaginons que ce candidat, que l’on voudrait fictionnel, ait été « démocratiquement » élu Président. Et essayons de lui répondre sur la question particulière de l’utilité qu’il peut y avoir, dans une « république moderne », à étudier la « littérature ancienne » - expression dont la référence est ambiguë, mais sous laquelle on inclura les textes littéraires écrits il y a plus d’un siècle.
Essayons de lui répondre sans recourir aux fausses évidences au nom desquelles les défenseurs de « la Culture » (française) couvrent de mépris les « incultes » qui préfèrent écouter Johnny Hallyday ou voir un match de foot plutôt que lire un « grand classique » de « notre » littérature. Admettons, ne serait-ce qu’à titre d’hypothèse, qu’une chanson d’Alain Bashung, de Rodolphe Burger ou de Tim Kinsella puisse être aussi esthétiquement riche qu’un sonnet de Ronsard. Loin de rejeter la question même comme sacrilège, et de traiter de « barbares » ceux qui oseraient la poser, tentons de comprendre à quoi peuvent servir les études littéraires au sein des évolutions actuelles de nos formes sociales. Faisons-nous barbares pour envisager ce que même les barbares pourraient gagner à lire La Princesse de Clèves.
Il s’agira dès lors de montrer dans ce livre en quoi les pratiques de lecture et d’interprétation, mises en jeu par l’étude de la littérature (ancienne), méritent d’être replacées en plein cœur - et non pas dans les marges oisives et négligeables - des dispositifs contemporains de production des richesses. Le barbare se fera donc l’avocat du diable économiste, en abordant la compétence herméneutique du point de vue de sa « productivité », et en soutenant que le financement des études littéraires mérite de constituer un investissement prioritaire pour quiconque veut « maximiser la croissance » du PIB d’une « république moderne ». Devenu simultanément suppôt et traître du capitalisme, le barbare clamera toutefois, en fin de parcours, que le principal intérêt de l’expérience littéraire n’est pas tellement d’enrichir (financièrement) les nations, que d’ouvrir un horizon de pensées et de pratiques capables de subvertir les rapports entre l’otium de l’esthète et le negotium mercantilo-travailliste au nom duquel ces études de « littérature ancienne » se voient aujourd’hui menacées par les hommes du Président.
Un tel argumentaire suffit sans doute à suggérer que le livre qu’on tient en mains rassemble en fait plusieurs ouvrages superposés, dont il n’est peut-être pas inutile d’annoncer les différentes couches d’entrée de jeu - d’autant plus que leur articulation risquera parfois de déconcerter le lecteur non-averti... C’est à cette tâche d’annonce et de mise en place que sera consacrée cette introduction.
Corporation
À première vue, on l’aura déjà compris, il s’agira d’un ouvrage ouvertement corporatiste. Un professeur des universités enseignant la littérature française « ancienne » tente de défendre son gagne-pain, de façon évidemment intéressée, et donc biaisée. Le lecteur suspectera à bon droit l’argumentaire proposé de la mauvaise foi habituelle aux plaidoyers corporatistes : à en croire les syndicats de fabricants de mines anti-personnelles, chaque fermeture d’une usine est une tragédie non seulement locale (un bassin d’emploi sinistré), nationale (notre balance commerciale encore plus déséquilibrée en faveur de « l’étranger »), mais planétaire (chaque délocalisation en Chine tendant à l’érosion globale des droits syndicaux et des systèmes de protection sociale). Pour que mon argumentaire corporatiste ait une quelconque crédibilité, il faudra donc établir que l’étiolement des enseignements de littérature lèse non seulement les intérêts très particuliers des « producteurs » d’études littéraires, comme dans le cas des manufacteurs de mines anti-personnelles, mais également les intérêts de l’ensemble de la société.
Réfléchir à l’articulation entre le corps social dans son ensemble et la corporation des enseignants-chercheurs en littérature, dans leur particularité, n’ira toutefois pas sans poser la question de savoir, à l’interne, si nos méthodes actuelles sont forcément les plus appropriées aux besoins et aux intérêts de nos étudiants et de nos lecteurs. En plus de convaincre les autres des mérites collectifs de nos « produits », il faut chercher aussi à savoir si l’on ne pourrait pas les produire différemment, et mieux. Si les études de « littérature ancienne » se trouvent parfois dénoncées comme obsolètes, c’est peut-être que la corporation qui en a la charge n’a pas su s’adapter aux évolutions du corps social dans lequel ces études s’inscrivent. Une des thèses principales qui sous-tendra cet ouvrage sera que la « littérature ancienne » peut faire l’objet d’un type d’études assez différent de celui pratiqué aujourd’hui de façon dominante dans le monde universitaire et scolaire - type dominant que l’on fera relever, pour simplifier, de l’histoire littéraire. Non que les pratiques actuelles méritent d’être jetées en bloc aux poubelles de l’Histoire, bien entendu : il ne s’agira pas ici de condamner l’histoire littéraire, mais de proposer de réduire son hégémonie présente, afin de la supplémenter d’une autre approche, complémentaire, qui pourra la dynamiser grâce aux échanges appelés à se développer entre les deux.
Théorisation
Répondre à la question de savoir à quoi peuvent servir les études littéraires implique donc de théoriser une autre pratique de l’interprétation - autre pratique que j’aimerais désigner, selon un usage qui semble déjà établi, du terme de lecture actualisante [3]. En plus de chercher à convaincre les non littéraires de l’intérêt social dont sont porteuses les études de Lettres, ce livre vise donc aussi à théoriser les méthodes et les enjeux propres au travail interprétatif de type actualisant.
Alors que, pour reprendre une caractérisation esquissée par Jean-Louis Dufays, les lectures généralement pratiquées par l’histoire littéraire « permettent au lecteur d’expliquer le texte en termes causalistes en inscrivant ses signes dans une Histoire », les lectures actualisantes « permettent d’actualiser le texte dans un nouveau contexte, de lui conférer des sens a posteriori » [4]. Alors qu’on voit sans gros problèmes théoriques comment et au nom de quoi il peut être souhaitable d’interpréter un message en cherchant à déterminer ce que son auteur cherchait à exprimer en le produisant, puisque cela correspond à notre pratique quotidienne de la communication, il est nettement moins intuitif de savoir à quelles fins et dans quelles limites on peut être légitimé à chercher dans un texte ce qu’un auteur ne voulait pas (forcément) dire, mais qui peut néanmoins s’avérer éclairant pour la situation qui est celle de l’interprète. Je lis le Discours de la servitude volontaire d’Étienne de La Boétie, et je « vois » dans le texte de cet écrivain de la Renaissance - comme je vois le pigeon assis sur le balcon d’en face - la description précise de nos divertissements télévisés du début du xxie siècle. Ce genre de pratique interprétative - sauvage, barbare - par laquelle une étudiante identifie un problème propre à son époque dans un texte de littérature ancienne, dont l’auteur ne pouvait évidemment pas avoir en tête un tel sens, fait habituellement l’objet d’une sanction sans appel lors d’un examen : - Mademoiselle, ce que vous dites là est peut-être très intéressant, mais relève du pur anachronisme ! La deuxième visée de ce livre sera donc de comprendre, de valoriser et d’apprendre à faire fructifier ce type d’« anachronisme » - dont se nourrit la vie même de la littérature.
Qu’un texte littéraire ne continue à exister que pour autant qu’il nous parle, et qu’il ne nous parle que par rapport à nos pertinences actuelles, voilà la double évidence sur laquelle s’appuiera mon argumentation. Pour trivial qu’il soit, ce point de départ a des implications larges et profondes, dont il me semble qu’on n’a pas encore pris toute la mesure, et qui mérite de faire l’objet d’une réflexion d’ensemble. Cette réflexion théorique passera par des moments techniques (qu’est-ce que la figuralité discursive, pourquoi toute parole est-elle polyphonique, en quoi la connotation sert-elle de ressort principal à la littérarité, quel statut de réalité reconnaître à la fiction ?), mais elle visera toujours à rendre compte de la puissance propre de la littérature, conçue davantage comme un mode de lecture que comme une propriété inhérente à un certain groupe de textes.
Au-delà du cas particulier de l’expérience littéraire, l’effort de théorisation portera plus généralement sur la nature de l’acte interprétatif. En quoi la lecture relève-t-elle, non d’une réception passive, mais d’une activité ? En quoi cette activité, dont les modalités et les produits sont très particuliers, est-elle formatrice de notre monde ? En quoi élire (un président) doit-il se comprendre à partir des mécanismes spécifiques sur lesquels repose le geste de lire et d’interpréter ? C’est aussi un portrait anatomique de l’homo hermeneuticus qu’essaieront de dresser les chapitres de ce livre, en tentant de saisir ce qui fait de lui simultanément le produit et le co-producteur de nos formes de vie sociale.
Outre ce versant herméneutique, au fil duquel j’irai chercher chez quelques philosophes, sémiologues, stylisticiens et critiques récents de quoi étayer la légitimité du type de geste interprétatif que j’essaie de promouvoir, cet effort de théorisation comprendra également un versant didactique, qui se demandera quelle peut être la forme la plus appropriée à un enseignement basé sur l’interprétation actualisante. Je serai ainsi amené à privilégier des méthodes d’enseignement interactives, qui me paraissent plus conformes à ce type particulier de travail interprétatif que ne l’est le traditionnel cours magistral. Ici encore, il ne s’agira pas, bien entendu, de condamner celui-ci de façon absolue : non seulement il se décline sous de nombreux modes très différents, qui peuvent parfaitement impliquer une participation active, quoique apparemment silencieuse, de la part des étudiants, mais il peut tout à fait être approprié à certains contenus et à certaines approches, dont je ne cherche nullement à dégoûter les autres. L’effort de théorisation ne visera - en large accord d’ailleurs avec des courants importants de la réflexion contemporaine dans le domaine de la didactique - qu’à comprendre en quoi un certain type d’entreprise herméneutique mérite de surmonter l’infamie associée aujourd’hui à l’accusation d’anachronisme, et en quoi ce type de travail gagne à prendre la forme d’une conversation interprétative, plutôt que d’un discours monologal.
Ce plaidoyer pour les lectures actualisantes prétendra expliciter quelques-uns des tenants et des aboutissants du geste herméneutique qu’elles réalisent, mais non inventer de toutes pièces leur pratique. Ce plaidoyer ne prétendra même pas que le geste actualisant soit incompatible avec tout souci historique. Il est de fait au moins un modèle qui prouve par l’acte qu’un enseignement de littérature peut parfaitement associer de façon riche, rigoureuse et suggestive une préoccupation d’ordre historique avec une dimension (discrètement) actualisante. Le destin « commercial » qu’a connu cet exemple suggère toutefois qu’une telle association demande encore à faire l’objet de plaidoyers au sein de la configuration présente du champ des études littéraires françaises : en 1993, Denis Hollier publiait une version française de l’ouvrage qu’il avait dirigé et édité pour Harvard University Press sous le titre A New History of French Literature, ouvrage à travers lequel une large équipe d’universitaires européens et nord-américains revisite deux cents moments forts de l’histoire littéraire française, à l’aide d’autant d’articles orientés à chaque fois vers les enjeux actuels des débats du passé [5]. Or non seulement la version française de cet ouvrage admirable n’est jamais parvenue à s’imposer parmi les références vers lesquelles sont renvoyés les étudiants français, mais elle a été envoyée au pilon - au lieu d’être aussitôt saluée comme le classique qu’elle conserve toujours le potentiel de devenir.
En dépit de ce rendez-vous manqué, mon pari, fondé sur mon expérience d’enseignant au contact d’étudiants suisses, américains, français et algériens, est qu’il existe déjà une soif d’actualisation parmi les jeunes praticiens de la littérature, et que cette soif pourrait bénéficier grandement d’une assise théorique ferme pour se déployer sans complexe, dans la conscience de sa puissance propre ainsi que de ses limites. C’est une telle assise théorique que cet ouvrage essaiera de fournir, au fil d’un parcours argumentatif caractérisé par une visée extrêmement large.
Articulation
La troisième visée de ce livre est en effet d’intégrer une réflexion sur le statut de l’interprétation au sein d’un effort de cartographie plus générale, qui articule l’activité de lecture et d’actualisation sur une réflexion ontologique (comment concevoir ce qu’est « la réalité », l’être, l’existence, d’une vie humaine ?) ainsi que sur une analyse des formes de vie sociale contemporaine. Cet ouvrage se voudra un Essai d’ontologie herméneutique en ce qu’il tentera de penser « la vie » comme résultant d’un travail d’interprétation : deux chapitres, en milieu et en fin de parcours, seront dédiés à penser l’existence (humaine) en termes d’impressions, de traces, de frayages, de multiplicités, de processus constituants, d’incorporations et d’événements. Des références allant de la métaphysique spinoziste aux Logiques des mondes récemment proposées par Alain Badiou inviteront à comprendre le tramage de notre réalité (à travers des jeux de sélection, de collection et de co-sélection) comme relevant de logiques similaires à celles qui opèrent au sein de l’acte de lecture - l’étymologie nous indiquant qu’il ne s’agit là que de variantes autour d’une même activité de lectio.
Sur cette base ontologique, la seconde moitié du livre esquissera une réflexion d’ordre sociologique sur les transformations que sont en train de subir nos modes de vie, au sein de ce que la tradition issue de Michel Foucault et de Gilles Deleuze a proposé d’appeler des « sociétés de contrôle ». En quoi le développement du « capitalisme cognitif » modifie-t-il les conditions et les enjeux de l’activité interprétative ? En quoi une ontologie du traçage est-elle appropriée à rendre compte des frayages à travers lesquels l’économie des affects dirige aujourd’hui nos investissements de désirs, de peurs, d’envies et d’espoirs ? En quoi les processus de lecture et de sélection y jouent-ils un rôle central ? En tentant de répondre à de telles questions, on sera amené à faire du récit fictionnel un opérateur essentiel dans la formation des « valeurs » autour desquelles se retrouvent et se battent nos sociétés. Les fictions et leurs interprétations littéraires apparaîtront comme un espace unique de négociation des croyances, où peut se construire une culture proprement col-lective - réfléchissant ensemble à ses lectures - qui déjoue à la fois les dangers d’une croyance rigidement bloquée (intégriste, fondamentaliste) et ceux d’une croyance excessivement labile (désengagée, désolidarisée, « opportuniste »).
Et la réflexion sur l’interprétation et l’expérience littéraire elle-même seront donc conçues comme des lieux privilégiés pour articuler - de façon indisciplinaire - différents pans de notre conscience et différents domaines de savoir, qui souffrent de la fragmentation qui est leur lot habituel dans les analyses contemporaines. En même temps que ce livre entrera dans certains développements pointus, destinés à faire comprendre les mécanismes complexes par lesquels l’homo hermeneuticus produit et communique du sens dans ses rapports à ses semblables, il s’efforcera constamment de faire sentir en quoi ces analyses techniques aident à éclairer les grandes questions qui continuent, et continueront, à se poser à nous.
Cet effort d’articulation consistera aussi à opérer des montages parfois surprenants entre des citations tirées d’auteurs qui paraîtront souvent n’avoir rien à faire les uns avec les autres. S’il y a une « originalité » à revendiquer pour cet ouvrage, elle est sans doute à situer à ce niveau. La plupart des thèses qu’il soutient sont reprises de tel courant critique bien connu, ou de tel théoricien oublié. Mon travail se bornera le plus souvent à agencer au sein d’un programme d’ensemble des fragments d’argumentaires déjà énoncés séparément depuis quelques décennies. La « nouveauté », s’il doit y en avoir une, viendra des échos inédits que j’apporterai à des vieilles questions et à des réponses classiques de la réflexion herméneutique, en les plaçant dans la perspective indisciplinaire d’analyses philosophiques ou socio-politiques contestées, et parfois contestables, mais néanmoins éclairantes. Pour étayer la nécessité sociale des études littéraires, j’irai en effet puiser aux sources les plus éclectiques (voire, apparemment, les plus incompatibles) : l’herméneutique allemande, la sémiologie saussurienne, le post-structuralisme russe, le pragmatisme américain, l’opéraïsme italien, la déconstruction anglo-saxonne inspirée par la French Theory, sans oublier l’ontologie spinoziste, l’esthétique moderniste, l’éthique postmoderne ou le post-marxisme lacanien... Le défi sera de faire tenir ensemble, au sein d’un parcours que j’espère cohérent quoique pluraliste, ce patchwork marqué par l’éclectisme.
En important dans la réflexion herméneutique des penseurs que nul ne songe habituellement à convoquer sur un tel terrain, il s’agit non seulement de renouveler nos approches critiques ou de dynamiser la réflexion sur la théorie littéraire, mais il s’agit surtout de se livrer à un (difficile) travail d’articulation, entre le domaine propre de l’expérience littéraire et les multiples « dehors » qui conditionnent son existence actuelle et sa puissance future. Poser la question du pour quoi des études littéraires conduit inévitablement à se demander sur quoi nous appuyons notre conception de la vie humaine, vers quoi nous essayons de l’orienter et au sein de quelles formes sociales nous estimons la voir se développer au mieux. Proposer au lecteur une façon (parmi d’autres possibles) d’articuler une série de réponses générales à des questions aussi intimidantes constituera sans doute la visée ultime de cet ouvrage - qui cherchera donc à dépasser son apparence corporatiste en faisant de l’expérience littéraire le fil rouge guidant une cartographie d’ensemble des corps sociaux.
Politisation
Dès lors qu’il ne saurait y avoir une seule « bonne » façon de se représenter le fonctionnement de nos sociétés, il va de soi que les présupposés et les orientations dirigeant l’articulation cartographique évoquée dans la section précédente ne sauraient prétendre à être « politiquement neutres ». Les lectures actualisantes promues par ce livre sont vouées à constituer un lieu de politisation - un lieu où, pour s’inspirer du vocabulaire proposé par Jacques Rancière, la polis (la cité, la collectivité) laisse s’ouvrir un espace de subjectivation politique où puisse être remis en question le « partage du sensible » dont la police a pour tâche d’assurer la perpétuation dans le quotidien de nos modes de production et de nos modes de vie.
La quatrième des visées qui se superposent au sein de ce livre participe donc d’un agenda explicitement politique : sans jamais avoir l’outrecuidance (ou le courage) de proposer une liste précise des « choses qu’il y aurait à faire » (agenda) pour pousser nos formations sociales dans la direction que j’estimerais souhaitable, les quatorze chapitres à venir auront souvent l’occasion de prendre parti dans certains des grands débats publics du moment. Même si le lecteur localisera sans trop de difficultés les positions défendues, au sein du spectre idéologique actuellement dominant (« au fond à gauche »), la mouvance politique à laquelle sont associées ces positions, ainsi que la revue Multitudes qui leur offre une plate-forme de discussion et d’élaboration théorique depuis l’an 2000, se plaisent à désorienter les boussoles traditionnelles et à prendre à rebours les lignes de démarcation communes.
Affirmer, avec les jeunes descendus dans les rues de Gênes, de Seattle ou des différentes réunions du G8, qu’un autre monde est possible ne veut nullement dire que du passé il faille faire table rase : les « acquis » à préserver, outre certains droits sociaux qui demandent à être adaptés aux exigences d’une mondialisation intensifiée, sont d’abord des acquis culturels, des formes de vie et de créativité, qui ont été le produit de résistances,
et qui ne seront sauvegardés qu’à travers des actes de résistance (exit l’opposition simpliste entre jeunes casseurs irrespectueux de toute norme, et néo-conservateurs auto-proclamés preux chevaliers de « la culture »). Symétriquement, résister à certaines formes de marchandisation et de médiocratisation n’implique nullement de se crisper sur des positions souverainistes, nationalistes ou xénophobes : les acquis sociaux et culturels ne pourront être préservés, et approfondis, que moyennant leur réinscription au sein d’un monde véritablement décolonisé, dans lequel les « nations » militairement et économiquement dominantes ne feront plus seulement parade de leurs passeports, de leurs « droits » et de leur « culture » pour maintenir des privilèges hérités de l’oppression coloniale, mais entreprendront sérieusement d’inventer un autre monde possible, dans lequel la jouissance de ces droits et la créativité productrice de cette culture pourront être partagées au-delà des anciennes frontières nationales (exit l’opposition simpliste entre la défense occidentale de « la civilisation » et les hordes de barbares qui se pressent à nos frontières, fanatiques barbus, travailleurs sous-payés, incultes américanisés).
La « ligne » politique sinueuse qui servira de fil rouge à ce livre s’appliquera à contourner les faux débats entre « libéraux » et « anti-libéraux », entre « idéal républicain » et « spectre communautariste », entre « utopisme idéologique » et « pragmatisme opportuniste », entre « l’héritage de mai 68 » et le besoin d’un « retour vers les valeurs traditionnelles ». Pour éviter de tels pièges, il s’agira à la fois de se reconnaître dans les percées ouvertes par la French Theory [6] des années 1960-1980, et de mesurer les ambivalences des développements sociétaux en cours, qu’il est également absurde d’embrasser (pro) ou de rejeter (anti) globalement, mais au sein desquels il faut analyser à chaque fois ce qu’ils contiennent comme potentiel d’émancipation et ce qu’ils apportent comme nouvelles sources d’auto-aliénation. Un motif récurrent de la seconde moitié de ce livre consistera à ériger au rang d’impératif catégorique le souci de ne pas devenir son propre exploiteur ni son propre oppresseur - tâche pour laquelle on verra que l’interprétation littéraire actualisante constitue un terrain d’action privilégié.
Dans les pages à venir, il ne sera donc nullement étonnant que le lecteur sente affleurer un positionnement politique partisan, qui identifie le néo-travaillisme (partagé à la fois par la « nouvelle droite » et par l’« ancienne gauche ») comme le leurre et le danger le plus immédiat auquel il importe aujourd’hui de résister. Il convient toutefois de préciser que la forme de politisation revendiquée par ce plaidoyer pour les lectures actualisantes n’a rien à voir avec un effort d’enrôler le lecteur, l’étudiant ou les textes littéraires, ni sous la bannière de telle ou telle organisation instituée, ni dans tel ou tel combat, particulier ou général. Il ne s’agira pas d’appeler, une fois de plus, les littéraires à s’engager dansla lutte politique, mais - tout au contraire - de les inviter à faire de l’interprétation littéraire une expérience de désengagement institutionnel qui permette, grâce à cette reterritorialisation littéraire, d’aborder enfin les questions politiques dans toute leur radicalité.
Ici aussi, il importe de prendre le contre-pied des vieilles alternatives leurrantes : la réflexion sur le nouage entre esthétique et politique a montré depuis pas mal de temps déjà qu’il n’y a pas à choisir entre « faire de la politique » et « goûter à la littérature », ni entre « mettre le texte interprété au service d’une (bonne) cause » et « écouter ce qu’il nous dit vraiment par lui-même ». C’est en faisant parler la lettre des textes qu’on les met au service de la meilleure cause possible, celle d’une altérité qui enrichit notre perception du réel (et notre capacité d’agir sur lui) ; c’est en goûtant au plaisir propre de la littérature qu’on fait le geste politique le plus significatif, dans des sociétés d’abondance affairées à s’emprisonner dans l’aliénation travailliste.
Contrairement à des tendances qui ont pu dominer dans certains milieux au cours des décennies passées, je ne chercherai donc nullement à faire sortir la littérature d’elle-même, pour l’« engager » dans la lutte (identitaire) des femmes, des homosexuels, des sujets post-coloniaux, ou dans le combat (universaliste) pour les droits des animaux ou contre le réchauffement climatique. Non que ces combats manquent d’importance ou de dignité, bien entendu. Simplement, la meilleure contribution que les études littéraires peuvent apporter à ces mouvements politiques consiste s’engager à fond dans l’interprétation littéraire des textes (et non à s’emparer superficiellement d’une oeuvre pour lui faire répéter des slogans déjà établis). C’est dans la mesure où il participera plus intensément à la forme de causerie très particulière dont vit l’interlocution littéraire - selon les modalités dont ce livre tentera d’esquisser la structure - que le lettreux pourra espérer, en tant que lettreux, apporter une contribution significative à la cause qu’il juge bon de défendre. S’il veut toutefois « faire de la politique » d’une façon plus immédiate et plus classique, et surtout s’il compte obtenir des résultats dans le court terme, c’est plutôt du côté des organisations activistes visant directement à changer les lois et les rapports de forces existants qu’il ferait bien de s’engager, plutôt que dans l’interprétation de la littérature ancienne, qui ne peut produire des résultats politiques que beaucoup plus diffus et à beaucoup plus long terme.
En ce sens, la forme de politisation que je promeus risquera d’être perçue dans certains milieux comme étant de nature « réactionnaire » : loin de me faire l’avocat de l’exode qui a poussé de nombreux littéraires, adeptes des cultural studies, à prendre pour objets d’analyse des documents journalistiques, des shows télévisés, des commentaires sportifs, des graffitis, des tatouages, et d’autres « objets de consommation de masse », ce livre ne s’intéressera qu’aux études portant sur cette « littérature ancienne » que le candidat-Président a placée dans son collimateur. Non, encore une fois, que ces autres objets soient « indignes » d’être analysés - il est très bon que des études culturelles s’en emparent. Simplement, il y a une politisation propre à la lecture de « la littérature ancienne », qui fera l’objet des chapitres à venir dans la mesure où elle offre l’occasion d’une expérience dont la richesse ne peut être égalée ni par l’étude des telenovellas ni par celle des publicités pour parfum.
Sans être forcément nouveau, le projet de politisation que se propose cet ouvrage est donc très particulier. Comme dans le livre de Denis Hollier qui porte ce titre, la Politique de la prose [7] la plus intéressante ne consiste pas à politiser la littérature, mais bien à littérariser la politique : c’est dans le choix des mots, des échos, des rythmes syntaxiques, des points de vue narratifs et des détournements anti-phrastiques que l’écrivain et son interprète trouvent matière à une réflexion politique qui puisse faire autre chose que re-trouver des slogans énoncés ailleurs, mais qui déclenche au contraire l’élaboration de nouvelles problématiques et de nouvelles formes de subjectivation. Autant dire que c’est dans le type de « travail » propre à la littérature et à son interprétation qu’il faut aller chercher de quoi subvertir le néo-travaillisme contemporain - en renouant un fil qu’avaient déjà mis en place les poètes de la Pléiade, dès le moment d’émergence de la littérature française, lorsqu’ils prenaient pour devises des slogans comme « Travail Non Travail », « Travail en repos », « Repos de plus grand Travail » ou « Non otiosus in otio ».
Vulgarisation
Quoique n’hésitant pas à se lancer dans des réflexions ontologiques ambitieuses et dans des analyses sémiologiques complexes, ce livre a pour vocation de s’adresser au « grand public ». En même temps qu’un manifeste corporatiste, qu’un effort de théorisation des lectures actualisantes, qu’une tentative d’articulation entre différents champs de savoir, et qu’une prise de position politique, il espère pouvoir également faire office d’ouvrage de vulgarisation.
Pour cinquième visée, cet ouvrage se propose en effet de pouvoir servir d’introduction permettant à chacun de se familiariser avec un certain nombre de problématiques majeures et de concepts importants émergés au cours des dernières décennies. Dans sa première moitié, il tentera de faire un point sommaire et synthétique sur les débats ayant eu lieu, depuis une quarantaine d’années, autour des questions d’interprétation. Qu’est-ce que l’herméneutique de Hans-Georg Gadamer, la réflexion de Roland Barthes sur l’interaction entre critique littéraire et vérité, la distinction proposée par Umberto Eco entre trois types d’intentions, le pragmatisme de Richard Rorty ou la théorie des « textes possibles » de Michel Charles ont apporté à notre compréhension des phénomènes de signification et de déchiffrage des textes ? En quoi les analyses de la fiction proposées par Jean-Marie Schaeffer en termes de « modélisation mimétique » ou par Lubomír Doležel en termes de « mondes possibles » nous aident-elles à comprendre l’effet que peuvent produire sur nous la lecture de romans ou le visionnement de films ?
Ces questions peuvent intéresser non seulement l’étudiant en Lettres qui risque de les retrouver un jour sur un sujet d’examen. Elles méritent de retenir l’attention de toute honnête femme avide de comprendre ce qui se passe dans nos cerveaux lorsque nous lisons une phrase (« littéraire » ou pas), lorsque nous formulons un avis sur le sens d’un paragraphe, lorsqu’un journaliste livre à notre interprétation le récit d’un fait divers, lorsque des sectes se battent sur la signification authentique d’un verset sacré, ou lorsque des avocats pinaillent sur la différence entre la « lettre » et « l’esprit » d’un texte de loi. Dans tous ces cas, qui touchent souvent au plus intime de nos affects en même temps qu’aux événements déclencheurs d’amendements constitutionnels ou de pogroms, c’est la question de l’interprétation, de ses mécanismes, de ses pouvoirs et de ses limites, qui est en jeu. Se faire une petite idée, fût-elle sommaire et rapide, des efforts récemment déployés pour rendre compte de ce genre de phénomènes devrait compter au nombre des exigences minimales des nouvelles formes d’alphabétisme (de « littéracie ») composant le « nouvel humanisme » que de nombreuses voix appellent de leurs vœux.
Ce travail de vulgarisation se poursuivra dans la seconde moitié de l’ouvrage, pour se déplacer vers les problématiques d’ordre sociologique, déjà évoquées tout à l’heure. J’essaiera d’y présenter aussi succinctement et clairement que possible quelques éléments centraux de la boîte à outils conceptuelle développée dans le sillage de penseurs comme Gabriel Tarde, Gilbert Simondon, Michel Foucault, Gilles Deleuze, Jacques Rancière, Toni Negri, Paolo Virno, Yann Moulier Boutang, Brian Holmes ou Maurizio Lazzarato, autour de thèmes comme le biopouvoir, les sociétés de contrôle, le partage du sensible, le capitalisme cognitif, l’économie des affects, le règne des publics, les conditions de l’individuation, ou la noo-politique. Toutes ces notions, à la mode dans certains milieux (assez étroits et contestés), seront présentées au fil de l’argumentation, à travers leurs implications quant aux questions d’interprétation et quant à la place des études littéraires dans les sociétés contemporaines - mais toujours de façon à ce que le lecteur puisse en retirer une connaissance dont la portée dépasse ces seuls problèmes.
Malgré un constant souci de didactique, il faut reconnaître d’entrée de jeu que le parcours argumentatif risquera de paraître ardu dans certaines des sections proposées. Choisissant de ne pas sacrifier la rigueur à l’accessibilité, j’ai dû parfois recourir à une terminologie spécifique, voire technique, qui a le mérite de la précision, mais qui a l’inconvénient d’exiger du lecteur un effort d’attention et d’apprentissage supplémentaire. Souvent trop sommaire et trop cavalier aux yeux des experts de la théorie littéraire, cet ouvrage pourra parfois paraître trop détaillé et trop jargonnant à des yeux plus intéressés par les conclusions générales que par les étapes logiques de la démonstration.
Pour tenter de résumer aussi clairement que possible le parcours argumentatif tracé au fil des pages, les principales étapes en seront résumées, chemin faisant, à l’aide d’énoncés synthétiques qui en scanderont les moments essentiels. Les 14 chapitres se trouveront ainsi articulés en 58 thèses numérotées de façon continue, que le lecteur trouvera rassemblées dans une récapitulation finale.
Pour permettre une circulation plus aisée au sein du livre, un chapeau indiquera en tête de chaque chapitre quelles seront les visées principales poursuivies dans les pages à venir. Outre un index des noms, un lexique, doublé d’un index des notions, s’efforcera de donner une définition brève des mots sur lesquels le lecteur non-spécialisé pourrait risquer de buter : une petite astérisque signalera la première occurrence d’un mot faisant l’objet d’une telle définition, que les spécialistes trouveront sans doute scandaleusement simplificatrice, mais qu’on a rédigée de façon à ce que les autres lecteurs puissent en tirer une première conception d’accès intuitif.
Viser la vulgarisation comme une noble cause - à l’encontre à la fois des spécialistes qui se contentent de parler à d’autres spécialistes, et des marqueteurs qui postulent « le public » trop décervelé pour se livrer au moindre effort intellectuel - impose donc de multiplier les compromis. Si un dialogue intellectuel est possible, il ne peut venir que de tels compromis, d’efforts mutuels et de petites trahisons locales, nécessaires à nous donner les uns aux autres une vision d’ensemble - forcément réductrice - des enjeux de ce que nous faisons chacun séparément.
Provocations
Nul doute que, parmi les cinq livres empilés qui composent cet ouvrage, il y aura largement de quoi agacer tout le monde. Tout ce qui n’est pas enseignant de Lettres aura raison de suspecter son corporatisme ; bon nombre de mes collègues ne se reconnaîtront nullement dans la direction vers laquelle je pousse leur profession. La théorisation des lectures actualisantes paraîtra sacrilège à certains, éculée à d’autres. L’articulation des études littéraires à la charnière de domaines de réflexion souvent très éloignés pourra paraître au mieux hasardeuse, au pire dogmatique, voire délirante. La politisation non seulement s’attirera les foudres de tous ceux qui ne vont pas spontanément s’asseoir au fond à gauche, mais se fera copieusement attaquer par les habitués de cette marge, qui dénonceront (non sans raison) de très douteuses compromissions avec le « libéralisme ». Quant à la vulgarisation, on vient de voir qu’elle était vouée à susciter des frustrations aussi bien chez le vulgus curieux, auquel on adresse ce livre, que parmi les spécialistes, par lesquels on s’attend à être lu.
Pour achever de se faire des ennemis, le style de cet ouvrage jouera souvent le jeu de la provocation. Je serai amené à y décréter sommairement qu’aucune interprétation n’est plus vraie ni plus fausse qu’une autre, que le texte n’existe pas, que toute parole ou tout spectacle relève du bourrage de crâne, que les professeurs de Lettres ne sont que des affabulateurs, qu’un diplôme en littérature ancienne ouvre une voie royale vers les plus hauts salaires, et - de façon répétée - que ce sont les études littéraires qui sauveront notre planète. Il ne serait pas faux de dire simultanément que je suis prêt à défendre de tels paradoxes « jusques au feu exclusivement », comme aimait à l’écrire Rabelais, et que, sous cette forme de slogans extrémistes, je n’en crois (bien entendu) pas un mot. Les simplifications vulgarisatrices, les radicalisations extrémistes et les poussées à la limite ont ceci de bon qu’elles nous font voir l’horizon ultime vers lequel nous orientent les plus insignifiants de nos actes : c’est pourquoi il vaut la peine de radicaliser les paradoxes et les provocations, afin de voir jusqu’où ils ont vocation à nous emporter. En même temps, il va de soi que rien ne destine nos gestes insignifiants à pousser la cohérence jusqu’à l’absurde : les nombreuses tendances contradictoires qui les travaillent finissent généralement par les écarter de tout droit chemin, et par les faire louvoyer vers des compromis plus « raisonnables », quoique moins intéressants du point de vue théorique.
Adopter un tel « point de vue théorique », c’est s’efforcer d’analyser, de distinguer et de mesurer les tendances à l’œuvre dans nos gestes pratiques. Théoriser - dont l’étymologie suggère qu’il s’agit à la fois de « contempler un spectacle », d’« avancer en cortège de députation » et de « spéculer les yeux fermés » -, cela consiste à aller voir, grâce à un effort spéculatif, dans quelle direction et jusqu’où nous pousserait telle composante de notre comportement, si l’on décidait de suivre son cortège, sans pour autant vouloir forcément s’établir pour toujours au fin fond (à gauche ou à droite) du défilé dans lequel on se sera engagé. C’est pourquoi il faudra s’attendre à voir certains chapitres de ce livre se contredire entre eux (en apparence du moins) : loin de se borner à l’inflation taxonomique qui a fini par donner mauvaise presse à « la théorie littéraire », l’effort de théorisation relève avant tout de l’aventure et de l’exploration, machette et rasoir d’Occam en main, selon un mouvement qui nous invite à aller (voir) aussi loin que possible, mais qui nous laisse aussi la possibilité de faire marche arrière, lorsqu’on se sera aperçu que l’air finit par être irrespirable, ou que le climat est décidément moins agréable là où on est arrivé que là d’où on était parti.
C’est ainsi que les provocations mentionnées ci-dessus en arriveront souvent à cohabiter avec, ou à déboucher sur, des lieux communs largement consensuels et parfois assez creux(« la lecture littéraire, support privilégié de la formation humaniste » [8]). Les paradoxes n’auront donc pas pour fonction première de faire exploser les lieux communs, mais simplement d’aider à les réaménager. Au terme du parcours proposé, il ne restera sans doute de provocateur que d’avoir tenté de rafraîchir ce vieil agenda humaniste aux couleurs de références généralement identifiées à une tradition « anti-humaniste » (Spinoza, Foucault, Deleuze).
Ici encore, toutefois, jouer le jeu de la formulation provocatrice ou jouer le jeu des déplacements de références ne signifie pas forcément que l’entreprise soit dépourvue de toute ambition de sérieux - et que le lecteur ferait mieux de le fermer dès maintenant, afin d’aller travailler plus pour gagner plus, selon le slogan en vogue lors des dernières joutes électorales. Si le Président et ses hommes semblent fermement décidés à jouer le rôle d’être all work and no play (au risque de faire de la France a dull nation), on verra que l’hypocrisie (le jeu d’acteur, play) et la capacité à se donner des règles artificielles pour reconfigurer nos interactions sociales (le jeu ludique, game) coïncident pour se trouver au centre à la fois de l’expérience littéraire et des nouvelles sources de production de richesses (où ces « jeux » s’avère au moins aussi « productifs » que les formes plus traditionnelles de « travail », work).
C’est donc par jeu - que j’espère productif de re-formulations et de décalages éclairants - que je me suis donné pour règle, parfaitement artificieuse et arbitraire, de n’intituler les chapitres et les sections de cet ouvrage qu’avec des mots se terminant par le suffixe -tion. Les acrobaties et les contaminations de sens auxquelles cet exercice a pu me pousser sont devenues un procédé heuristique, me dirigeant vers des pistes qui ne se seraient pas ouvertes à moi sans cette incitation due au pur jeu du signifiant. Que le jeu de la lettre relève d’un travail, qui se trouve être à la fois plaisamment ludique, toujours quelque peu hypocrite, mais néanmoins essentiellement productif - voilà sans doute la leçon principale que ce livre essaiera d’articuler.
Argumentation
Reste à indiquer sommairement quel sera le parcours argumentatif égrainé par les quatorze chapitres de cet ouvrage, afin que le lecteur puisse en avoir une vision d’ensemble, et choisir au besoin ce qu’il aura envie de sauter ou de creuser.
Le premier chapitre Projections pose (à travers Hans-Georg Gadamer, Wolfgang Iser et Umberto Eco) le problème de l’activité du lecteur : loin d’être un simple récepteur passif, ou un déchiffreur pré-programmé par le texte, chaque lecteur construit différemment la signification, en y projetant ses connaissances, sa sensibilité et ses affects propres. Pousser ce principe, largement admis, à ses dernières conséquences conduit Stanley Fish à dire, et à démontrer par une fable expérimentale, que ce sont les lecteurs qui « font » le texte littéraire en projetant sur lui un certain mode de lecture, et qu’aucune interprétation n’est plus conforme qu’une autre au « véritable » sens de ce texte. Premier scandale.
Le chapitre II Interlocutions situe la production de la « littérarité » dans l’entre-deux qui à la fois sépare et réunit l’auteur et le lecteur, leurs deux états de langue et leurs deux horizons historiques. Roland Barthes, Mikhaïl Bakhtine et Laurent Jenny sont convoqués pour analyser la nature des échanges qui se déroulent dans cet entre-deux, où l’on identifie le registre très particulier d’une « figuralité discursive », source impersonnelle de production de sens nouveaux.
Non content d’avoir affirmé que ce sont les lecteurs qui « font » les textes et que la production de signification littéraire n’est le fait de personne (sinon d’une interlocution décalée), le troisième chapitre Détextuation pousse le scandale et la déconstruction du sens commun jusqu’à affirmer que le texte lui-même « n’existe pas ». Michel Charles et une réflexion sur les implications de la critique dite « génétique » en arrivent à présenter la « réalité objective » du texte (et non plus seulement la signification qu’on lui reconnaît) comme une création de son interprète-éditeur.
Après ce mouvement de démolition scandé selon ces trois étapes provocatrices, le chapitre iv Entre-impressions déplace le questionnement sur le terrain de l’ontologie. La question est ici de savoir en quoi la déconstruction opérée sur la production de signification, dans le cas particulier de la lecture littéraire, ouvre en fait la piste d’une réflexion bien plus générale sur le statut de notre « être » au sein de « la réalité » : à partir de trois lectures de la métaphysique spinoziste (proposées par Gilles Deleuze, Laurent Bove et Lorenzo Vinciguerra), le chapitre débouche sur deux formules de portée très générale, affirmant pour la première que notre réalité est faite d’impressions faisant face à une impression, et pour la seconde que le Cogito ergo sum cartésien mérite d’être complété par un Seligo et colligo, ergo sum (je sélectionne et je collectivise, donc je suis).
Le chapitre v Connotations entre dans l’analyse sémiologique détaillée des processus de sélections et de collections qui déterminent la signification des énoncés formulés par l’entremise d’un code linguistique : il s’agit de comprendre, d’abord au niveau du mot et de ses effets polysémiques (c’est-à-dire de sa capacité à renvoyer à plusieurs sens différents et incompatibles entre eux), quelle est la différence fondamentale entre une lecture littéraire et une lecture non-littéraire d’un énoncé. En essayant de définir tous ces termes de façon rigoureuse, à l’aide de la terminologie proposée par le sémiologue Luis J. Prieto, on conclura que la communication quotidienne se borne à saisir le sens dénotatif des énoncés qui circulent parmi nous, alors que la lecture littéraire nous invite à explorer le champ des possibles ouvert par leurs sens connotatifs. Cette partie plus technique de l’ouvrage sera illustrée par l’analyse d’une nouvelle de Guy de Maupassant, intitulée La Chevelure, à propos de laquelle on se posera des questions de traduction - ce qui nous permettra de voir qu’un mot aussi simple que le pronom féminin elle est littérairement intraduisible en anglais.
Passant du niveau du mot isolé à celui de la syntaxe, et s’élevant des détails de problèmes linguistiques vers des considérations beaucoup plus générales d’esthétique, le chapitre vi Reconfigurations ira puiser chez Victor Grauer et Gilles Deleuze une conception faisant du travail esthétique (et donc littéraire) le lieu d’une disruption de la grammaire commune qui dirige nos énoncés et nos comportements habituels. On en tirera au passage une méthodologie en quatre points pouvant guider la pratique de l’explication de texte littéraire. Grâce à Jacques Rancière, et à sa catégorie de « partage du sensible », on commencera à prendre la mesure des effets sociaux et politiques de la production d’agrammaticalité qui caractérise l’expérience littéraire (en tant qu’elle constitue une expérience artistique).
Le chapitre vii Redescriptions mesurera quant à lui les implications éthiques du travail d’ébranlement des catégories communes auquel nous invite l’interlocution littéraire. En quoi des lectures « inspirées » et inspirantes (plutôt que scolairement « méthodiques ») peuvent-elles faire de la rencontre avec une oeuvre l’occasion d’une redéfinition de mes priorités et d’une redescription de mon identité ? En quoi l’expérience littéraire m’aide-t-elle à devenir « plus autonome » et « moins cruel » ? Richard Rorty, Jean-François Lyotard, Wlad Godzich et Francis Ponge permettront de répondre à de telles questions, en montrant que l’interprétation littéraire peut être directement articulée à certains des problèmes sociétaux qui font le plus souvent la Une de nos Journaux télévisés (le « multi-culturalisme », l’obsession victimaire, les phénomènes relevant de l’auto-censure et de la political correctness).
Après avoir observé les décalages et les déplacements que la pratique des textes littéraires anciens peut générer en nous au niveau du mot, de la syntaxe et de nos valorisations morales, la montée en généralité qui structure ce parcours argumentatif en arrivera à s’interroger sur la nature de ce « déplacement d’univers » que propose l’expérience fictionnelle, dans le chapitre viii Fictions. Dominique Maingueneau, Jean-Marie Schaeffer et la sémiotique narrative d’inspiration greimassienne aideront à préciser la nature de la délocalisation fictionnelle, ainsi que les enjeux anthropologiques des modélisations mimétiques auxquelles elles donnent lieu. Lubomír Doležel en découvrira quant à lui les enjeux ontologiques, en faisant de la fiction le lieu d’émergence d’autres mondes possibles.
C’est sur les phénomènes complexes de modulation de croyance auxquels donne lieu l’expérience fictionnelle que se penchera le chapitre ix Suggestions. On y considérera la lecture de fictions comme tendue entre la célèbre willing suspension of disbelief (une suspension volontaire d’incrédulité), traditionnellement assignée à la consommation de roman, et une witty suspicion of all beliefs (une suspicion ironiste envers toute croyance), qui tend à nous faire regarder toute parole de vérité comme pouvant relever de la « fable ». À partir de catégories et d’analyses tirées de Maurizio Lazzarato, de Jean-Paul Sermain et de Marc Escola, on finira par considérer que l’affabulation constitue le mode de discours le plus approprié aux praticiens des études littéraires, dès lors que celles-ci sont conçues comme un espace de négociation sociale des croyances publiques et privées.
Le chapitre x Scolarisation fera le point sur ce que les principes mis en place jusqu’ici impliquent quant à l’enseignement de la littérature, dans les collèges, les lycées et (surtout) à l’université. En convergence avec les réflexions de nombreux praticiens de la didactique, on y esquissera une liste de neuf fonctions possibles assignables à cet enseignement, qui sont autant de justifications de son utilité sociale, et donc autant d’arguments à utiliser pour combattre ceux qui proposent d’en réduire le financement public.
Pour étayer ces arguments, le chapitre xi Transformations caractérise les grandes évolutions sociétales en cours à travers trois constellations conceptuelles d’ordre sociologique (le capitalisme cognitif, la superposition de sociétés de contrôle sur les structures des sociétés disciplinaires, et l’importance croissante du rôle des publics et de la sphère noo-politique dans nos modes de régulation sociale). On essaiera de faire voir que les opérations et les compétences mises en jeu par l’interprétation littéraire se trouvent en plein cœur de chacune de ces grandes transformations anthropologiques, et que, par conséquent, les études littéraires méritent d’être placées au centre (plutôt que dans les marges) de la formation des générations à venir.
Le chapitre xii Intellections complète ce tableau sociologique en réfléchissant aux nouvelles définitions de l’intelligence qui demandent à être élaborées dans le cadre de ces transformations sociétales. C’est ici qu’est directement critiquée la conception néo-travailliste, qui ignore à la fois la nature transindividuelle du general intellect et la productivité diffuse dont participent toutes nos pratiques sociales, qu’elles soient rémunérées ou non par un salaire, et qu’elles soient comptabilisées ou non dans l’économétrie du PIB. Laurent Loty et Paolo Virno nous invitent à reconfigurer notre conception de la recherche et de l’enseignement autour d’un impératif d’indisciplinarité (bien plus exigeant et dérangeant que le mot d’ordre émoussé d’inter-disciplinarité), avant que ces considérations sociologiques ne se concluent par une méditation sur la présence de la lecture (sous la forme de l’étymon lectio) au cœur de tout ce qui relève de l’élection, de l’intellection et de la collectivité.
Le chapitre xiii Actualisations, opérant un retour final sur les questions d’interprétation littéraire, propose une définition synthétique des lectures actualisantes. Il rappelle que des pratiques herméneutiques relevant de l’actualisation ont été sollicitées à toutes les époques, il les retrouve dans les discussions ayant porté sur « l’application » et sur « l’allégorisation », avant de solliciter la pensée de Gilbert Simondon pour décrire la vie littéraire, la transmission et le rayonnement des oeuvres à travers des processus de « transduction ».
Enfin, le chapitre xiv Fidélisation s’inspire de la pensée d’Alain Badiou à la fois pour proposer une reprise auto-critique des positionnements précédents et pour les mettre à portée de ré-envisager quelques-unes des questions laissées en suspens à la suite des trois premiers chapitres. En fin de parcours, il apparaît que l’interprétation littéraire est bien le lieu de déploiement d’une vérité, et qu’elle doit bien se fixer pour tâche d’être fidèle à quelque chose dont le texte est la trace. Mais dès lors que ce « quelque chose » est identifié à un événement (tel qu’Alain Badiou définit ce terme), alors toutes les thèses égrainées au fil de l’ouvrage, les plus sceptiques comme les plus dogmatiques, prennent une consistance renouvelée et redynamisée.
S’ajoutent à ce parcours argumentatif une Récapitulation des 58 énoncés synthétiques qui en ont scandé la progression (chapitre xv), ainsi qu’une Conclusion, qui ne cherche nullement à « clore » le débat, mais qui propose de voir dans la condition littéraire de l’interprète un modèle nous aidant à concevoir notre condition historique comme caractérisée par une situation d’enfermement-avec (con-clusion).
Au fil de ces différents chapitres, hormis quelques allusions ponctuelles à une nouvelle de Guy de Maupassant ou à un roman épistolaire d’Isabelle de Charrière, la quasi-totalité des illustrations des points soulevés par la spéculation théorique portera sur un récit encore méconnu, dans lequel j’aimerais nous aider à reconnaître l’un des grands romans de la modernité (à côté de Madame Bovary, de À la recherche du temps perdu, du Procès ou de Ulysses), le Manuscrit trouvé à Saragosse rédigé par Jean Potocki entre 1794 et 1815. Non seulement cet ouvrage kaléidoscopique offre des ressources infinies pour illustrer les complexités de l’interprétation, les dynamiques de nos sociétés de spectacle, ou les apories de la réflexion politique postmoderne, mais, n’étant devenu accessible dans sa forme et dans sa langue originales que depuis quelques mois seulement, il mérite de bénéficier de toutes les occasions pour se faire connaître et désirer. Si, derrière ses gesticulations théoriques, mon ouvrage devait ne servir qu’à engager un seul lecteur à se plonger dans le labyrinthe du roman de Potocki, cela suffirait à me convaincre de n’avoir pas perdu mon temps en le rédigeant.


[1Entretien publié dans le quotidien gratuit 20 minutes du 16 avril 2007, disponible sur le site http://www.20minutes.fr/article/151848/20070416-France-Le-Pen-ne-m-interesse-pas-son-electorat-si.php (consulté le 27 avril 2007).

[2Discours de la réunion publique du 23 février 2006 à Lyon, disponible sur le site http://www.u-m-p.org/site/index.php/ump/s_informer/discours/reunion_publique_lyon_le_23_fevrier_2006__1 (consulté le 16 mai 2007).

[3Google montre que le terme est utilisé couramment de nos jours dans le domaine de l’exégèse biblique. La tradition herméneutique (laïque) y a aussi eu recours tout au long de son histoire, de même que la réflexion didacticienne récente.

[4Jean-Louis Dufays, Stéréotype et lecture, Bruxelles, Mardaga, 1994, p. 103-104.

[5Denis Hollier (éd.), De la littérature française, Paris, Bordas, 1993.

[6Voir François Cusset, French Theory. Foucault, Derrida, Deleuze et Cie et les mutations de la vie intellectuelle aux États-Unis, Paris, La Découverte, 2003.

[7Denis Hollier, Politique de la prose. Jean-Paul Sartre et l’an quarante, Paris, Gallimard, 1982. Voir aussi, du même auteur, dans une veine similaire, Les Dépossédés, Paris, Minuit, 1993.

[8Jean-Louis Dufays, Louis Gemenne et Dominique Ledur, Pour une lecture littéraire. Histoire, théories, pistes pour la classe, Bruxelles, De Boeck, 2e édition, 2005, p. 161.

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