L’avenir d’une illusion, V - (Reprise de la question de la signification psychologique des représentations religieuses.)



V

Poursuivons à présent notre enquête : quelle est la signification psychologique des idées religieuses, sous quelle rubrique pouvons-nous les classer ? Il n’est pas du tout facile au premier abord de répondre à cette question. Après avoir rejeté diverses formules, on s’en tiendra à celle-ci les idées religieuses sont des dogmes, des assertions touchant des faits et des rapports de la réalité externe (ou interne), et ces dogmes nous apprennent des choses que nous n’avons pas découvertes par nous-mêmes et qui exigent de notre part un acte de foi. Comme ils nous renseignent sur ce qui, dans la vie, nous semble le plus important et le plus intéressant, ces dogmes sont estimés particulièrement haut. Qui les ignore est très ignorant, qui les a incorporés à son savoir peut se considérer comme possédant une connaissance très enrichie.

Il y a bien entendu beaucoup de « dogmes », relatifs aux choses les plus. variées de ce monde. Toute heure passée sur les bancs de l’école en est remplie. Tenons-nous-en à la géographie. Nous entendons dire à l’école : Constance est sur le Bodensee (lac de Constance). Une chanson d’étudiant ajoute : qui ne le croit pas y aille voir ! Il se trouve que j y ai été et je puis confirmer la chose : cette jolie ville est située sur le rivage d’une vaste étendue d’eau que tous les habitants d’alentour appellent le Bodensee. Aussi suis-je à présent entièrement convaincu de la justesse de cette assertion géographique. Mais je me rappelle à ce propos un autre incident tout à fait curieux.

Homme mûr déjà, je me trouvais pour la première fois à Athènes sur la colline de l’Acropole, parmi les ruines des temples, regardant au loin la mer bleue. A ma joie se mêlait un sentiment d’étonnement, qui me poussait à me dire : « Ainsi les choses sont vraiment telles qu’on nous l’apprenait à l’école ! Faut-il qu’alors ma foi en ce que j’entendais ait été sans profondeur ni force pour que je puisse aujourd’hui être si surpris ! » Mais je ne veux pas attacher trop de poids à cet incident : une antre explication de ma surprise est encore possible, explication qui ne me vint pas alors à l’idée ; elle serait de nature absolument subjective et en rapport avec le caractère particulier du lieu.

Tous les « dogmes » de cette nature réclament ainsi la croyance en ce qu’ils affirment, mais ils ne restent pas sans fonder cette prétention. Ils sont, disent-ils, le résultat, le résumé de démarches cogitatives longues, basées sur l’observation et certes aussi sur le raisonnement ; ils montrent la voie à celui qui, au lieu d’accepter ce résultat tout fait, a l’intention de refaire lui-même ces démarches. Et il est toujours fait part de la source de la connaissance que confèrent ces dogmes, quand cette source ne constitue pas, comme dans les assertions géographiques, une évidence. Par exemple : la terre a la forme d’un globe ; on en apporte comme preuves à l’appui l’expérience du pendule de Foucault, les phénomènes de l’horizon, la. circumnavigation de la terre. Comme il est impossible - ainsi que tout le monde peut le saisir - d’envoyer tous les enfants des écoles faire le tour du monde, on se contente de laisser reposer sur la foi l’enseignement de l’école, mais l’on sait que le chemin de la conviction personnelle reste ouvert.

Essayons d’appliquer les mêmes tests aux dogmes religieux. Demandons-nous sur quoi se fonde leur prétention à notre croyance, nous recevons trois réponses qui s’accordent remarquablement mal entre elles. En premier lieu, ils méritent créance parce que nos premiers ancêtres y croyaient déjà ; en second lieu, nous en possédons des preuves qui datent justement de ces temps primitifs et se sont transmises jusqu’à nous ; en troisième lieu, il est en tout cas défendu de poser la question de leur authenticité. Cet acte téméraire était autrefois puni des peines les plus sévères et aujourd’hui encore la société ne voit pas d’un bon œil qui se permet de le renouveler.

Ce troisième point est fait pour éveiller au plus haut degré nos soupçons. Une telle interdiction ne peut en effet avoir qu’un seul motif ; la société sait fort bien quelle base incertaine possèdent ses doctrines religieuses. S’il en était autrement, elle mettrait, certes, volontiers à la disposition de quiconque voudrait acquérir une conviction personnelle le matériel nécessaire. C’est pourquoi nous abordons, avec un sentiment de méfiance difficile à faire taire, l’examen des deux autres arguments. Il nous faut croire, parce que nos ancêtres ont cru. Mais ces ancêtres étaient bien plus ignorants que nous, ils croyaient à des choses qu’il nous est aujourd’hui impossible d’admettre. Il est donc possible que les doctrines religieuses entrent elles-mêmes dans cette catégorie. Et les preuves qu’ils nous ont léguées sont consignées dans des écrits eux-mêmes affectés de tous les caractères de l’incertitude. Ces écrits sont pleins de contradictions, révisions, interpolations ; là où ils parlent de confirmations authentiques, ils ne sont eux-mêmes pas dignes de foi. Le fait qu’ils allèguent comme origine de leur texte ou du moins de leur fond une révélation divine n’est pas d’un grand poids, car cette affirmation fait elle-même partie de ce corps de doctrine dont il s’agit d’examiner l’authenticité, et aucune proposition ne saurait se prouver elle-même.

Nous arrivons ainsi à cette singulière conclusion : de tout notre patrimoine culturel, c’est justement ce qui pourrait avoir pour nous le plus d’importance, ce qui a pour tâche de nous expliquer les énigmes de l’univers et de nous réconcilier avec les souffrances de la vie, c’est justement cela qui est fondé sur les preuves les moins solides. Nous ne pourrions nous résoudre à admettre un fait aussi indifférent que celui-ci : les baleines mettent au monde leurs petits vivants au lieu de pondre les œufs, si ce fait n’était pas mieux prouvé.

Cet état de choses est en soi un très curieux problème psychologique. Que personne n’aille croire, d’ailleurs, que les remarques précédentes touchant l’impossibilité de prouver les doctrines religieuses contiennent quoi que ce soit de nouveau. Cette impossibilité a été reconnue de tout temps, et certainement aussi par les ancêtres qui nous ont légué cet héritage. Sans doute beaucoup d’entre eux ont-ils nourri les mêmes doutes que nous, mais une pression trop forte s’exerçait sur eux pour qu’ils osassent les exprimer. Et depuis lors, d’innombrables hommes ont été tourmentés des mêmes doutes, doutes qu’ils auraient voulu étouffer, parce qu’ils pensaient de leur devoir de croire ; de nombreuses et brillantes intelligences ont échoué de par ce conflit, et bien des caractères se sont vus entamés en vertu des compromis par lesquels ils cherchaient à en sortir.

Si toutes les preuves que l’on allègue en faveur de l’authenticité des dogmes religieux émanent du passé, il semble naturel de jeter un coup d’œil alentour afin de voir si le présent, plus aisé à juger, ne fournirait pas aussi de semblables preuves. Si l’on réussissait ainsi à arracher au doute fût-ce une seule parcelle du système religieux, par là l’ensemble gagnerait extraordinairement en crédibilité. C’est ici qu’intervient l’activité des spirites ; ils sont convaincus de la survivance de l’âme individuelle et ils voudraient nous démontrer que cet article de la doctrine religieuse est indubitable. Malheureusement ils ne sont pas parvenus à réfuter ce fait que les apparitions et manifestations de leurs esprits ne sont que le produit de leur propre activité psychique. Ils ont évoqué les esprits des plus grands hommes, des penseurs les plus éminents, mais toutes les manifestations et informations issues de ceux-ci étaient si niaises, si désespérément insignifiantes, qu’il est impossible de croire à autre chose qu’à la capacité des esprits de s’adapter au niveau des hommes qui les ont évoqués.

Il faut à présent mentionner deux tentatives, qui font toutes deux l’impression d’un effort spasmodique pour éluder le problème. L’une, de l’ordre de la violence, est ancienne ; l’autre est subtile et moderne. La première est le Credo quia absurdum des Pères de l’Église. Ce qui revient à dire que les doctrines religieuses sont soustraites aux exigences de la raison ; elles sont au-dessus de la raison. Il faut sentir intérieurement leur vérité ; point n’est nécessaire de la comprendre. Seulement ce Credo n’est intéressant qu’à titre de confession individuelle ; en tant que décret, il ne lie personne. Puis-je être contraint de croire à toutes les absurdités ? Et si tel n’est pas le cas, pourquoi justement à celle-ci ? Il n’est pas d’instance au-dessus de la raison. Si la vérité des doctrines religieuses dépend d’un événement intérieur qui témoigne de cette vérité, que faire de tous les hommes à qui ce rare événement n’arrive pas ? On peut réclamer de tous les hommes qu’ils se servent du don qu’ils possèdent, de la raison, mais on ne peut établir pour tous une obligation fondée sur un facteur qui n’existe que chez un très petit nombre d’entre eux. En quoi cela peut-il importer aux autres que vous ayez, au cours d’une extase qui s’est emparée de tout votre être, acquis l’inébranlable conviction de la vérité réelle des doctrines religieuses ?

La deuxième tentative est celle de la philosophie du « Comme si » [1]. Elle nous l’expose : nous admettons à figurer parmi nos processus cogitatifs tontes sortes d’hypothèses dont l’absence de fondement, voire l’absurdité, nous apparaît clairement. On les appelle fictions, mais, en vertu de nombreuses raisons pratiques, nous devons nous comporter « comme si » nous croyions à ces fictions. Tel serait le cas des doctrines religieuses, vu leur importance sans égale pour le maintien des sociétés humaines [2]. De tels arguments ne sont pas très éloignés du Credo quia ahsurdum. Mais je pense que seul un philosophe pouvait concevoir l’exigence du « Comme si ». L’homme dont la pensée n’est pas influencée par les tours de passe-passe de la philosophie ne pourra jamais l’admettre. Pour lui, quand on a avoué qu’une chose était absurde, contraire à la raison, tout est dit. On ne peut s’attendre à ce qu’il renonce, justement lorsqu’il s’agit de ses intérêts les plus vitaux, aux garanties qu’il réclame par ailleurs au sujet de toutes ses activités usuelles. Je me souviens de l’un de mes enfants qui se distingua de très bonne heure par un sens du réel particulièrement marqué. Quand on racontait à mes enfants un conte de fées, qu’ils écoutaient avec recueillement, lui s’avançait et demandait : « Est-ce une histoire vraie ? » Après qu’on lui avait dit que non, il s’éloignait d’un air méprisant. On peut s’attendre à ce que les hommes se comportent bientôt de même envers les contes de fées de la religion, en dépit de l’intercession du « Comme si ».

Mais ils se comportent, à ce jour encore, tout autrement et, aux temps passés, les idées religieuses ont exercé la plus puissante influence sur l’humanité, en dépit de leur incontestable manque d’authenticité. C’est là un nouveau problème psychologique. On doit se demander en quoi consiste la force interne de ces doctrines et à quelles circonstances elles doivent cette efficacité indépendante du contrôle de la raison.



[1Als ob en allemand. (N. de la Trad.)

[2Je ne me crois pas coupable d’injustice en faisant présenter ici par l’auteur de la philosophie du « Comme si » un point de vue qui n’est pas non plus étranger à d’autres penseurs. Comparer H. Vaihinger, La philosophie du « Comme si » (Die Philosophie des Als ob), 7e et 8e éd., 1922, p. 68 : « Nous comprenons parmi les fictions non seulement des opérations théoriques indifférentes, mais encore des constructions idéatives édifiées par les plus nobles esprits, auxquelles tient le cœur de la plus noble partie de l’humanité, et que celle-ci ne souffre pas qu’on lui arrache. Il n’entre d’ailleurs nullement dans nos intentions de le faire : en tant que fictions pratiques nous ne touchons pas à ces constructions idéatives ; elles ne périssent qu’en tant que vérités théoriques. »

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