L’avenir d’une illusion, VII - (Religion et ordre social)

17 juin 2007

VII

Dès que nous avons reconnu pour des illusions les doctrines religieuses, une nouvelle question se pose : d’autres biens culturels, que nous estimons très haut et par lesquels nous laissons dominer notre vie, ne seraient-ils pas de nature semblable ? Les principes qui règlent nos institutions politiques ne devraient-ils pas de même être qualifiés d’illusions ? Les rapports entre les sexes, au sein de notre civilisation, ne sont-ils pas troublés par une illusion érotique ou par une série d’illusions érotiques ? Notre suspicion une fois mise en éveil, nous n’hésiterons même pas à nous le demander : notre conviction de pouvoir découvrir quelque chose de la réalité extérieure en nous servant de l’observation et de la réflexion et des méthodes scientifiques a-t-elle quelque fondement ? Rien ne doit nous retenir d’appliquer l’observation à notre propre nature ni d’employer la pensée à sa propre critique. Ici une série d’investigations s’offre à nous, dont le résultat décisif pour édifier une « conception de l’univers » (Weltanschauung). Nous pressentons de plus que notre peine ne serait pas perdue et qu’elle nous apporterait une justification moins partielle de ce que nous soupçonnons. Mais l’auteur de ces pages ne se sent pas les moyens d’entreprendre une aussi vaste tâche, il se voit nécessairement contraint de limiter son travail à l’étude d’une seule de ces illusions : l’illusion religieuse.

Cependant notre adversaire, élevant la voix, nous crie halte. Nous sommes invités à rendre compte de notre action répréhensible : « L’intérêt pour l’archéologie est certes des plus louables. Mais on n’entreprend pas de fouilles quand par ces fouilles on sape les habitations des vivants, de telle sorte qu’elles s’effondrent, et ensevelissent les hommes sous leurs débris. Les doctrines religieuses ne sont pas un sujet à propos de n’importe quel autre. C’est sur elles qu’est édifiée notre civilisation, le maintien de la société humaine a pour prémisses que la majorité des hommes croient à ces doctrines. Si l’on vient à apprendre aux hommes qu’il n’y a pas de Dieu très juste et tout-puissant, pas d’ordre divin de l’univers et pas de vie future, alors ils se sentiront exempts de toute obligation de suivre les lois de la civilisation. Sans inhibitions, libéré de toute crainte, chacun s’abandonnera à. ses instincts asociaux, égoïstes, et cherchera à établir son pouvoir. Le chaos, que nous avons banni par un travail civilisateur millénaire, recommencera. Même si l’on savait et pouvait prouver que la religion n’est pas en possession de la vérité, il faudrait le taire et se conduire comme le demande la philosophie du « Comme Si ». Ceci dans l’intérêt de la préservation de tous ! Et, en outre du danger que comporte l’entreprise, elle constituerait encore une cruauté gratuite. D’innombrables humains trouvent dans les doctrines de la religion leur consolation unique, ne peuvent supporter la vie que grâce à ce secours. Et on voudrait leur retirer cet appui sans avoir rien de meilleur à leur offrir en échange. On en a convenu : la science, jusqu’à ce jour, n’a pas accompli grand-chose, mais eût-elle même progressé beaucoup plus loin, elle ne suffirait pas aux hommes. L’homme a encore d’autres besoins impérieux que jamais la science froide ne saura apaiser, et il est vraiment singulier - à parler franc c’est le comble de l’inconséquence -, de voir un psychologue, qui a toujours souligné combien dans la vie de l’homme l’intelligence reste au second plan par rapport à la vie instinctive, de voir, dis-je, ce psychologue s’efforcer d’enlever aux hommes une précieuse satisfaction de leurs désirs et chercher à les en dédommager par une pitance intellectuelle. »

- Que d’accusations à la fois ! Cependant je suis prêt à répondre à toutes, et de plus à défendre cette assertion que la civilisation courrait un plus grand danger en maintenant son attitude actuelle envers la religion qu’en y renonçant. Mais je ne sais, pour répondre, par où commencer.

Peut-être commencerai-je par assurer que je considère moi-même mon entreprise comme absolument inoffensive et sans péril. Cette fois-ci la surestimation de l’intellect n’est pas de mon côté. Si les hommes sont vraiment tels que mes adversaires les décrivent - et je ne saurais y contredire - il n’y a aucun danger qu’un dévot, accablé par mes arguments, se laisse arracher sa foi. En outre, n’ai-je rien dit que d’autres hommes, plus autorisés que moi, n’aient dit avant moi, et de façon plus complète, plus forte et plus éloquente. Les noms de ces hommes sont connus de tous ; je ne les citerai pas, je ne voudrais pas avoir l’air de me considérer comme l’un d’eux. Je me suis borné - ceci est la seule partie nouvelle de mon exposé - à ajouter à la critique de mes grands prédécesseurs quelques bases psychologiques. On ne saurait s’attendre à ce que cette seule addition accomplisse ce que ne purent réaliser les tentatives antérieures. Certes, on pourrait me demander ici pourquoi j’écris des choses dont l’inefficacité me semble assurée. Mais nous reviendrons là-dessus plus tard.

Le seul à qui cette publication puisse nuire, c’est moi-même. Je m’apprête à entendre les reproches les plus désagréables, on va m’accuser d’être superficiel, d’avoir l’esprit borné, de manquer d’idéalisme et de la compréhension des intérêts les plus élevés de l’humanité. Mais d’une part ces représentations ne sont pas nouvelles pour moi ; de l’autre, quand on s’est placé, dès son jeune âge, au-dessus de la désapprobation de ses contemporains, en quoi cette désapprobation peut-elle importer, lorsqu’on est devenu un vieillard, et qu’on est certain d’être bientôt soustrait aux effets de la faveur ou de la défaveur des hommes ? Il en était autrement aux siècles passés : alors de telles allégations vous assuraient l’écourtement de l’existence et vous fournissaient une occasion toute proche de faire des observations personnelles sur la vie future. Mais je le répète, ces temps sont passés, et de nos jours de tels écrits restent sans danger pour leur auteur. Tout au plus peut-il advenir qu’il soit interdit de traduire et de répandre son livre dans tel ou tel pays. Bien entendu cela arrivera justement dans les pays qui ne doutent pas du niveau élevé de leur culture. Cependant, quand on s’est précisément fait l’avocat du renoncement aux désirs et de l’acquiescement à la destinée, il faut savoir encore souffrir ce dommage.

Et je me posai alors la question : la publication de cette étude ne pourrait-elle cependant nuire à quelqu’un ? Non pas à une personne, mais à une cause : la cause de la psychanalyse. On ne saurait nier que celle-ci ne soit ma création, et elle a amplement suscité méfiance et mauvaise volonté : si à présent j’avance des propositions aussi déplaisantes, les gens ne seront que trop aptes à déplacer leurs sentiments de ma personne à la psychanalyse. On peut voir à présent, dira-t-on, où conduit la psychanalyse. Le masque est tombé : elle conduit à nier Dieu et tout idéal moral, ainsi que nous nous en étions toujours doutés. Afin de nous empêcher de nous en apercevoir, on nous avait fait croire que la psychanalyse n’était pas une « conception de l’univers » et ne pourrait jamais en devenir une.

Tout ce vacarme me sera vraiment désagréable à cause de mes nombreux collaborateurs, parmi lesquels un certain nombre ne partage en rien mon attitude envers le problème religieux. Mais la psychanalyse a déjà bravé bien des orages, et doit s’exposer à celui-ci encore.

La psychanalyse est en réalité une méthode d’investigation, un instrument impartial, semblable, pour ainsi dire, au calcul infinitésimal. Si, grâce à celui-ci, un physicien venait à découvrir que la terre, après un temps donné, allait être anéantie, on hésiterait cependant à attribuer au calcul lui-même des tendances destructives et, en conséquence, à le proscrire. Rien de ce que j ‘ai dit ici contre la valeur réelle de la religion n’avait besoin de la psychanalyse ; tout cela avait déjà été dit par d’autres bien avant qu’il n’y eut de psychanalyse. Peut-on, en appliquant les méthodes psychanalytiques, acquérir un argument nouveau contre la véracité de la religion, tant pis  [1] pour la religion ; cependant les défenseurs de la religion .auront un droit égal à se servir de la psychanalyse pour apprécier à sa valeur l’importance affective de la doctrine religieuse.

Je poursuivrai mon plaidoyer : la religion a évidemment rendu de grands services à la civilisation, elle a largement contribué à dompter les instincts asociaux, mais elle n’a pas pu aller assez loin dans ce sens. Pendant des milliers d’années, elle a gouverné les sociétés humaines ; elle a eu le temps de montrer ce qu’elle était capable d’accomplir. Si elle avait réussi à rendre heureux la majorité des hommes, à les consoler, à les réconcilier avec la vie, à en faire des soutiens de la culture, il ne viendrait à l’idée de personne d’aspirer à un changement dans l’état actuel des choses.

Mais que voyons-nous au lieu de ceci ? Un effrayant nombre d’hommes est mécontent de la civilisation, est rendu malheureux par elle, la ressent comme un joug qu’il faut secouer. Et ces hommes ou bien font tout ce qui est en leur pouvoir pour changer cette civilisation, ou bien même poussent si loin leur hostilité envers celle-ci qu’ils ne veulent absolument plus entendre parler de civilisation ni d’entraves aux instincts.

On nous objectera ici que cet état de choses provient bien plutôt de ce fait que la religion a perdu une partie de son influence sur les foules, justement en vertu du déplorable effet des progrès scientifiques. Nous noterons au passage cet aveu et les raisons qu’on en donne afin de nous en servir plus tard pour notre dessein ; mais l’objection elle-même est sans force.

Il est douteux que les hommes, au temps où la religion régnait en maîtresse absolue, aient été dans l’ensemble plus heureux qu’aujourd’hui ; en tout cas ils n’étaient certes pas plus moraux. Ils se sont toujours entendus à transformer les prescriptions religieuses en pratiques extérieures déjouant par là les intentions de ces préceptes. Et les prêtres, dont la fonction était de veiller à l’observance de la religion, se faisaient à demi leurs complices. La bonté de Dieu devait paralyser sa justice. On péchait, puis on apportait des offrandes ou bien l’on faisait pénitence, et alors on était libre de pécher à nouveau. Le mysticisme russe s’est enfin élevé à cette conception : le péché est indispensable si l’on veut jouir de toutes les bénédictions de la grâce divine ; le péché est donc en fin de compte une œuvre agréable à Dieu. Il est de notoriété publique que les prêtres ne purent maintenir la soumission des foules à la religion qu’au prix de ces grandes concessions aux instincts des hommes. Et on en demeura là : Dieu seul est fort et bon, l’homme est faible et pécheur. De tout temps, l’immoralité a trouvé dans la religion autant de soutien que la moralité. Si ce que la religion a accompli pour rendre heureux les hommes, les adapter à la civilisation et leur donner une maîtrise morale sur eux-mêmes, n’est pas de plus grande valeur, alors la question se pose : ne nous sommes-nous pas exagéré la nécessité de la religion pour les hommes, et avons-nous raison de fonder sur elle les exigences de notre civilisation ?

Qu’on réfléchisse à l’état de choses actuel qu’il est impossible de méconnaître. Nous en avons entendu l’aveu : la religion n’a plus la même influence qu’autrefois sur les hommes. (Il s’agit là de la civilisation européenne chrétienne.) Et elle ne l’a plus, non pas parce que les promesses qu’elle fait aux hommes sont devenues moins éblouissantes, mais parce que ces promesses semblent moins dignes de foi. Admettons-le la raison de cette évolution est le renforcement de l’esprit scientifique dans les couches supérieures de la société humaine (ce n’est peut-être pas la seule). La critique a peu à peu effrité la force de conviction des documents religieux, les sciences naturelles ont fait voir les erreurs qu’ils contiennent, et les méthodes de l’examen comparé ont mis au jour la ressemblance fatale qui existe entre les idées religieuses que nous révérons et les créations intellectuelles des âges et des peuples primitifs.

L’esprit scientifique engendre une attitude déterminée envers les problèmes de ce monde ; devant les problèmes religieux il fait halte un moment, il hésite, et enfin se décide là aussi à passer le seuil. Ces démarches ne connaissent pas d’arrêt : plus il est d’hommes à qui les trésors de notre connaissance deviennent accessibles, plus s’étend l’aire d’abandon de la foi religieuse ; d’abord sont frappées les plus désuètes et absurdes expressions de la foi, puis à leur tour ses propositions les plus fondamentales. Seuls les Américains, qui furent les instigateurs du procès aux singes de Dayton ( [2]) se sont montrés conséquents dans leurs actes. Partout ailleurs la transition inévitable s’accomplit an moyen de demi-mesures et d’insincérités.

Il y a peu à craindre pour la civilisation de la part des hommes cultivés et des travailleurs intellectuels. Les mobiles d’ordre religieux commandant un comportement culturel seraient chez eux remplacés sans bruit par d’antres mobiles d’ordre temporel ; de plus ils sont, pour la plupart, eux-mêmes porteurs de la culture. Mais il en va autrement de la grande foule des illettrés, des opprimés, qui ont de bonnes raisons d’être des ennemis de la civilisation. Tant qu’ils n’apprennent pas que l’on ne croit plus en Dieu, tout va bien. Mais ils l’apprennent, infailliblement, même si cet écrit n’est pas publié. Et ils sont prêts à admettre les résultats de la réflexion scientifique, sans qu’en échange se soit produite en eux l’évolution que le penser scientifique a en l’esprit humain. Le danger n’existe-t-il pas alors que ces foules, dans leur hostilité contre la culture, n’attaquent le point faible qu’ils ont découvert en leur despote ? Il n’était pas permis de tuer son prochain pour la seule raison que le bon Dieu avait défendu et devait venger durement le meurtre en cette vie ou dans l’autre ; on apprend maintenant qu’il n’y a pas de bon Dieu, qu’on n’a pas à redouter sa vengeance ; alors on tue son prochain sans aucun scrupule et l’on n’en peut être empêché que par la force temporelle. Ainsi ou bien il faut contenir par la force ces foules redoutables et soigneusement les priver de. toute occasion d’éveil intellectuel, ou bien il faut réviser de fond en comble les rapports de la civilisation à la religion.



[1Ces deux mots sont en français dans le texte. (N. de la Trad.)

[2Où un professeur comparut pour avoir enseigné la thèse évolutionniste. (N. de la Trad.)

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