LE STATUT DE L’ÉCRITURE CHEZ GERRARD WINSTANLEY
Lorsque [1] Winstanley écrit en Juin 1649 que la question de savoir si la terre a été « destinée à être un trésor commun » ne saurait être résolue par quelque texte de l’Écriture ou par quelque exemple historique, mais uniquement « à la lumière d’elle-même » [2], la cause paraît entendue : si l’Écriture peut servir à confirmer son projet politique et à lui donner une force de persuasion, elle ne saurait constituer une preuve de sa validité. Quelques jours auparavant, Winstanley affirmait néanmoins explicitement le contraire : après avoir donné deux justifications politico-juridiques de l’entreprise des Diggers, immédiatement qualifiées de « preuves les plus faibles », il ajoutait que « cela peut être prouvé par le texte même de l’Écriture », débarrassé de ses interprétations savantes [3]. Ce n’est pas un simple problème de formulation : nous sommes bien au cœur des tensions constitutives de l’œuvre de Winstanley. Mais pour s’en convaincre, il convient de se départir d’une vision d’ensemble presque inévitablement suggérée par une première lecture. Les quatre premiers écrits de Winstanley, dépourvus de toute référence au communisme, sont en effet presque entièrement consacrés à une théorie de l’Écriture et à une pratique de l’interprétation visant à saper les fondements des diverses théologies dominantes. Le cinquième texte, postérieur à la découverte du communisme, mais antérieur à sa mise en oeuvre, contient déjà des références extérieures à l’Écriture. Quant aux autres, ils semblent s’éloigner de plus en plus de toute justification scripturaire - exception faite de Fire in the Bush dont la datation est d’ailleurs l’objet de controverses. Et l’on aboutirait ainsi à un dernier ouvrage, La loi de liberté, proposant à Cromwell un projet de société communiste presque entièrement débarrassé de référence à l’Écriture.
Pour au moins deux raisons, ce schéma linéaire n’emporte cependant pas la conviction. Tout d’abord, si le relatif effacement des références bibliques est incontestablement lié à la volonté qu’a Winstanley de rechercher d’autres fondements de sa pensée, conformes à ce qu’il nomme la raison, il est manifeste qu’il ne les trouvera pas vraiment : nous ne saurons jamais, par exemple, en quoi l’Angleterre du XVIIe siècle est apte à entrer dans un système de propriété collective de la terre. Dans ces conditions, la référence au texte de la Genèse demeure à peu près inévitable, même si Winstanley a parfaitement conscience de son insuffisance. Ensuite et surtout, l’affaiblissement du recours à l’Écriture n’est pas seulement la conséquence de l’entreprise des Diggers : il est inscrit en toutes lettres dans ses premiers ouvrages dont l’intérêt principal est peut-être de programmer un dépérissement imminent de l’Écriture au cœur même d’un travail d’exégèse parfois déroutant pour un lecteur du XXeme siècle.
L’un des objectifs essentiels des premiers textes de Winstanley est de combattre ce qu’il appelle « idolâtrie de l’Écriture » [4] ; aussi affirme-t-il à maintes reprises que l’Écriture n’est pas la parole de Dieu. Ce qui ne revient pourtant pas à en faire une œuvre purement humaine. Son intention n’est pas en effet de séparer le sens des textes de leur vérité ou de se livrer à un travail d’analyse philologique. Tout juste affirme-t-il que les traductions anglaises de la Bible divergent, qu’elles n’ont pas été elles-mêmes établies à partir des originaux, et que nous n’avons donc peut-être pas affaire aux véritables textes [5] : encore vise-t-il moins à critiquer l’Écriture qu’à rejeter l’autorité de la tradition. Et lorsqu’il affirme que l’histoire de Caïn semble suggérer qu’il existait des hommes avant Adam, il ne cherche aucunement à relever une contradiction entre les textes : il veut simplement montrer qu’Adam est moins un personnage historique qu’une dimension interne à tout être humain.
Winstanley tente à plusieurs reprises de définir la nature exacte de l’Écriture. « Les Écritures tout entières ne sont que le rapport de mystères spirituels mis en mots devant les yeux de la chair, mais destinés à être vus en leur substance par l’œil de l’Esprit » [6]. De même, à la question de savoir si les Écritures constituent l’Évangile, il répond sans hésitation par la négative : « l’Évangile est l’Esprit qui guidait les Prophètes et les Apôtres... ; et leurs écrits ne sont pas l’Esprit, mais le rapport ou la déclaration de la loi et du témoignage qui étaient présents en eux » [7]. A quoi il ajoute que « les écrits de Paul sont la Parole de l’Évangile, et non la chose elle-même » [8]. Winstanley veut ici soutenir simultanément deux thèses : à quelques détails près, les textes de l’Écriture énoncent des vérités ; mais leur véritable sens ne saurait être établi à partir de l’Écriture seule : ce n’est pas en confrontant indéfiniment les versets que l’on parviendra à les éclairer - c’est probablement ainsi qu’il faut comprendre le refus maintes fois proclamé par Winstanley de toutes les « constructions » au sujet de l’Écriture, refus qui pourrait autrement surprendre de la part de quelqu’un donnant parfois l’impression de se livrer justement à des constructions déconcertantes. En reprenant à son compte la distinction entre la lettre et l’esprit, Winstanley veut très exactement dire ceci : seul un homme guidé par l’Esprit qui régnait chez les auteurs de l’Écriture peut en saisir le sens [9]. Si cette affirmation pose au moins autant de problèmes qu’elle n’en résout, il ne faut en tout état de cause pas la comprendre comme si elle signifiait que seuls quelques élus détiennent le privilège de l’interprétation : c’est même précisément le point de vue contraire que Winstanley veut soutenir. Qu’est-ce donc que l’Esprit ? Un détour s’impose ici par les fondements de la pensée de Winstanley.
L’œuvre tout entière de Winstanley part d’un refus de principe de la séparation entre les hommes. Si la séparation est bien réelle, elle n’est nullement définitive : elle s’enracine dans un processus d’aliénation auquel il est possible de remédier. Au sens strict du terme, les hommes vivent « hors d’eux mêmes », soumis aux fluctuations des objets extérieurs et aux caprices des autres hommes. Or l’une des formes de cette aliénation est justement l’aliénation théologique, ou ce que Winstanley appelle systématiquement le culte d’un « Dieu extérieur ». Et s’il n’a peut-être pas une idée parfaitement claire et distincte de Dieu, une chose est néanmoins sûre à ses yeux : Dieu n’est pas, quant au fond, un être transcendant ; présent dans chaque élément de la nature, il est le véritable principe interne de l’unité de l’univers, et l’ultime garant de la possibilité d’un dépassement de l’aliénation. Il est vrai que la pensée de Winstanley est sur ce point travaillée par des tendances contradictoires. Certains textes vont presque jusqu’à poser une identité entre Dieu et la nature - en particulier le dernier d’entre eux, La loi de liberté, où il parle de « la loi de nature (ou de Dieu) », pour ajouter quelques lignes plus loin que « connaître les secrets de la nature, c’est connaître les œuvres de Dieu ; et connaître les œuvres de Dieu dans la nature, c’est connaître Dieu lui-même, car Dieu habite en toute œuvre ou en tout corps visible » [10], mais la plupart du temps, Winstanley affirme simplement que Dieu est présent en toute chose. De même, si sa démarche est profondément empreinte d’un finalisme parfois exacerbé (il n’hésite pas à affirmer que les chevaux sont destinés aux hommes, l’herbe aux chevaux etc.), d’autres textes ont une résonance fort différente : lorsqu’il compare la chute à une étape nécessaire de la croissance d’un enfant, il en fait un processus naturel derrière lequel on ne peut guère rechercher une intention ou un mystère divins - ce qui n’empêche pourtant pas Winstanley d’employer ailleurs le langage du mystère pour parler de la chute. Quoi qu’il en soit, il propose à peu près toujours la même définition de Dieu : il est « la raison présente en toute chose, mais suprêmement en l’homme », et précise qu’il préfère dire « raison » plutôt que « Dieu » pour rendre plus évidente sa dimension intérieure [11]. Dieu, ou la raison, est donc une puissance naturelle, et l’on ne s’étonnera pas de constater à quel point Winstanley utilise peu le mot « grâce ». Et si cette raison est pour l’heure encore dans un état d’impuissance relative, Winstanley lit dans l’histoire les prémices de son proche triomphe. Tel sera le second avènement du Christ. Il ne s’agit en aucun cas du « retour littéral » de l’homme Jésus-Christ : Winstanley le répète à maintes reprises : « nul n’est sauvé par le fait de croire à l’homme Jésus Christ » [12]. Il est parfaitement exact que le Christ historique était le fils de Dieu ; mais c’est en ce sens seulement qu’il était un « grand prophète » [13], supérieur aux autres parce qu’ entièrement guidé par la raison : c’était un « homme parfait » parce que Dieu « habitait en lui corporellement ». Au sens strict du terme, le Christ n’est pas l’homme Jésus Christ, mais l’esprit qui l’habitait : « le Christ n’était pas le corps humain appelé Christ, mais l’Esprit présent dans ce corps... Ce corps n’était que la demeure ou le temple de son œuvre » [14]. Mais dans la mesure où cette raison est présente en tout homme, il n’y a aucun obstacle de principe à la possibilité d’un salut universel - dont Winstanley affirme même la nécessité dans son second ouvrage Le mystère de Dieu. S’il est vrai que Winstanley ne rejette pas explicitement l’idée d’un jugement dernier, à laquelle il fait même allusion dans ses tout premiers textes, il est clair qu’elle ne joue à peu près aucun rôle dans sa démarche. Pour l’essentiel, le salut n’est rien d’autre que l’avènement du Christ intérieur. Être sauvé, c’est se réjouir du déploiement en soi de la raison, du règne en soi de la « loi de Justice », ou encore de la connaissance du fait que l’ensemble de l’univers forme une communauté gouvernée par Dieu : à cette condition « sa sagesse, son amour, sa vie, son pouvoir, sa joie et sa paix sont les miens » [15]. Car il y a loin entre savoir « selon la lettre », c’est à dire suivant l’enseignement d’autrui, qu’il faut pratiquer la justice, c’est à dire ne pas faire à autrui ce qu’on ne voudrait pas qu’il nous fasse, et savoir « selon le pouvoir de Dieu », c’est à dire comme lui [16]. La première manifestation de la « loi de justice » se présente comme un commandement, à travers la menace d’un châtiment ; lorsque tel est le motif de nos actes, nous ne sommes pas encore sauvés ; mais quand la raison règne en nous, nous savons pourquoi il faut être juste, et la crainte de Dieu disparaît [17]. Nous devenons nous-mêmes fils de Dieu quand nous avons compris le principe d’unité déjà à l’œuvre dans l’univers, mais ignoré de la plupart : « vous n’imaginez plus un Dieu demeurant je ne sais où, mais vous le voyez régner en vous, et pas seulement en vous : vous voyez et vous savez qu’il est l’esprit et le pouvoir habitant tout homme et toute femme... Vous êtes désormais illuminé et sauvé » [18]. Et lorsque Winstanley fera de la propriété collective de la terre le second avènement du Christ, il tirera simplement les conséquences de ses écrits antérieurs, la communauté de la terre étant à ses yeux le corrélat extérieur de la communauté des esprits.
Nous sommes désormais en mesure de mieux comprendre le statut accordé aux Écritures par Winstanley. Ce qui fait leur vérité, c’est l’expérience dont elles sont le témoignage - expérience sensible, mais aussi et surtout expérience intérieure de Dieu, c’est à dire de la raison. L’« expérience » est une des notions clés de Winstanley. Il oppose systématiquement ce qu’il nomme « expérience pure » à la connaissance « par ouï-dire » ; il l’oppose de même à la mémoire, ou encore à la « connaissance des arts et des sciences », toujours incertaine - elle consiste à « parler méthodiquement de ce qui a eu lieu, ou à conjecturer ce qui aura lieu ». Inversement « celui qui parle d’après l’authentique lumière intérieure peut véritablement dire : je sais ce que je dis et je sais qui j’honore » [19]. Notons d’ailleurs ici que Winstanley n’a rien contre les sciences en tant que telles : la société proposée dans La loi de liberté accorde au contraire une place éminente à ce qu’il appelle « sciences expérimentales », cherchant à « découvrir les secrets de la nature » et non à reprendre sans fin les traditions érudites [20].
« Les Écritures de la Bible » ont donc « été écrites par les mains expérimentales de bergers, laboureurs, pêcheurs ... » [21]. Mais qui peut comprendre ces textes ? En droit tout le monde, et sans intermédiaire. Winstanley tient avant tout à rejeter l’idée d’une tradition interprétative qu’il faudrait connaître pour pouvoir comprendre les Écritures. Mais en fait, il en va autrement. Car pour éclairés qu’il soient par l’expérience des rédacteurs, ces textes n’en ont pas moins été écrits par des hommes, dans des langues humaines. Si Winstanley n’élabore pas une théorie du langage, il est clair qu’à ses yeux la lettre des textes, en elle-même, ne saurait retranscrire la totalité de cette expérience, qui n’est pas vraiment communicable dans des mots - et sans doute pas communicable du tout. Pour comprendre le sens des Écritures il faut donc avoir fait une expérience équivalente à celle de leurs rédacteurs, c’est-à-dire être éclairé par l’Esprit, c’est à dire Dieu, c’est à dire la raison qui les éclairait eux-mêmes. Dans tout autre cas de figure, on emploiera peut-être les mêmes mots que les Prophètes ou que les Apôtres, mais on sera incapable de leur conférer leur véritable sens. Car « ni la raison, ni l’Écriture n’autorisent un homme à dire d’autres mots que ceux qu’il sait positivement être vrais » [22]. On en arrive alors à l’alternative suivante. Soit nous nous laissons guider par la lettre même de l’Écriture ; dans ce cas, nous tombons dans une des formes de l’aliénation que Winstanley veut justement combattre : soumettant notre destinée à la parole d’autres hommes, nous renonçons à honorer Dieu là où il doit l’être - en nous mêmes. « Cela revient à marcher avec les yeux d’autres hommes, et l’Esprit n’est pas si étroit que vingt paires d’yeux suffisent au monde entier » [23]. Soit au contraire nous sommes guidés par l’Esprit, par la raison : dans ce cas nous avons les moyens de comprendre les textes de l’Écriture ; mais il est manifeste qu’alors nous n’en avons justement plus besoin. Et tel est bien le fond de la pensée de Winstanley dès ses premiers écrits : il découle de la nature de l’Écriture, et aussi de son enseignement explicite, qu’elle est destinée à disparaître - et ce d’autant plus rapidement que le second avènement du Christ est proche. Winstanley cite longuement sa grande référence en la matière, Jérémie 31, 33-34 : « je mettrai ma Loi dans leur sein/et je l’écrirai sur leur cœur/...Ils n’auront plus à instruire chacun son prochain/...car eux tous ils me connaîtront ». Ce qui revient à dire que tout enseignement humain doit disparaître. Non seulement, bien sûr, l’enseignement « par ouï-dire », fondé sur la tradition, mais également l’enseignement d’après l’expérience intérieure - et donc en tout premier lieu l’enseignement de l’Écriture, et accessoirement celui de Winstanley lui-même. Seul demeurera l’enseignement direct de Dieu, c’est à dire de la raison. Et de fait, lorsque Winstanley annonce pour la première fois dans son cinquième ouvrage, La nouvelle loi de justice, que la terre doit être travaillée, et le pain mangé en commun, il ne présente pas sa découverte comme une déduction tirée de l’Écriture, mais comme une révélation opérée dans une « transe » ou extase - ce qu’il répètera dans de nombreux autres textes [24]. L’interprétation d’un tel mot a suscité une vive polémique entre les commentateurs de Winstanley : sans entrer dans ses détails, rappelons simplement qu’il ne peut en tout état de cause s’agir d’une manifestation surnaturelle.
Les remarques qui précèdent ne doivent pas faire oublier une évidence massive : l’œuvre de Winstanley est pour une bonne part un vaste commentaire des Écritures. Il convient ici de poser une double question : quelle est l’utilité d’un tel système de référence ? Quelle est la nature exacte de la raison dont Winstanley ne cesse d’affirmer qu’elle est un fondement plus solide que le texte biblique ?
Les Écritures sont en premier lieu utiles pour les ignorants : il importe de s’y référer parce que tout le monde n’est pas « libéré du besoin de suivre le jugement d’autrui » [25]. Si une affirmation ne peut au sens strict du terme être prouvée par les Écritures, il est permis de s’en servir pour orienter ceux qui sont encore soumis au principe d’autorité. Dans le même ordre d’idées, Winstanley soutient encore que les Écritures nous apprennent à attendre la venue en nous de l’enseignement divin. Et elles constituent en second lieu une source de joie pour qui découvre un accord entre sa lumière intérieure et un passage biblique : c’est uniquement à cette condition que l’on est autorisé à en proposer une explication. Telle était d’ailleurs la démarche employée par le Christ et par les Apôtres : ils ne se référaient à l’Ancien Testament que lorsque c’était pour eux l’occasion de confirmer une vérité connue par ailleurs : l’avènement du Dieu - raison en l’« homme Jésus Christ » [26].
Quels sont donc les critères de la rationalité revendiquée par Winstanley ? Il sait parfaitement que sa démarche peut facilement être comprise comme une autorisation de dire à peu près n’importe quoi au nom d’une invérifiable révélation intérieure - baptisée « raison » pour la circonstance. Il est clair en effet que le concept d’interprétation n’est pas vraiment trouvable dans l’œuvre de Winstanley : il ne propose à aucun moment la moindre technique permettant de comprendre les passages obscurs de l’Écriture ; on peut même dire que son refus des « constructions » est un refus de principe de l’idée d’interprétation. Et lorsqu’il commente un passage de la Bible, il affirme simplement : voici ce que j’y trouve. Winstanley ne propose cependant aucun critère discursif de la rationalité. Il se réfère tout d’abord à la conscience : celui qui fait passer le délire de son imagination pour une révélation sait qu’il est un menteur : il a donc la conscience troublée. Vieil argument auquel on peut toujours opposer la même objection : que peuvent en savoir les autres ? Un second critère est donc nécessaire : toute affirmation contraire à l’unité essentielle de l’humanité, voire de l’univers entier, est par définition contraire à la raison et ne peut donc être contenue dans les Écritures. Entre par exemple dans cette catégorie la croyance à la prédestination ou aux châtiments éternels. Dans sa fragilité même ce critère va nous permettre de comprendre à la fois le système de lecture de la Bible mis en oeuvre par Winstanley et la profonde ambiguïté du statut accordé par lui à ce système.
La totalité des Écritures peut selon Winstanley être résumée en un unique message, condensé en ce verset de la Genèse (3,15) où Dieu dit au serpent : « j’établirai une inimitié entre toi et la femme, entre sa race et ta race : celle-ci t’écrasera la tête, et toi, tu la viseras au talon ». Il s’agit du passage biblique le plus cité par Winstanley, qui le formule toujours en ces termes : « la semence de la femme écrasera la tête du serpent ». Cette promesse divine, qui n’est autre qu’une prophétie du rédacteur de la Genèse, se réfère sans aucun doute possible au second avènement du Christ. Paraphrasant Colossiens 1,13, Winstanley écrit en effet dans La venue du jour de Dieu, que « les Écritures nous signifient simplement que Jésus Christ est le fils unique et le pouvoir de Dieu, par lequel il soumettra le pouvoir des ténèbres et placera les pécheurs dans son propre royaume et dans sa propre gloire » [27]. Affirmation dont cet ouvrage a pour objet de montrer qu’elle n’est vraie qu’à condition d’admettre que le véritable Christ est le Christ intérieur, destiné à régner en tout homme. Il est exact que le point de vue à partir duquel Winstanley lit l’ensemble des Écritures semble très vite se modifier. Il écrit ainsi dans L’étendard déployé des vrais niveleurs que « toutes les prophéties, visions et révélations de l’Écriture, des prophètes et des apôtres au sujet de la vocation des juifs et de la restauration d’Israël s’inscrivent dans un même ouvrage : faire de la terre un trésor commun » [28]. Si le déplacement d’accent est incontestable, il n’y a pas pour autant rupture : l’avènement du Christ intérieur est désormais pensé comme inséparable de sa contrepartie externe, sur laquelle l’œuvre de Winstanley insistera de plus en plus. Mais cette modification du point de vue conduit Winstanley à introduire de nouvelles références bibliques. En premier lieu apparaît le passage de la Genèse (1,26) où Dieu donne autorité aux hommes sur l’ensemble de la création - et Winstanley insiste sur le passage du singulier au pluriel (« faisons l’homme à notre image, et qu’ils aient autorité sur les poissons de la mer... ») dans lequel il voit un argument incontestable en faveur de la propriété collective de la terre. De même voit-on apparaître l’inévitable référence à Actes 4,32, où les Apôtres mettent tout en commun. Winstanley commente encore abondamment cette référence paradoxale qu’est la division de la terre de Canaan, dont il tient avant tout à montrer qu’elle n’implique pas, du moins en principe, la propriété privée : la division de la terre n’empêche pas les tribus d’appartenir à « une seule maison d’Israël » ; et au sein de chaque tribu la propriété n’est pas privée, mais collective [29]. Il est vrai, bien entendu, que de nombreux autres textes supposent la propriété privée, en particulier la loi mosaïque. Mais il ne faut pas oublier que Moïse n’était que « l’homme le plus parfait de son temps », qui se contentait de « diriger les corps par une loi extérieure de justice » : tributaire de son époque, il ne pouvait que « limiter chacun dans ses propriétés » [30]. On pourrait multiplier les références ; ainsi par exemple le chapitre 7 du livre de Josué, qui raconte le châtiment d’Acan, coupable d’avoir touché l’anathème, a un sens transparent aux yeux de Winstanley : il s’était approprié le bien commun [31].
La démarche de Winstanley consiste donc à ramener l’ensemble des Écritures à un message extrêmement simple. Un tel travail de réduction est lui-même organiquement lié à un certain nombre d’opérations. Winstanley procède tout d’abord à ce que l’on pourrait une typologie généralisée. Moïse, par exemple, est bien entendu une figure du Christ, de même qu’Adam, Noé, Abraham, Isaac, Jacob, David etc. D’une manière générale, Winstanley admet parfaitement que les événements décrits, et le message énoncé dans le Nouveau Testament accomplissent ceux de l’Ancien Testament. Mais l’essentiel n’est absolument pas là. Si Moïse est un type de ce corps singulier appelé Jésus Christ, ce dernier est lui même un type du véritable Christ, c’est à dire du déploiement universel de l’Esprit dans le corps de chaque homme [32]. Il devient alors possible de soutenir que les Écritures elles mêmes nous enseignent qu’à une époque où l’Esprit commence effectivement un tel déploiement, suivre à la lettre le message des Apôtres serait aussi erroné que continuer à pratiquer à la lettre la loi de Moïse après la venue du Christ historique [33]. Sur ce point, Winstanley s’appuie ici systématiquement sur II Corinthiens, 5,16, où Paul dit ne plus connaître le Christ « selon la chair », et Romains, 8,8-11, où il parle du « Christ en vous » - textes que Winstanley cite toujours ensemble.
Cette première opération n’a elle même de sens qu’accompagnée d’une seconde, explicitement revendiquée par Winstanley. S’adressant à ses détracteurs, il écrit ainsi dans La nouvelle loi de Justice : « Je dois vous déclarer qu’avant d’éprouver une paix véritable, vous devez voir et ressentir à l’intérieur de vous mêmes tout ce que vous appelez l’histoire... et dont vous faites votre idole » [34]. Et il donne immédiatement une liste exhaustive d’exemples : Adam, Caïn et Abel, Abraham, Moïse, la terre de Canaan, Judas, le Christ au tombeau et son ascension, le paradis et l’enfer, les bons et les mauvais anges, tout cela doit d’abord être compris comme désignant des réalités intérieures à chaque homme. Si en effet le Christ est d’abord un principe intérieur autour duquel est centré l’ensemble des Écritures, la cohérence exige qu’il en aille de même de tous les êtres qui y sont évoqués. Le récit favori de Winstanley est ici celui de la chute. La réalité historique des événement décrits n’a pour lui à peu près aucune importance. Le jardin d’Eden représente l’humanité en général, et chaque homme en particulier ; les fleuves sont les cinq sens, l’arbre de vie le principe de la « connaissance pure » ou de l’expérience, l’arbre de la connaissance du bien et du mal celui de l’imagination, cause de la chute. Et la chute est elle-même, nous l’avons vu, le processus toujours recommencé d’aliénation dans les objets extérieurs. Voilà pourquoi « nous voyons tous les jours Adam déambuler sous nos yeux » [35]. Et dans la mesure où cette aliénation se consolide avec l’avènement de la propriété privée, on comprend facilement que la nouvelle orientation de la démarche de Winstanley le conduise à remanier son interprétation de la chute, qui finit par être identifiée à l’instauration de la propriété privée [36]. Winstanley éprouve également le besoin de commenter les passages apparemment contraires à ses thèses. Ainsi l’Ascension du Christ ne doit elle pas être prise à la lettre : il s’agit en fait d’une montée de l’esprit dans les Apôtres, c’est à dire de l’avènement en eux de la raison [37].
Ces deux premières opérations sont elles mêmes indissociables d’une troisième. La conjonction d’une typologie généralisée - et donc d’une projection vers l’avenir non seulement de l’Ancien, mais du Nouveau Testament - et de l’insistance mise par Winstanley sur la dimension intérieure - et donc à ses yeux simplement humaine - va lui permettre une réintroduction de l’histoire. Si l’histoire était initialement congédiée pour couper court au culte de ce que Winstanley appelle « Dieu extérieur », c’est exactement pour les mêmes raisons qu’elle fait retour. C’est dans l’histoire que les prophéties bibliques seront réalisées, et non à travers une rupture avec elle. Le second avènement du Christ doit être compris comme le terme d’un processus historique, dont la venue de l’homme Jésus Christ n’a elle même constitué qu’une étape. Obscurément annoncée dans les Écritures, cette histoire dont Winstanley estime qu’elle va prochainement atteindre son terme en Angleterre, permet d’éclairer rétrospectivement bon nombre de prophéties apocalyptiques, dont la compréhension contribuera sans doute à accélérer le processus. Par delà les évidentes différences, Winstanley s’inscrit ici dans la tradition inaugurée par le « Livre des martyrs » de John Foxe, l’un des deux seuls livres cités dans toute son œuvre [38]. Winstanley accorde ainsi une importance toute particulière à l’expression « un temps, des temps, et la moitié d’un temps », employée en Daniel 7,25 pour désigner la durée pendant laquelle les saints seront persécutés, et reprise entre autres en Apocalypse 11,11 sous la forme des trois jours et demi pendant lesquels les deux témoins seront morts avant de ressusciter. Le premier temps désigne les persécutions des Chrétiens sous l’Empire romain, le deuxième temps celui de l’Église catholique, et le troisième celui de l’Épiscopat ; quant au demi temps, qui dans sa formulation anglaise (« dividing of time ») est aussi le temps divisé, il s’agit de l’époque contemporaine où les différentes églises et sectes se livrent un combat sans merci. Dans le même ordre d’idées, les quatre bêtes de Daniel, 7,3 sont les quatre aspects indissociables du pouvoir d’oppression dont l’Angleterre est en train de se libérer : pouvoir royal, lois, « achat et vente » et clergé.
Nous pouvons désormais revenir à notre question initiale : les Écritures constituent-elles aux yeux de Winstanley une preuve de la validité de ses positions ? Dans la mesure où l’idée de preuve n’est pas chez lui théorisée, cette interrogation ne recevra jamais de réponse univoque. On peut, en gros, retenir le schéma suivant : plus la réflexion de Winstanley est centrée sur les problèmes extrêmement concrets de la constitution d’un sujet collectif, plus il lui faut une argumentation qui parte des besoins réellement éprouvés par les hommes destinés à former un tel sujet. A cela s’ajoute le fait que les lecteurs potentiels sont multiples : si en un sens le « commun peuple » est toujours son premier destinataire, ses textes sont à chaque fois adressés à un public spécifique : l’un « aux pouvoirs d’Angleterre et à tous les pouvoirs du monde », un autre « à tous ceux qui s’appellent eux mêmes ou sont appelés Seigneurs des Manoirs », un autre à la Chambre des Communes, un autre « à la Cité de Londres et à l’armée », un autre à l’ensemble des Églises, deux autres au général Fairfax, un autre à Cromwell etc. Le désir de convaincre ses adversaires et de les rendre partie prenante du sujet collectif à venir le conduit à énoncer des positions susceptibles à ses yeux d’entraîner leur adhésion. La démarche acquiert ainsi une dimension économique, sociale, juridique et politique et met de plus en plus en œuvre une argumentation qui se veut discursive. Dans cette mesure même, la valeur de preuve des Écritures semble largement compromise. Un tel résultat est en un sens l’aboutissement des premiers écrits de Winstanley, dans lesquels il soutient que le sens des Écritures n’est lui-même compréhensible qu’à partir d’une révélation qui ne peut découler de leur seule lecture. Et pourtant le statut des Écritures ne se réduit jamais à celui d’une pure illustration : d’une certaine façon elles constituent malgré tout une sorte de garant ultime. Car les thèses de Winstanley ne reposent en fin de compte que sur sa conviction intime. Il sait que ses arguments ne prouvent pas réellement que la terre doit être cultivée en commun. Il sait que son œuvre constitue comme un coup de force basé sur la simple affirmation que la raison montre qu’il doit en être ainsi. Mais il connaît également le danger d’une telle opération, de ce que l’on pourrait dénommer un « ultrasubjectivisme », dont il ne veut en aucune manière prendre le risque. Les conditions réelles de la constitution d’un sujet collectif ne pouvant être pensées jusqu’au bout, il reste essentiel de les justifier par une position finaliste, dont les dangers ne peuvent eux-mêmes être évités que par la référence jugée par tous incontestable au texte des Écritures. De façon plus générale, le statut de l’Écriture chez Winstanley doit être mis en rapport avec sa conception de Dieu et de la nature. La logique de l’immanence le conduit parfois à une démarche qui évite le finalisme : lorsqu’il affirme par exemple que la raison est présente dans l’univers entier, et pas seulement chez l’homme, il désigne quelque chose comme une loi interne à chaque chose singulière, mais rendue largement impuissante par le jeu des autres choses singulières. Mais par ailleurs Winstanley est bien loin d’imaginer que Dieu modifié en Cromwell puisse combattre Dieu modifié en Charles I. Un comportement contraire à la raison demeure bel et bien contre nature. Et cet avènement de la raison qu’est la communauté de la terre n’est vraiment justifié que parce qu’il est destiné dès l’origine à se produire. Contre les intentions fondamentales de Winstanley, son finalisme renvoie presque inévitablement à ce qui est au moins un résidu de transcendance. Transcendance qui, cristallisée dans les Écritures, permet de donner un fondement au prophétisme rationnel dont Winstanley se veut le représentant.
Winstanley est ainsi à la croisée des chemins. Si ses tout premiers textes proclament joyeusement le second avènement du Christ à travers la fin des Écritures, ces dernières n’en finissent pas de faire retour au sein de ce que l’on pourrait considérer comme un deuil inachevé.